A quoi tient le succès des pratiques de sexe virtuel qui, sans être nouvelles, vivent une forme d’essor depuis ces dernières décennies ? Parallèlement à une diversification des pratiques sexuelles, l’artiste cyberpunk Yann Minh suggère que la démocratisation des technologies liées à la sexualité relèverait d’un mouvement de reconnexion aux autres et à soi dans un monde occidental enfermé par des villes surpeuplées, et des conditions de vie dégradées (par la distanciation sociale, par exemple) qui feraient du sexe connecté une échappatoire idéale à la réalité.
Dans son ouvrage consacré aux villes de science-fiction Station Métropolis Direction Coruscant, le sociologue Alain Musset note qu’en 2050 65% des terriens devraient vivre dans des villes. Ces dernières devront alors (doivent déjà, en fait) trouver de nouvelles manières d’habiter et de cohabiter à mesure de l’augmentation de leur population. [1] C’est dans cette optique que Yann Minh imagine comment la cohabitation future de l’humanité ultra-connectée avec elle-même pourrait passer par le développement des interactions sociales et physiques complexes à travers les interfaces numériques immersives. Ou, pour reprendre les mots d’Olivier Ertzscheid « Le métavers c’est l’Oasis de Ready Player One, où l’on ne se déploie, là-bas, que parce que l’on est fondamentalement empêché ou entravé, ici. »
Sexe virtuel et villes cyberpunk
Et Yann Minh il sait de quoi il parle puisque son terrain d’expérimentation artistique est justement orienté vers les possibilités technologiques de ce genre, depuis les années 80. Son NøøMuseum est déjà en soi une œuvre expérimentale et évolutive, un support pédagogique permettant l’ancrage mémoriel par l’expérience et une galerie dédiée à l’histoire de la cyberculture, de la cybernétique et du cybersexe.

Et il n’est pas le seul à imaginer que les villes de demain puissent devenir (encore plus) concentrationnaires, surpeuplées et ségrégationnistes. C’est aussi le postulat de Mike Davis dans Au-delà de Blade Runner, Los Angeles et l’imagination du désastre. [2] Pour Minh comme Musset ou Davis, les mégalopoles du futur risquent de ressembler aux conurbations tentaculaires décrites dans la science-fiction cyberpunk : des villes dont l’entassement maximum des habitants dans un minimum d’espace rendrait la vie impossible sans un accès général aux divertissements connectés. Player One, roman d’Ernest Cline paru en 2011 et donnant lieu à l’adaptation par Steven Spielberg citée ci-dessus, illustre bien ce type d’univers où des divertissements immersifs ultra-réalistes permettent d’assurer tant bien que mal la cohabitation.
Cette vision, teintée de rétrofuturisme, peut paraître ringarde à bien des égards, aveugle qu’elle semble être aux possibles futurs exodes urbains, aux tensions climatiques rendant incertain voire impossible le déploiement exponentiel de technologies numériques, et aux modifications du tissu social permises, justement, par la connexion au réseau (le télétravail permettrait de ne plus vivre en ville par exemple). Il n’empêche, elle reste passionnante dans ce qu’elle permet d’entrevoir d’un futur possible et surtout d’un présent ô combien cyberpunk de nos civilisations occidentales.
L’ancien quartier de Kowloon, à Hong Kong, incarne l’image paroxystique de cet imaginaire cyberpunk, qui laisse entrevoir que le présent a déjà des points communs avec ces visions du futur.

De même que les photos célèbres de mers de paraboles au-dessus des favelas de Rio, ces images illustrent la capacité des divertissements télévisuels et numériques en matière de maintien de la paix sociale dans des conditions de vie indigentes. Elles laissent imaginer un avenir, classique en science-fiction, où la population serait maintenue sous contrôle par le pouvoir normalisateur et aliénant des écrans (Matrix), et cette remarque s’étend bien sûr aux industries des divertissements connectés qui développent leurs stratégies de captation de l’attention et de rétention des utilisateurs bien plus loin que ne le pouvait la télévision en son temps.
Lire à ce propos mon article Black Mirror, Netflix et trahison.
Cyberespaces sensibles
Au regard des chiffres du porno sur l’Internet actuel, la plupart des spectateurs de Ready Player One auront compris que l’usage principal de l’Oasis et des combinaisons haptiques hors-de-prix ne se limitait pas aux jeux de courses. Pour reprendre le terme de l’auteur William Gibson : les réseaux sociaux, sites de streaming, jeux vidéo en ligne, sites pornographiques et autres espaces numériques partagés sont autant de « cyberespaces » (aujourd’hui on dirait « métavers ») plus ou moins interconnectés. Ces galaxies numériques deviennent essentielles à nos vies, qu’elles enrichissent et qui parfois s’y résument, comme l’ont démontré cruellement les épisodes de confinement liés à la crise du Covid-19 dans de nombreux pays.
La vie passe désormais aussi, et de plus en plus, par les interfaces numériques qui nous connectent à ces cyberespaces et nous permettent de travailler, de nous rencontrer, de partager des expériences, de développer des relations du lien social, etc. Et les annonces tonitruantes de Méta, Microsoft et autres GAFAM de leur intention de développer de nouveaux « métavers » ne semblent pas promettre une réduction à court terme de cette virtualisation du réel. Les espaces numériques s’élargissent et améliorent à mesure leur offre d’expériences sociales et sensibles, au rythme des innovations technologiques des puissantes industries qui les commercialisent.

A mesure que ces espaces se déploient, la réalité converge partiellement avec le cliché science-fictionnel : un cyberespace devenu lieu de vie principal de milliards de personnes à mesure du rétrécissement de leurs sphères de possibilités dans « la vraie vie », pour reprendre une expression usitée mais partiellement dénuée de sens lorsque les villes surpeuplées, sur-urbanisées, polluées et quadrillées par des logiques de contrôle dystopiques offrent moins de possibilités que les mondes connectés dits « virtuels ».
Sexe connecté dans les métavers
Mais ne nous enflammons pas. Pour le moment, au contraire du monde de Player One, les échanges cybersexuels les plus courants ne permettent que peu (voire aucun) de contacts physiques entre les participant(e)s. Malgré leur diversité, ces dispositifs et pratiques se limitent essentiellement à la diffusion d’images (fixes ou vidéo), de son, de texte, de paiements – et du large éventail des possibles sensuels, imaginaires et sociaux véhiculés par ces outils. La capacité d’action des pratiques cybersexuelles se limite encore largement aux langages du web et d’un « rich media » pas si riche. Bref, le sexe virtuel est encore largement désincarné tandis que chacun(e) reste dans son propre corps, d’un côté et de l’autre du dispositif technique. Médiation technologique oblige, les sensations convoquées restent essentiellement visuelles, auditives, sociales et intellectuelles.
L’arrivée des technologies immersives (comme la réalité augmentée ou mixte) ne devrait pas changer grand-chose à ce niveau : l’immersion pouvant être améliorée sensiblement mais sans changer l’impossibilité d’une interaction physique avec le corps de l’autre. Du moins jusqu’à ce que, peut-être, la dimension haptique (le toucher) fasse massivement son entrée dans le sexe virtuel, et permette un véritable essor de la « télédildonique » (teledildonics ou cyberdildonics ou remote sex en anglais), c’est-à-dire des sex toys connectés. A cette condition seulement le « rêve » science-fictionnel pourrait passer dans une nouvelle ère.
~ Antoine St. Epondyle
RETOUR AU SOMMAIRE DU DOSSIER CYBERSEXE
Illustration de couverture : La citadelle de Kowloon, aujourd’hui détruite, à Hong Kong.
*
[1] Alain Musset, Station Métropolis Direction Coruscant, Le Bélial’, 2019.
[2] Mike Davis, Au-delà de Blade Runner, Los Angeles et l’imagination du désastre, Allia, 1991.