Au fond du gouffre du web avec le Tryangle Δ

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Le Tryangle Δ est un site Internet que je suis depuis des lustres, sorte de recueil de témoignages et de pratiques étranges, inimaginables parfois. Un recueil d’inspirations pour se décentrer l’esprit et fendre la normalité du monde, ce qui est une hygiène de vie.

Sauf que l’on ne parle pas ici de science-fiction mais de recherches réelles, sur le monde contemporain et ses habitants. Des pratiques hallucinantes et parfois choquantes (plein de liens ci-dessous), qui révèlent que le monde est souvent plus étrange que ce à quoi on pourrait le réduire, et qu’Internet est [encore] une fenêtre fabuleuse sur tout ça. Elles permettent aussi de sonder les abyssales profondeurs des vies de nos semblables et de considérer parfois avec bonheur, parfois pas, à quel point tout est possible.

Je nourrissais donc depuis longtemps le souhait de rencontrer Théodore Ferréol, instigateur et auteur du Tryangle, pour évoquer avec lui cette activité incroyable qu’est la plongée dans les eaux profondes du web. Une plongée dont le Manifeste du Tryangle ci-après donne déjà un aperçu.

Le Manifeste du Tryangle

Le TRY∆NGLE est un cabinet de curiosités qui fait la part belle aux histoires les plus étranges de notre époque et des précédentes. C’est un rendez-vous pour explorateurs de contrées lointaines, collectionneurs de mœurs étranges et adeptes du bizarrisme.  

Cabinet de curiosité créé en mars 2012, le Tryangle rassemble déjà plus de 500 articles sur des sujets aussi variés que la place de la bière dans les cultes druidiques nordiques, le fantasme d’être enterré vivant ou les origines du mythe de la terre creuse.

  • Cultes insolites, gendarme chasseur de fantômes, artiste toqué, le Tryangle se consacre à toutes les histoires étranges qui peuvent apporter un gramme de mystère dans une époque écrasée par le positivisme.
  • Le Tryangle est un webzine sur l’exploration de l’esprit humain, des recoins les plus sombres de sa psyché et des pics les plus élevés de sa folie. Ce sont les voies de notre sagesse.
  • Le Tryangle n’a pas pour objectif d’asséner une opinion sur ce dont il parle, il vit au contraire dans une zone neutre, bien plus salvatrice et nécessaire de nos jours que le radotage angoissant des éditorialistes. Nous ne sommes ni complotistes, ni anti-complotistes, ni un maillot à pois.
  • Le Tryangle est le fait d’un groupe de personnes étranges (et adorables) qui pratiquent, ou veulent apprendre à pratiquer, le bizarrisme.

Le Tryangle a une méthode, l’internetomancie. Une transe qui mène à confier une association d’idées intuitives à votre moteur de recherche. C’est une invocation à réserver aux plus avisés qui devront s’aventurer dans les forêts vierges du mode prédictif de google, dans les tréfonds de l’inconscient collectifs et des zones sombres de notre époque.

Le Tryangle flotte dans une galaxie grande comme une boule de bowling.

Ses références sont – notez s’il-vous-plait – l’intermediarisme fortéen, le taoïsme de Tchouang Tseu et les Golgothas gravis à toute vitesse par des Christs à vélo chez  Alfred Jarry. Il se trouve sur un monde où la roue de Duchamps a été reproduite en hyperréalisme par Maurizio Cattalan. Un endroit où Pierre Dac échange des traits d’humour avec Fox Mulder et Diogène, et dans lequel Erik Satie s’évertue, après les gymnopédies et les gnossiennes, à inventer un nouveau style sur un piano sans corde : la philorobie, gymnastique auriculaire consistant à ne jouer que de ce doigt-ci jusqu’à ce qu’il muscle. Une vraie musique tryangulaire. C’est un monde où Méliés vit sur la lune et rêve d’envoyer un obus dans la cornée de la terre. C’est une dimension où les OVNIS, c’est nous.

Voici le compte-rendu de nos échanges.

Attention, plusieurs des liens ci-dessous comportent des images trash, dégradantes et/ou choquantes, des discours complotistes et des choses que vous ne voulez pas forcément connaître. Cliquez à vos risques et périls.

Rencontre avec Théodore Ferréol pour le Tryangle

Antoine : Le Tryangle se présente comme un cabinet de curiosité du weird ; sorte de passerelle entre le monde « écrasé par le positivisme » et sa part d’ombre, aux confins de la psyché humaine. Le but du jeu, d’après votre Manifeste, est d’apporter « un gramme de mystère ». C’est une réaction, d’après ce que je comprends, à la surexposition de nos sociétés où tout est en pleine lumière. Et paradoxalement c’est aussi une façon de sortir de l’ombre ce qui y prospérait, pour l’afficher. Tu nous en dis plus sur la démarche bizzariste ?

Théodore Ferréol : Le bizarrisme, c’est un homme et un dauphin qui tombent amoureux.

C’est l’histoire de Malcom Brenner, alors jeune photographe vivant en Californie. Quand il rencontre un dauphin femelle appelé Dolly, il est envahi par le sentiment étrange que ce dauphin et lui sont connectés. Il franchit alors les frontières de la légalité pour tenter d’avoir des relations… dolphinophiles. La presse s’est contenté des détails « techniques » de cette sombre affaire alors que, lorsqu’on écoute Brenner ou que l’on lit son roman sur sa relation avec Dolly, son récit, tout comme ses propos, sont déroutants… et passionnants. Engagé pour la cause animale, végan et antispéciste, Malcolm Brenner voit dans sa relation zoophile quelque chose avoisinant l’expérience de sortie de corps. Il affirme que l’être humain n’est pas défini par sa biologie, son genre ou même son espèce et déclare qu’il y a plus d’amour dans une relation zoophile que dans une usine d’abattage de volailles.

Le bizarrisme, c’est ça. Ça consiste à aller à la rencontre de discours perturbants, inattendus, parfois choquants, non pour s’en moquer ou pour leur donner raison, la zoophilie étant (dois-je le rappeler) une forme de cruauté animale, mais pour essayer d’en dégager des leçons – et de bousculer nos croyances. Autrement dit, il ne s’agit pas d’encourager qui que ce soit à tripoter des dauphins, mais d’écouter ce que l’histoire de cet homme peut nous apprendre sur les ressorts inexpliqués de l’esprit humain – et donc sur nous-même.

Tout au long de mes recherches, j’ai croisé des gendarmes chasseurs de fantômes, des mèmes qui devenaient des monstres ou qui bouleversaient des élections, des militants qui veulent que l’humanité entière se laissent disparaître, une secte qui divinisait une loutre, un inventeur qui a créé un anneau d’immortalité à base de Ginseng, des hommes qui fantasment sur les fers à repasser et des alchimistes qui discutent de la pierre philosophale sur Facebook. Et à chaque fois, j’ai eu l’impression, grâce à ces histoires outrancières et bizarres, de mieux comprendre l’époque dans laquelle nous vivons.

On peut quand même avoir l’impression d’une collection de fous furieux. Peux-tu m’en dire plus sur le « positivisme » qui te semble omniprésent (on parle pourtant de « sinistrose ambiante » au moins autant et la « collapsologie » à la mode n’aide pas) et du « radotage angoissant des éditorialistes » que votre Manifeste fustige ?

J’aime les furieux, tu sais.

Mais c’est le positivisme scientifique que je pointe du doigt, et tout discours trop affirmatif. J’ai la phobie des certitudes. Nous vivons une époque paradoxale où l’humanité est à la fois plus connectée, et plus divisée que jamais. Chacun a ses convictions, scientifiques ou pseudo-scientifiques. Chacun se bricole une réalité avec des restes, des décombres, aux origines non contrôlés. Sans surprise, plus les discours sont « instables », plus on les crie fort, et on les radote, avec un appétit de ressemblance moutonnière que je trouve très angoissant. C’est en doutant et en acceptant la part de mystère irréductible des choses que l’on peut développer notre humilité par rapport au réel, que l’on peut devenir un peu plus sage. Ces furieux, souvent solitaires, sont là pour nous y aider.

Après des années de « weirdologie », d’excavation « des recoins les plus sombres de [nos] psychés et des pics les plus élevés de [nos] folies », quelle sagesse as-tu découvertes ? En quoi cette exploration nous en apprend-elle, et sur quoi au juste ?

Ce sont les recoins sombres qui nous éclairent. En se penchant sur un illuminé ou une bande de marginaux aux pratiques bizarres, on en apprend beaucoup plus sur le futur qu’en lisant les prédictions des prospectivistes. Ceux qu’on appelle des « cinglés » sont toujours à l’avant-garde ! Après tout, les grandes révolutions sont souvent l’œuvre d’êtres humains singuliers, moqués par leurs contemporains… parfois à tort. Ce qui me touche aussi, c’est que ces recoins sombres nous illuminent par leur beauté et leur poésie. « Le beau est toujours bizarre », écrivait Baudelaire. Le contraire est vrai aussi.

Cependant, je ne dirais pas qu’il s’agit vraiment d’apprendre : il s’agit moins de découvrir de nouvelles sagesses que d’essayer de les bousculer. Rien n’est plus morbide qu’une certitude. Notre prisme de compréhension du réel est cassé comme on a pu le voir autour des fake news, où l’on semble tout vouloir classer entre le vrai et le faux, entre l’information et la désinformation, entre la science et la magie. Par empressement de prendre parti sur un réseau social, on restreint notre champ de vision alors que c’est justement dans l’angle mort qu’il faut regarder. En somme, le Tryangle est un travail de désorientation nécessaire : nous ne sommes jamais plus proche de trouver la vérité que quand nous sommes complètement perdus.

L’avenir serait un mélange de soupeurs, de fana de fers à repasser, de culte de l’euthanasie et de bombardements via 4chan alors ? Ça me semble radieux.

Finalement, tu fais plus un constat d’omniprésence d’une « réalité » imposée que d’une fragmentation de ce concept ? Où la réalité est-elle carrément en train de voler en morceaux ?

Je ne prétends pas connaître l’avenir. Je pratique le Tarot, par exemple, un jeu de symboles, qui est un merveilleux outil pour aider quelqu’un à connaître et interpréter son présent, et ce qu’il porte en germe. On peut voir des choses se déployer, des années à l’avance. L’Eglise de l’Euthanasie, que tu évoques par exemple, n’a jamais autant été d’actualité. Reconnue officiellement le 25 mars 1994 comme religion dans l’Etat du Delaware, la Church of Euthanasia milite pour le suicide rapide de l’Humanité pour sauver la planète. Mi-dada, mi-groupe d’électro, ce groupe créé par le musicien transgenre Chris Korda est un groupe antispéciste, végan et antihumaniste, qui annonce les mouvements d’écologie radicales d’aujourd’hui. Quand Chris Korda chantait « Save the planet, kill yourself », prônant la vasectomie pour tous les hommes, elle annonçait des tendances de fond de nos sociétés occidentales actuelles, où le refus d’avoir des enfants devient un acte politique.

La réalité est un champ de bataille, où le combat s’intensifie avec la disparition des grands systèmes de pensée et de croyance. Aujourd’hui, il y a une vraie conscience de la valeur de l’attention et du danger potentiel de s’exposer à une information. La fabrique du réel est un business florissant. Du coup, paradoxalement, notre monde redevient ésotérique, codé, magique ! Nous avançons dans une « forêt de symboles ». La réalité vole en éclat ? Tant mieux ! En s’effondrant, elle se réenchante et se peuple de mystère. Je pense que la société de l’hyper-information nous a refait prendre conscience que l’homme ne pouvait que rarement échapper à la pensée magique.

Alors qu’un tout petit nombre de sites Internet géants drainent de plus en plus de trafic, c’est fascinant de voir que le web regorge aussi de choses à ce point décalées de la norme. C’est par Google que tu déniches toutes ces histoires, ces choses, ces contacts ? Quelles sont tes méthodes « d’internetomancie » pour naviguer dans les eaux les moins surnageantes de nos réseaux ?

La méthode, c’est l’internetomancie. C’est un mot que j’ai emprunté à Pacôme Thiellement et Thomas Bertay, écrivains et vidéastes, auteurs du Dispositif. C’est une transe sur ordinateur qui a pour but de canaliser les plus profondes peurs et les plus profonds fantasmes de l’humanité en quelques secondes, en utilisant la toute-puissance des algorithmes et la magie des technologies de l’information. Autrement dit : Google et un esprit tordu.

Aujourd’hui, les gens ne vont plus à confesse, ils vont sur Google. Tout le monde vient s’agenouiller devant le Dieu ordinateur pour y confesser des pensées intimes et chercher la satisfaction de ses besoins, que ce soit d’obtenir un beau marteau pour réparer l’armoire, un ingrédient pour un rituel magique d’invocation d’Ange Gardien ou un costume de poney taille adulte pour une orgie, tout ça passe par la même petite porte magique de Google. Une porte ouverte sur l’inconscient collectif, sur des rêves et des cauchemars étranges.

Ça commence par la formulation d’une requête Google, et c’est là que je dois chercher au fond de ma tête pour y trouver des pensées biscornues (j’avoue, j’ai un don pour ça), quelque chose qui me paraît si bizarre et incongru que cela ne peut pas exister… Si vous le faites, vous verrez, c’est toujours la même chose : à chaque fois, non seulement vous découvrez que vous n’êtes pas du tout les seuls à avoir eu cette pensée, mais en plus qu’il y a des centaines ou des milliers de gens qui se réunissent autour de cette idée, sur des forums ou en réel, parfois depuis des siècles. C’est comme ça que j’avais découvert le sungazing, la claustrophilie et le récentisme. L’astuce, c’est aussi de se servir de suggestion du Google autocomplete pour se guider.

J’ai poussé encore plus loin cette forme d’évocation en identifiant des requêtes étranges, et en devenant la référence sur celle-ci. Aujourd’hui, si vous tapez « Je veux devenir illuminati » en France, vous tombez sur le Tryangle. Résultat ? Je reçois tous les jours des messages de personnes persuadés que j’en suis un. Ce qui est (sans doute) faux.

Ce qui est fascinant là-dedans c’est notamment que les auto-suggest et les résultats remontés trahissent – d’une certaine manière – les confidences faites à Google par les internautes à la recherche de réponses bien spécifiques. J’y vois une manière de détourner l’algorithme en trouvant ce que, justement, tu ne cherchais pas. Je trouve cette technique passionnante (et j’imagine pas très différente de celle que devait utiliser Antoine Daniel à l’époque de What the cut).

En parlant de nouvelles technologies, quels sont les mouvements de fond qui promettent un avenir radieux aux pratiques marginales à ce niveau (body-hacking, sexbots, cultes numériques…) ? Faut-il s’attendre à un monde totalement cyberpunk ?

Pour citer Sarah Michel Gellar, l’actrice de Buffy, jouant une prostituée mystique dans un film que j’adore, Southland Tales, je pense que le « futur va être encore plus futuriste qu’on ne le pensait ». J’imagine une nette résurgence du mystique et du religieux à travers les technologies, ce qui est logique. L’homme cybernétique n’est plus qu’un élément au sein d’un réseau. On prétend que cela « l’augmente » en le dotant de plus en plus de pouvoir, mais un mot cache souvent une réalité contraire : en réalité, ce cyber-humain est le maillon faible d’une technologie dont il n’est plus qu’un membre vestigial. Les transhumanistes valorisent beaucoup le rôle des technologies prosthétiques pour donner à des personnes handicapées des capacités physiques qui dépassent celles de gens qui ne le sont pas. Or, ce sont ces technologies qui font de nous des « handicapés ». Donc oui, un monde cyberpunk, avec un bon arrière-goût de « No Future ».

~ Propos recueillis par Antoine St. Epondyle

Un grand merci  à Théodore, grand ordonnateur du Tryangle, pour cet entretien passionnant ! Allez voir son travail, c’est de l’inspiration en barre.

A lire : Le Tryangle, cabinet de curiosité du web

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