Elle aura fait grand bruit cette constitution d’une « Red Team » par le Ministère des Armées, en France à partir de 2019. Composée « de prospectivistes et d’auteurs de SF », cette équipe de réflexion aurait pour mission de plancher sur des sujets confidentiels afin d’éclairer l’avenir de la « Défense » française.
On ne s’étonnera pas du fait que le sujet intéresse l’armée. Si les militaires sont par nature légitimes à imaginer le futur des conflits armés (ou non) pour s’y adapter ou les devancer, la question se pose de regarder du côté de la SF et d’associer à la démarche des auteurs du genre.
La science-fiction, un « genre utile » ?
La SF à toujours inspiré les évolutions technologiques, dans tous les milieux. Au point qu’il est parfois impossible de dire qui inspire l’autre de la réalité ou de la fiction. Pour Roland Lehoucq, « astrophysicien, président des Utopiales et coordinateur de la « Red Team » » interrogé sur France Culture :
« La science-fiction n’est pas une littérature de geek boutonneux qui reste dans son coin ! C’est un genre qui parle à tout le monde, éminemment politique et intéressant, qui pose des questions pertinentes. » (Source)
Or, c’est justement parce que la science-fiction est politique et qu’elle doit s’emparer de sujets pertinents qu’on peut questionner les intentions de ceux qui voudraient la faire entrer au service de l’armée. Le problème n’est pas de réfléchir aux conflits futurs mais de le faire explicitement pour orienter l’action militaire dans la recherche et le développement de nouveaux armements et de nouveaux modes de guerre.
Le décorum du site officiel en mode « Starship Trooper » annonce d’ailleurs la couleur en faisant revêtir aux auteurices sélectionnés des uniformes :
Il serait irréaliste et naïf de s’imaginer que le monde de demain sera exempt de guerres et les auteurs de SF ne s’y trompent d’ailleurs pas tant celle-ci occupe une place importante dans l’imaginaire science-fictionnel (notamment américain mais pas que). Car la guerre bien-sûr est fascinante, c’est un moteur de récit infini qui dote le récit d’enjeux dramatiques, de situations exceptionnelles, d’horreurs à narrer et de toute une mythologie du combat, des « grands hommes », de leur gloire etc. Elle est la situation de tension extrême par excellence, et donc un moteur de récit. Les exemples sont innombrables dans le roman, le cinéma, le jeu vidéo et la bande-dessinée, formes habituelles de l’expression SF. Nous sommes à ce point bourrés d’images de guerres futuristes à divers niveaux de modernité que l’idée nous semble commune et convoque tout un ensemble de clichés et d’images depuis les exosquelettes, les avions, drones et les armes sophistiquées… dont la moindre recherche en ligne aligne les poncifs jusqu’à écœurement.
Il est pourtant passionnant d’interroger ces poncifs et de chercher à les questionner pour les réinventer. Comment s’établiront les combats ? Qui en seront les belligérants, et selon quelles modalités ? Qu’est ce qui change déjà et changera encore plus dans notre rapport à la guerre, nous les civils ? Certains s’essaient déjà à l’exercice comme l’ouvrage de Grégoire Chamayou Théorie du drone, comme aussi le débat organisé par Le Mouton Numérique sur le les drones armés.
Faire de la SF un « genre utile » comme le préconise Roland Lehoucq est louable dès lors qu’on se demande : utile pour qui et pourquoi ? et que l’on se met soi-même en accord avec les réponses à ces questions. De la même manière qu’un film de guerre peut être militariste ou antimilitariste, et que dans les deux cas il prend parti, la science-fiction peut être un formidable vecteur de projection et d’inspiration vers le monde à venir… et une manière d’orienter ce monde pour en projeter le meilleur, le pire ou entre-deux. Le fait que la Red Team soit explicitement constituée par le Ministère pour servir ses enjeux à lui pose inévitablement problème quant à la nature des réflexions qui seront menées – plus encore quant à l’usage qui en sera fait. Surtout lorsque les travaux seront explicitement menés par la DGA (Direction Générale de l’Armement) pour « accélérer les projets d’innovation et voir plus loin pour préparer les technologies et innovations qui seront nécessaires à nos futurs systèmes d’armement, prévenir la surprise stratégique aussi en imaginant comment les innovations technologiques pourraient changer la donne » selon Emmanuel Chiva à la tête du programme. (Source)
La Red Team n’est pas constituée pour imaginer le futur des conflits, mais pour participer à construire l’avantage stratégique de son commanditaire. Imaginez le futur, tant qu’il y a des armes. A nouveau le décorum qui entoure l’initiative fleure bon le militarisme patenté.
De la guerre du futur aux guerres futures
Il me paraît irresponsable de penser étudier le concept de « guerre du futur » sans évoquer immédiatement les guerres futures, celles qui couvent déjà aujourd’hui et dans lesquelles l’implication des états est déterminante (même si elle n’est pas le seul facteur). La guerre moins que tout autre sujet n’est abstraite, et à ce titre le Ministère des Armées joue tout sauf au rôle neutre, ni humanitaire ou extérieur, il en est un acteur à part entière avec sa part de responsabilité dans le déclenchement, la poursuite et les conséquences de ses opérations, il est orienté vers des objectifs politiques et géopolitiques, économiques aussi puisque la « défense » des « intérêts de la France » figure en bonne place de ses missions. Par « intérêts de la France » on entendra éventuellement « multinationales néocoloniales » si l’on est taquin.
Parallèlement on sait que la France reste le troisième exportateur d’armes au Monde (et que ses ventes sont en forte croissance) ; un exportateur régulièrement épinglé par Amnesty International pour ses ventes d’armes à des pays irrespectueux des Droits Humains, par exemple en Égypte ou au Yémen :
« L’Arabie saoudite est ainsi le troisième client de la France (7,4% des exportations d’armes françaises) selon des données du SIPRI. […] La France est enfin le deuxième pays au monde à fournir en armes les Émirats arabes Unis (10% des importations d’armes du pays).
[…] En continuant à fournir des armes à la coalition dirigée par les Émirats arabes unis et l’Arabie saoudite malgré le risque réel qu’elles soient utilisées pour commettre ou faciliter des violations, la France enfreint le droit international.
Le Traité sur le commerce des armes s’inscrit dans ces textes du droit international. Il a notamment été conclu afin de prévenir les souffrances humaines causées par les transferts d’armes irresponsables. » (Source)
Et si les ventes d’armes restent essentiellement du ressort du privé, on peut s’inquiéter de la porosité entre ces deux milieux lorsque les PDG des compagnies d’armement font partie des bagages présidentiels récurrents à l’étranger. On peut aussi s’inquiéter de l’opacité et de la légalité des transferts d’armes vers certains pays au regard du droit international comme le note Amnesty International.
Participer à la recherche en armement, de quelque manière que ce soit, n’est pas une activité neutre ni détachée de l’usage réel qui sera fait de ces armements. S’imaginer que l’on puisse à ce point « améliorer » la guerre, ses process et ses armes pour lui permettre de devenir propre est un mythe. La guerre ça tue, c’est fait pour ça.
L’arme propre
Même si elle est émise de parfaite bonne foi dans une optique de minimisation des pertes militaires et civiles, par exemple, une idée n’est jamais figée. Une idée comme celles que produira bientôt la Red Team peut-être détournée, réutilisée différemment, elle n’est jamais figée et peut servir en bout de chaîne des idées très différentes de celles de son émetteur à la faveur d’un changement de stratégie, de gouvernement, ou au cours d’une guerre moins « propre » qu’en première analyse. Comme les statistiques ethniques qui peuvent être un moyen de faire de la discrimination positive ou de la discrimination tout court, les idées livrées à l’armée par la science-fiction pourraient avoir des effets bien moins bénins qu’on l’aurait cru. C’est Roland Lehoucq qui nous en livre l’exemple lui-même :
« En 1940, l’auteur Robert Heinlein publie une nouvelle où il imagine une arme nucléaire, une ‘bombe sale’, inventée par les États-Unis et dont l’utilisation est confiée à une instance supranationale. Cette instance décide alors d’interdire la guerre sous peine d’une destruction totale de ceux qui ferait des manœuvres militaires… C’est le principe de la dissuasion inventée avant qu’il ait réellement existé. […] et après la guerre, les physiciens du projet Manhattan [à l’origine de la bombe A] ont invité Robert Heinlein pour le remercier ; pour lui dire qu’il leur avait permis de réfléchir à l’objet technique qu’ils étaient en train de concevoir. » (Source)
… ce qui ne les empêcha pas de lourder sur Hiroshima et Nagasaki deux bombes permettant de tuer entre 110 000 et 250 000 personnes civiles sans compter les cancers. Ou plutôt : ce qui ne les empêcha pas de mettre entre les mains du commandement américain des armes avec lesquelles icelui pris la décision de tuer entre 110 000 et 250 000 personnes civiles sans compter les cancers. L’arme propre, cet oxymore.
Non seulement l’invention de la bombe nucléaire doit moins à Heinlein qu’aux scientifiques qui permirent de la rendre réelle, mais en plus cette invention mit une telle arme entre les mains de tous les gouvernements américains successifs et des autres pays qui s’en dotèrent quelles que furent les lectures avisées de ses inventeurs. Aujourd’hui Kim Jong Un, Donald Trump et quelques autres fous furieux se félicitent d’en disposer.
Sans compter que les armes n’arrivent pas toujours là où on les destinait.
Il n’y a pas, dans une guerre, de « camp du bien ». Une guerre n’est jamais propre ou bénigne. Le petit bouquin de Serge Halimi, Henri Maler, Mathias Reymond et Dominique Vidal L’opinion ça se travaille rappelle que malheureusement les éléments de langage de la presse ne changent pas la sinistre réalité : aucune frappe n’est jamais « chirurgicale » car la chirurgie a pour but de soigner. Aucune frappe n’est exempte de conséquence sur les court, moyen et long termes.
Dès lors, chacun choisira s’il veut ou non entrer dans un camp. Mais qu’il le fasse alors en connaissance de cause.
A quoi sert la Red Team ?
A quoi peut servir la constitution d’un commando d’écrivains de SF et de prospectivistes supposés réfléchir à l’avenir des conflits armés ? Concrètement quelles idées meilleures que tout un chacun, et particulièrement que les experts militaires, sont-ils supposés avoir ?
Plutôt que de répondre à cette question – dont la réponse ne nous sera jamais donnée puisque les résultats de la Red Team seront classifiés (si l’on était mauvais esprit on dirait que c’est bien pratique) – tâchons de faire un pas de côté pour nous demander quels résultats concrets et immédiats apporte déjà cette Red Team au Ministère des Armées ?
L’annonce de lancement de l’opération a déjà eu un effet publicitaire certain pour la politique d’innovation du Ministère. Pratiquement tous les médias (et jusqu’à moi, c’est dire) ont titré sur l’affaire dans plusieurs langues colportant ainsi l’image d’une armée française connectée aux réalités de son temps, prospective et dirigée vers la modernité. Bref, travaillant l’image par une news glamour à même de sortir des médias habituellement intéressés par le sujet. De là à penser que la Red Team intéresserait moins l’armée pour ses conclusions prospectives que pour son effet publicitaire immédiat…
~ Antoine St. Epondyle
A lire :
- Le site de la Red Team
- L’annonce officielle de lancement du projet
- L’article de France Culture
- Les pages d’Amnesty International sur le contrôle des armes et les civils dans les conflits