« Laisse faire la honte Réjean…
Si on peut pas jaser avec les amis quand on file pas,
j’appelle pas ça des amis. »

Dans la famille des découvertes BD francophones, je voudrais le québécois. Magasin Général, pour être précis, est une sublime série dessinée par Régis Loisel et Jean-Louis Tripp, dessinateurs aguerris.

Chronique paysanne et peinture sociale, Magasin Général raconte l’histoire de la communauté rurale de Notre-Dame-des-Landes dans le Québec des années folles. Il s’agit moins d’un récit unique que d’histoires entremêlées, celles des habitants de la campagne québécoise, en plein cœur d’une époque de grandes transformations. Pourtant du contexte historique on ne saura rien, car la série se consacre uniquement à la vie de sa foule de personnages, chaque tome permettant d’en savoir un peu plus sur chacun.

Sur neuf albums, la série relate les transformations progressives de la vie des habitants et de leurs relations. Après la mort de Félix Ducharme le tenancier du seul magasin, sa veuve Marie se voit contrainte de poursuivre les affaires, indispensables à la vie de la communauté. Heureusement un nouvel arrivant, Serge, lui apporte son aide en ouvrant un restaurant à Notre-Dame. Cette apparition providentielle est le point de départ de l’ouverture à la modernité du village. Dans ce contexte rural le magasin est la plaque tournante du commerce de toute la communauté. C’est le lieu de toutes les rencontres, un lieu de vie et d’échange, où l’on vient non seulement commander ce dont on a besoin mais aussi discuter des nouvelles du jour. Autour de Marie et Serge gravitent une foultitude de personnages truculents ; mention spéciale au prêtre Réjean, de loin le personnage le plus profond et attachant de la saga.

Serge et Réjean
Réjean et Serge, au volant de « l’Indian »

Sans doute un peu romancée par rapport à la réalité des rapports sociaux dans la cambrousse québécois de l’époque, la série nous plonge néanmoins dans le quotidien de ses personnages sur plusieurs années. Les saisons se suivent mais ne se ressemblent pas tant que ça, car chaque album apporte son lot de nouveautés. Bien-sûr la vie est rude pour les habitants, d’ailleurs habitués à la dure. Le printemps voit le départ des hommes, partant plusieurs mois dans la forêt pour y couper du bois à destination de la ville, les vieux disparaissent, et quelques naissances ont lieu. Assez peu enthousiastes à l’apparition des premières nouveautés (le restaurant, les couples hors-mariages…) les habitants font finalement leur apprentissage de la modernité, et s’autorisent une vie un peu moins austère, égayée par le charleston et les beaux vêtements venus de Montréal. Malgré les quelques tensions et franches engueulades qui jalonnent la vie de la paroisse, les choses finissent toujours par rentrer dans l’ordre… quitte à changer les habitudes.

Il est rare que deux dessinateurs confirmés (et c’est peu de le dire) allient leurs efforts pour créer un style graphique complètement nouveau. Pour Magasin Général, c’est pourtant ce que firent Loisel et Tripp, auteurs français expatriés au Canada. Chacune des planches a été d’abord esquissée par le premier, avant d’être entièrement reprise par le second. On y retrouve la souplesse et la science du cadrage dynamique de Loisel, auxquels viennent s’ajouter les ambiances magnifiques apportées par Tripp. Au début de chaque album, une double page rappelle ce processus et les discussions par e-mails des auteurs pour montrer les apports de chacun, laissant entrevoir leur niveau de perfectionnisme concernant la réalisation de chaque planche. Enfin saluons également les très belles couleurs pastelles et sensibles de François Lapierre sur les neuf albums.

Les femmes
Les femmes dans les robes de Montréal

Si le scénario de la série a été conçu conjointement par les deux auteurs, les dialogues ont été entièrement réécrits par Jimmy Beaulieu, bédéiste québécois, pour coller avec le parler de l’époque et de la région. Mélange de français de France et du Québec, les dialogues apportent un vrai dépaysement à la série et une indéniable originalité linguistique, tout en restant parfaitement compréhensibles des deux côtés de l’Atlantique. Heureusement qu’un lexique reprend quand même les expressions principales à la fin de chaque tome. Coudonc !

Loin du naturalisme sombre à la Zola, Magasin Général est une fresque sociale bucolique et empreinte de tendresse à l’égard du Québec. Avec une sincère bienveillance, les auteurs nous font partager la vie de leurs personnages, sans juger leurs actes ni leurs manières de penser, et sans moraliser leurs interactions. A l’heure où les campagnes d’Occident continuent de se vider et où la ruralité se fait partout plus rare, Magasin Général est un hymne au Québec et à ses campagnes, une vibrante déclaration d’amour à la vie paysanne. D’ores et déjà, c’est un classique du genre.

-Saint Epondyle-

Fête à Notre-Dame-des-Landes
Jour de fête à Notre-Dame

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