Svetlana Alexievitch est une autrice à la croisée du journalisme et de la littérature, dont tout le travail tourne autour du fait de donner la parole aux témoins d’événements majeurs de la Russie soviétique. Mon seul contact avec l’auteure était, avant La guerre n’a pas un visage de femme, une tentative de lecture de La supplication dédiée aux témoignages des survivants liquidateurs de Tchernobyl. Lecture qu’à l’époque je n’avais pas réussi à finir tant elle était éprouvante.
La guerre n’a pas un visage de femme donc est un recueil de témoignages de femmes soldates ayant combattu dans l’Armée Rouge au cours de la Seconde Guerre Mondiale. C’est un ensemble de points de vues orientés par cette double spécificité : les narratrices successives sont 1/ d’anciennes soldates de la Russie soviétique et 2/ des femmes. Ce qui, et c’est le propos du bouquin, leur donne un regard différent de celui des hommes, un regard centré sur d’autres réalités que la Grande Histoire héroïque (et propagandiste) reconstruite après coup par le régime stalinien de l’après-guerre. Il est vrai, quoiqu’il en soit, que l’armée de l’époque (et je gage aujourd’hui encore) était un milieu essentiellement masculin, pensé par et pour les hommes, et que le bouquin de Svetlana Alexievitch a le mérite incontestable de donner la parole à ces grandes oubliées de l’histoire.
J’ai toujours été fasciné par la guerre, surtout celles du vingtième siècle. L’idée que nos vies, nos rêves, l’ensemble de ce que nous sommes, avons été et voulons être puisse être broyé par une machinerie immense de destruction totale me fascine. Le livre de Svetlana Alexievitch confirme cette idée, toutes les femmes qui y témoignent parlent de leurs vies d’avant, et de la grande entreprise d’annihilation dans laquelle elles cherchèrent à survivre – mais surtout à perpétuer la vie elle-même. La vie normale, d’avant, dans laquelle on se maquille et l’on porte des robes plutôt que des treillis et des bottes trois fois trop grandes car prévues pour les hommes (exemples donnés dans le livre, teintés par l’époque).
De nombreux témoignages de La guerre n’a pas un visage de femmes se positionnent dans ce registre : comment trouver une bulle respirable dans l’horreur, pour surnager et rester soi-même ? Il y a une quête identitaire de ces femmes des années 40, inspirées voire formatées par la propagande stalinienne et la place dévolue aux femmes dans cette dernière, plongées dans un univers criblé de références masculines. Ces femmes-là ont bien des histoires à raconter, des histoires qui font plus de place à leurs ressentis et à la critique car moins engluées derrière le masculinisme patriote auquel les hommes étaient, apparemment, particulièrement sensibles parce qu’ils en étaient les cibles principales.
J’avais commencé La guerre n’a pas un visage de femme en guise d’inspiration rôliste. Je comptais y puiser de la matière pour jouer à Night Witches, jeu dans lequel on incarne des soldates russes d’un escadron bien réel de bombardiers. Comme je le disais ici, je pensais y puiser une sorte d’hommage, en incarnant des situations inspirées de la vie réelle. Pour tout vous dire, la violence des témoignages et l’atrocité de cette guerre m’a totalement passé l’envie de jouer avec. Il y a quelque-chose d’abominable et d’irrespectueux à jouer avec ces épisodes qui n’ont rien d’héroïque et dont les protagonistes femmes et hommes doivent d’abord être considérées comme des victimes. Finalement, je pense qu’une partie de JdR peut aisément s’inspirer des films de guerre plus que de la guerre elle-même. Il est sans doute bon d’imposer une certaine distance d’avec l’horreur via la fiction.
La guerre n’a pas un visage de femme est de ces témoignages abominables et nécessaires. L’autrice y fait œuvre d’un travail de fond pour rendre visible cette parole confisquée, de ces milliers de femmes sacrifiées elles-aussi sur l’autel des nationalismes et des idéaux guerriers. Ces mêmes femmes dont il est indispensable de rappeler le sacrifice moins pour en glorifier la grandeur, que pour en souligner l’iniquité et la violence.
~ Antoine St. Epondyle