« Plus un pouvoir se veut efficace, moins il se manifeste comme pouvoir. »
La Zone du Dehors, Alain Damasio

Voici plus d’un an que j’expérimente ma condition de cyborg grâce, aux pouvoirs surhumains offerts par les technologies actuelles. Cette année fut riche en découvertes, notamment autour des nouvelles tendances dont le Quantified Self n’est pas la moindre. En bref, la « quantification de soi » est l’habitude de mesurer ses faits et gestes quotidiens pour en tirer des statistiques.

Data partout, data tout le temps

Rappelons les bases. Toute action dans l’écosystème numérique laisse des traces (à moins de passer par un système d’anonymisation). Pourquoi ? Parce que les éditeurs et propriétaires de sites web veulent savoir 1/ comment vous utilisez leurs services, et 2/ comment vous exposer à de la publicité pour générer du chiffre d’affaires. Plus ils vous connaissent et plus cette pub pourra être ciblée, orientée, taillée pour vous. Donc efficace, donc vendue cher. Partout sur Internet, on vous observe.

Le Quantified Self, est un improbable retournement de cette moisson de data. Au lieu de récupérer les données de l’utilisateur en échange d’un service – pour les revendre après – il fait de la collecte même, le service rendu à l’utilisateur. Ce concept prend tout son sens lorsqu’il irrigue, via les technologies mobiles, la vie quotidienne away from keybord. Et croyez-moi, les idées ne manquent pas. On peut ainsi calculer vos exploits sportifs, kilomètres parcourus en « running », à la nage, en vélo, l’altitude à laquelle vous escaladez ; mais aussi dans des domaines très différents, le nombre de pages lues dans un e-book, votre opinion sur les derniers films… et jusqu’aux « performances sexuelles » pour les plus tarés volontaires.

Toutes nos occupations quotidiennes peuvent ainsi se retrouver monitorées par une application ou un gadget quelconque, en vue de dresser de jolies courbes et surveiller notre évolution. Et encore les dispositifs actuels ne sont-ils que la prémisse d’une révolution plus profonde, via les objets connectés qui demain calculeront absolument tout, de la voiture à la machine à laver en passant par le frigo et pourquoi pas… le cercueil.

Dompter le chaos

Lourdeur de l’actualité oblige, notre univers quotidien est en proie à de grands bouleversements, entre discours constants de crise économiques, écologiques, sociétaux et une impression d’insécurité grandissante. Le Quantified Self apporte une grille de lecture simple et ergonomique pour appréhender notre réalité quotidienne. (Et si l’on peut s’interroger sur le fait que lesdits discours tombent étonnement à propos et pourraient n’être pas totalement étrangers à la logique économique, on s’interrogera sur cette théorie du complot une autre fois.) Manquant de repères, nous voilà dotés d’un assistant de poche adapté à notre vie propre et ne contraignant absolument pas notre sacro-sainte liberté. Après-tout, nous faisons toujours ce que nous voulons.

La quantification de soi permet de surimposer à un monde terriblement complexe un nombre limité de Key Performance Indicators (KPI) supposés le rendre plus facile à appréhender, à comprendre et très vite à hiérarchiser. Adieu six millénaires d’évolution naturelle de nos systèmes cognitivo-perceptifs naturels ; bonjour accéléromètre, tensiomètre, altimètre et micro de smartphone. Plutôt qu’un ensemble de contours flous, d’impressions et de sentiments instables, peut-être incohérents (horreur !), difficiles à cerner et terriblement subjectifs, nous obtenons une grille de lecture et de notation « objective » de la réalité. « Objective » parce que chiffrée, et donc tellement rassurante.

Comment choisir parmi des milliers de restaurants ? Comment décider du meilleur film à aller voir ? Du meilleur bouquin à lire ? Comment savoir si votre régime est efficace ? Si vous êtes un bon coup ? Influent(e) sur Internet ? Comment savoir si vos amis, vos collègues et votre famille vous apprécient ? En mettant des notes aux restaurants, aux films, en calculant votre IMC, ses variations et les calories que vous ingérez versus celles que vous brûlez quotidiennement. En calculant la durée de vos rapports sexuels et les hurlements de votre partenaire (nous y reviendrons). Et en vérifiant votre score Klout. Tant pis si l’on compare les torchons, les serviettes et l’âge du capitaine. Au moins est-ce « objectif ».

Savez-vous qu’une appli américaine, en cours de développement, propose tout simplement de noter les gens ? Peeple, c’est son nom, vous propose de noter vos connaissances de 1 à 4 pour ainsi « révolutionner la façon dont vous êtes perçu dans le monde ». Sorte de paroxysme du Quantified Self, cette application représente à elle seule un exemple parfait de la pseudo-objectivité de la notation, étendue aux individus. Faut-il vraiment que je m’étende sur les dangers d’un tel dispositif en termes de standardisation des attentes sociales et de récupération à toutes fins politico-économiques ? A quand la discrimination à l’embauche basée sur la note Peeple comme elle est déjà pratiquée avec le score Klout pour les emplois du web ? Le harcèlement moral à autant d’avenir devant lui que le droit à l’oubli en a peu.

La course à l’échalote

Vous aurez peut-être tilté sur l’utilisation ci-dessus de l’expression Key Performance Indicator (KPI). Si vous êtes familier du terme, vous savez sans-doute que le KPI est un mot directement issu de la novlangue business, et qui signifie simplement « indicateur » en français. Pas vraiment fortuit, cet emprunt au vocabulaire commercial est un lapsus intéressant qui dénote combien le Quantified Self suinte la logique économique, et son culte de la chiffraille performative. Ainsi l’homo digitalis, digibourigène ou cyborg 3.0 aime-t-il à se quantifier lui-même. Il aime la mesure, le dashboard qui « challengera » ses performances. Depuis sa e-réputation jusqu’à son jogging du dimanche matin, en passant par les assiettes qu’il photographie au restaurant pour les poster sur Instagram, rien n’a de valeur que ce qui est enregistré. C’est un obsédé de la sauvegarde. Il veut connaître pour contrôler.

Sauf que sous ses aspects de joujou moderne, le Quantified Self questionne directement notre rapport au monde. Et ceci non seulement parce que les données chiffrées sont souvent fausses (c’est le travail des agences d’e-réputation que d’améliorer ou pourrir les notes de leurs clients ou concurrents en ligne), mais parce que le nez collé à l’écran de notre téléphone, on oublie souvent la question de leur sens. Les indicateurs mesurés par les applications de quantification personnelle sont souvent – toujours – largement discutables.

L’exemple le plus grossier dans son genre est sans doute SexFit, cette application (en développement) qui propose de quantifier les rapports sexuels sur la base entre autres des mouvements des partenaires et du lit (!), de la durée de l’action (!!) et du nombre de décibels enregistrés (!!!). Charge ensuite à l’utilisateur d’améliorer sa note en se comportant comme un acteur porno dopé aux amphétamines ; ou en tabassant sa/son partenaire pour produire remous et hurlements. Bien entendu, il sera ensuite invité à partager ses scores sur un réseau social (dédié ou pas), pour comparer la taille de… enfin vous m’avez compris.

La plupart des applications proposent des indicateurs moins débiles. Pourtant, le problème ne vient pas uniquement du KPI, mais aussi de son absence totale d’analyse. Les chiffres n’ont aucun sens en eux-mêmes, il faut les étudier et les comprendre au risque de tomber dans une bête collection de données brutes, une courbe par exemple, qu’on préférera instinctivement voire monter que descendre (ce vieux mythe de la croissance) sans se poser les bonnes questions. « Ais-je envie de m’entraîner plus ? », « ma copine attend-elle vraiment que je la secoue en la faisant brailler ? » ou « ais-je besoin de maigrir ? » Autant de questionnements personnels abolis par les logiciels de quantification, dont les éditeurs n’ont souvent pas intérêt à ce que l’utilisateur se les pose.

Le Quantified Self, à force de « gamification » (utilisation d’une mécanique de jeu dans un autre contexte pour motiver l’utilisation d’un dispositif) et de présentation orientée de la donnée, repose sur des présupposés implicites. Typiquement : « Il faut maigrir », ou « Il faut être une bête de sexe », ou « Il faudra courir/baiser/nager plus longtemps la prochaine fois ». De votre physionomie, de vos aspirations et attentes, le logiciel n’a cure. Il fonctionne pour tout le monde de la même manière, même lorsqu’il donne le choix entre quelques objectifs prédéfinis. Il pousse à la performance, à l’amaigrissement, à la conception d’un être humain « parfait » selon les critères de ses développeurs. Sous sa prétendue « objectivité » chiffrée, il incite à des comportements normalisés et foncièrement intéressés. Surtout lorsque l’application « diététique » est éditée par une marque de yaourts allégés.

Il faut bien se rendre compte que l’indicateur est foncièrement politique dans ce qu’il dit, et ne dit pas. Comme le journal télé qui choisit ses sujets du jour, le Quantified Self donne une image tronquée d’une réalité parcellaire. Autant dire qu’il n’a pas grand-chose à voir avec « l’objectivité » qu’il prétend pourtant rendre accessible, et qu’on lui prête trop souvent.

La machine, le monde et moi

Les statistiques, qui sont une branche des mathématiques, ont un certain intérêt pour décrire le monde. Comme tous les langages, elles proposent une large batterie de codes et de systèmes capables de tenir des discours et d’engager des réflexions. Comme tous les langages, elles nécessitent un apprentissage pour pouvoir être utilisées, et comme tous les langages elles sont limitées à certains champs d’expression. On ne peut pas tout dire avec des maths.

Votre smartphone sera bientôt capable de vous dire (et à Facebook et à votre compagnie d’assurance et à votre employeur) que vous avez eu 117 relations sexuelles au cours de l’année écoulée. Il pourra les noter par ordre croissant de décibels si la chose vous intéresse. Mais personne, et surtout pas votre ordinateur de poche, ne pourra dire quoi que ce soit de ce que vous retirez de vos ébats. Elle ne saura compter qu’un nombre connu et limité d’indicateurs (à la pertinence discutable), là où vos champs perceptifs conscients et inconscients en fusionneront des milliers en un seul, complexe et imparfait souvenir.

Prenons un exemple. Marcel à faim, et mange une madeleine pour le goûter. Son smartphone enregistre le nombre de calories contenues dans la pâtisserie, les endorphines libérées dans son cerveau, la vitesse du vent, la température de l’air et la concordance de l’ensemble avec les événements vécus par le passé. Cette concordance étant élevée, l’appareil lui envoie une notification pour l’informer de ce fait « objectif » avant de l’intégrer à son dashboard de suivi diététique.

Sauf que dans l’esprit de Marcel, l’événement est vécu différemment.

« La vue de la petite madeleine ne m’avait rien rappelé avant que je n’y eusse goûté ; peut-être parce que, en ayant souvent aperçu depuis, sans en manger, sur les tablettes des pâtissiers, leur image avait quitté ces jours de Combray pour se lier à d’autres plus récents ; peut-être parce que, de ces souvenirs abandonnés si longtemps hors de la mémoire, rien ne survivait, tout s’était désagrégé ; les formes – et celle aussi du petit coquillage de pâtisserie, si grassement sensuel sous son plissage sévère et dévot – s’étaient abolies, ou, ensommeillées, avaient perdu la force d’expansion qui leur eût permis de rejoindre la conscience. Mais, quand d’un passé ancien rien ne subsiste, après la mort des êtres, après la destruction des choses, seules, plus frêles mais plus vivaces, plus immatérielles, plus persistantes, plus fidèles, l’odeur et la saveur restent encore longtemps, comme des âmes, à se rappeler, à attendre, à espérer, sur la ruine de tout le reste, à porter sans fléchir, sur leur gouttelette presque impalpable, l’édifice immense du souvenir. « 

– Marcel Proust, Du côté de chez Swann.

Bim bam boum, dans ta gueule Big Brother.

Little brother is coaching you

Sous ses allures de service rendu, le Quantified Self n’est rien d’autre qu’une forme de pouvoir normatif aussi discrète que pernicieuse. Souvenez-vous : « Si le service est gratuit, c’est que vous êtes le produit. » Il relève d’un mouvement d’ensemble qui place la « rationalité managériale » et l’efficacité en étalons principaux de la société entière. C’est ce que remarque Thibault Le Texier, chercheur en sciences humaines, dans son entretien à Libération :

« Bien souvent, nous sommes tellement imprégnés par cette logique [d’entreprise] que nous l’appliquons à nos propres vies. De plus en plus, on nous demande de jouer à la fois le rôle du manager et celui du managé, de nous gérer nous-mêmes. Une fois bien disciplinés, on n’a plus besoin de chef : on va se fixer nous-mêmes nos objectifs, mesurer nos performances, remplir notre fiche d’évaluation, etc. Et on va le faire au travail, mais aussi dans notre vie privée. »

Le Quantified Self apparaît alors comme un ensemble d’outils permettant à chacun de s’optimiser, en vue de parfaire son employabilité. Ou plutôt – à l’heure où le travail salarié vacille et se précarise – à améliorer sa compétitivité en tant qu’individu sur le marché du travail. Evgeny Morozov, penseur du numérique, affirme d’ailleurs que les nouvelles technologies dans leur ensemble incitent à penser nos vies comme le ferait une start-up, par définition précaire mais suffisamment « agile » pour se réinventer continuellement.

« Qui que vous soyez, vous avez des comportements et des ressources que vous pourriez monétiser. Vous possédez un appartement ? Louez-le sur Airbnb. Une voiture ? Devenez un conducteur Uber. […] Petit à petit chacun en vient à se considérer comme une entreprise, qui doit gérer sa réputation et faire sa publicité sur les réseaux sociaux.

[…] Evidemment ce superbe packaging de l’émancipation masque une réalité moins confortable. Dans les faits, le travail se précarise. On vous dit que vous êtes libres, mais vous avez pour ainsi dire le devoir de rester connecté. L’exemple le plus représentatif est celui des chauffeurs Uber : ils ne peuvent pas refuser d’être notés par leurs passagers. En cas de mauvaise note, ils peuvent être désactivés par Uber, ce qui revient à un licenciement mais qui n’est encadré par aucune législation. »¹

Dans un tel contexte, le Quantified Self est l’outil complémentaire aux nouvelles formes de contrôle par la précarité. Il permet à chacun de s’entraîner sur les domaines qu’il choisit, et entretient la logique économique et la compétition à un niveau sans cesse croissant, dans le but avoué de classer les individus sur des critères précis. Il entérine l’aliénation fondamentale de nos sociétés du panoptique volontaire, où les individus s’imposent les logiques de compétition et de surveillances qui servent leur propre exploitation.

La quantification personnelle est un avatar de la terreur, qui recentre l’angoisse des individus face au chaos du monde autour d’indicateurs stables, précis, mesurables, permettant à chacun d’exceller dans le domaine qui lui plaira. Trop occupés à parfaire nos scores sur Peeple ou SexFit, nous oublierons la possibilité même de refuser des technologies conçues dans un cadre ultra-libéral et destinées à le faire perdurer. Certains d’entre nous, et mécaniquement certains seulement, occuperons le haut des classements et se satisferont de cette forme de reconnaissance de leurs efforts. Quant aux autres…

-Saint Epondyle-

¹ MOROZOV Evgeny, « Evgeny Morozov face aux géants du Net », Philosophie Magazine n° 97, mars 2016.

A lire : Evgeny Morozov, Le mirage numérique
A lire :
Thibault Le Texier : « Nous sommes si imprégnés par la logique de l’entreprise que nous l’appliquons à nos propres vies. »
A
 lire : Quantified-Self et narcissime digital : la société qui avait décidé de tout noter

20 Commentaires

  1. Très chouette cet article (oui enfin chouette…). Je m’était intéressé au bazar en discutant avec des transhumanistes pour savoir ce qu’ils voulaient, comment ils allaient faire, etc… Au final, même si quelque part cette forme d’évolution est assez exaltante (je mène à Eclipse phase, je rêve donc de m’uploader le neurone dans un corps de crabe géant, blindé et tirant des roquettes), comme toujours elle est liée à notre société actuelle et toutes ces merveilles, comme ce dont tu parles, seront évidemment réservées à une élite qui préfèrera nous tuer plutôt que de partager. Après, comme tout ce qui touche le big data, étant donné que nous serons intégrés dedans mais n’en verront rien des avantages, le mieux il me semble est de ne pas trop s’en soucier et de continuer nos vies loin de ce futur utopique et full monitoré. Un peu comme le font déjà quelques milliards de gens au-delà de nos sociétés top-moderne-civilisée. J’envie toujours un peu le pygmée au fond de sa forêt…

  2. Ce n’est pas vraiment le quantified self que tu critiques mais plutôt le big data, c’est-à-dire le fait que les données quantifiées soient publiques et commercialisées.

    En soit, je n’ai aucun problème avec le quantified self. Les indicateurs numériques sont certainement bien plus précis et fiables que nos impressions poétiques chahutées par les aléas et les sentiments du quotidien. Le quantified self est l’évolution logique de la recherche de performance, et en soi ça n’a rien d’anormal, aussi bien pour les performances sexuelles (qui sont le fil rouge de l’article) que pour toutes les performances sportives, ou cognitives. Si j’ai envie de m’entraîner à la course à pied et de progresser rapidement, d’optimiser ma performance, alors le quantified self est la voie la plus efficace et n’a rien d’amoral ou de capitaliste. De même si je veux m’entraîner au calcul mental, aux échecs ou au mikado.

    La recherche de performance est une part intégrante de l’être humain tout à fait louable en soi.

    Par ailleurs, le milieu hospitalier est (bien avant le smartphone) le paradis du quantified self, et les progrès fulgurants de la médecine sont dûs essentiellement aux progrès du monitoring via des machines. La première étape de la guérison est le diagnostic, et ce diagnostic est d’autant plus fiable qu’il est donné par une machine aux résultats reproductible que par les états d’âme poétique d’un médecin romantique.

    Aussi, l’absence de nuances dans l’article le pare d’un amalgame de mauvaise foi entre quantified self et alienation du genre humain, alors que ça n’a rien à voir de base. C’est la marchandisation outrancière du quantified self qui peut être source d’alienation, mais le terme important c’est marchandisation outrancière.

    L’article aurait pû traiter des légumes de supermarché sur le même ton, il n’aurait pas fallu en conclure que les légumes sont mauvais !

    • Sauf que le Big Data et le Quantified Self (cousins germains) ce n’est pas pareil. Et je parle bien du second, car le Big Data c’est la collecte massive de données en vue d’analyse algorithmiques prédictives. Par exemple en finance à haute fréquence ou en pilotage de drones par intelligence artificielle.
      Pour revenir au sujet, le Quantified Self, comme je le dis plus haut, est une fin en soi. En médecine els analyses poussées des machines et des analyses (de sang par exemple) sont toujours lues par le médecin, qui est un expert. Du coup, sa connaissance du sujet va permette d’éviter ses « aléas romantiques » comme tu dis. Il se base sur les résultats d’analyses pour tirer des conclusions, ce que ne font pas l’écrasante majorité des gens qui se quantifient au quotidien, car ils se contentent de suivre les présupposés entrés dans la machine. Comme « il faut maigrir » par exemple.
      Quand à savoir si la recherche d’efficacité est constitutive de l’être humain, je n’en suis pas certain et c’est un autre débat. Ceci étant, je pense que tu sous-entend une logique darwiniste, l’adaptation tout ça ; et même sous ce prisme je pense que le Quantified n’apporte aucune amélioration de ce type, il restreint le champ perceptif aux KPIs.

      Merci pour ton commentaire quand même. :)

  3. Je ne pense pas que la critique porte sur le Big Data comme indiqué dans le commentaire précédent. Les caractéristiques du Big Data ne sont d’ailleurs pas « donnée publiques et commercialisées »… Le Big Data tiens en 4 mots qui commencent tous par un V. En outre, des données traitées dans le cadre d’un projet Big Data ne sont pas forcément publiques, et ne font pas toujours l’objet d’une commercialisation.

    Passé ce détail, je pense surtout que cette critique concerne la mise en chiffre du monde et le culte de la performance. Le parallèle avec Morozov est édifiant, même si ce dernier ne parle pas tant de quantified self (dans ta citation) que de la propension fantasmée qu’aurait la technologie à résoudre tous nos problèmes, c’est ce qu’il appelle le solutionisme technologique (par exemple à travers des KPI, mais pas seulement). Egalement, la critique des plateforme type Uber ne concerne pas vraiment la logique quantified-self, ce que Morozov critique, c’est le capitalisme des plateformes et le culte de la startupisation de l’économie… mais bon, je chipote, on peut en effet considérer que tout ça participe de la même idéologie.

    Le reproche que je ferais à cet article, c’est de considérer un panel de cas d’usages diverses et pas forcément reliés entre eux pour en faire un système supposé qui toucherait tout le monde. Les choses ne sont pas aussi simples, il ne faut pas fantasmer un monde qui n’existe pas (tout le monde ne cours pas avec un fitbit ni ne mesure ses performances sexuelles pour ensuite s’aligner sur les recommandations caloriques de sa smartwatch). Cela étant dit, je me suis moi-même adonné à cet exercice critique dans le passé sur Mais où va le web, et j’ai également eu cette tendance à généraliser. En outre, les applications scientifiques « positives » existent aussi, on pourra en parler.

    Je te trouve aussi assez pessimiste dans ta conclusion, qui sous-entend d’ailleurs que le quantified self ne satisfera que les meilleurs et laissera les autres sur le carreau (donc que personne n’aurait d’esprit critique ?). En fait, je pense que là où tu es pertinent, c’est sur la marchandisation de l’hédonisme, le culte du corps, la venue d’une logique de la performance (exagérée) dans la vie privée. Ce que tu critiques, ce sont les marques, l’espace marchand. Le quantified self, comme à chaque fois qu’on pense une technologie, est surtout un moyen de mener un combat politique.

    Bref, je pense aussi qu’il faut apporter des nuances afin de refléter une réalité et pas seulement une opinion. De là à dire qu’un sujet sur les légumes aurait donné la même chose : non. La technologie revêt un caractère idéologique, elle n’est pas neutre mais draine bien un mode de vie qui lui, est très bien décrit ici.

    • Merci pour les nuances.

      Quelques points :
      Je n’ai jamais dit que Morozov parlait ici de Quantified, mais bien de la logique économique appliquée à la vie « privée » des individus. Monétiser ses actifs, comme le ferait une start-up. Pour moi, c’est ce que je dis au dessus, c’est dans le même mouvement général.

      C’est vrai que je systématise, comme si toute la société était connectée et quantifiée. En fait, c’est ce qu’on a vu avec l’explosion des smartphones et mon parti-pris très orienté critique est une manière de contrebalancer la technophilie béate ambiante, qui ne questionne rien, et se précipite sur la moindre nouveauté sans se rendre compte de ce qu’elle sous-tend en termes de logique sociétale. Et je ne dis pas « intention sociétale » car je ne pense pas qu’il y ait quiconque qui tire vraiment des ficelles dans l’ombre. Il y a un mouvement, qui dévale la falaise, et que personne ne questionne.

      Si j’ai pu faire passer l’idée qu’une technologie n’est pas neutre et appartient de ce genre de logique, j’ai fait passer mon message. :)

  4. « une manière de contrebalancer la technophilie béate ambiante, qui ne questionne rien, et se précipite sur la moindre nouveauté sans se rendre compte de ce qu’elle sous-tend en termes de logique sociétale »

    –> Tu sais que tu parles à Mais où va le web ? ;-)

  5. Ton article me fait penser à cette psychose de la balance. Je m’explique :
    Quand on veut surveiller son poids et qu’on prends la mesure tous les ans chez le médecin, ça donne une tendance avec des variabilités limitées. C’est un indicateur utile.
    Quand quelqu’un possède une balance et surveille son poids… il peut se peser 1 fois par semaine ou 1 fois par mois sans trop de dérapage. Mais lorsque cette personne se pèse tous les jours, voir plusieurs fois par jour… c’est un comportement à risque évidemment!!
    La recherche de contrôle extrême mène au renoncement de notre nature (et pourtant, ce n’est pas d’un block-buster que je parle). Quand on mange, on ingère quelque chose et donc les quelques 300gr de plus est logique. Quand on fait une activité, on sue et on perd de l’eau (donc la perte de poids est logique). Quand on fait une activité, on brûle des graisses et on lance la production de muscle (donc on fond puis on reprends du poids). Quand on « léthargise », la masse musculaire diminue (donc on perds du poids aussi). Quand le corps est stressé, il réagit, anticipe (augmentation du métabolisme ou réserve ?)…etc. Si notre échelle de temps diminue et qu’on imagine une parfaite maîtrise de notre poids… on se rend compte qu’on doit prendre en compte plein de mécanisme. Et si on continue à pousser le mantra trop loin, on ne peut même plus manger classiquement.
    L’introspection et le Questionnement n’est pas le fort des Quantified Self Men (and Women)…
    Les gens impactés par cette nouvelle mode et possibilités concernent donc une cible précise. Cette tendance ne peut pas perdurer indéfiniment, je pense qu’il n’y a pas besoin de faire un dessin. Donc pas de panique et rester critiques ;)

  6. Saint Epondyle, merci pour cet article. Que je puisse juger un Saint, je le trouve très juste et proportionné à l’urgence de la situation. Dans ce conte de fées totalitaire vous devriez d’ailleurs crier plus fort au loup. Vous venez de vous faire un allié, je me range à vos côté et non dans « le camps des instruments »(G.Anders). Cette cause mérite d’ailleurs que l’on aille au-delà du militantisme de salon virtuel, j’imagine que c’est votre cas.
    Je cite Anders car ce combat à bien un précédent et il a même commencé bien avant l’idée d’un projet arpanet, en réalité dans les années 40 lorsque l’auteur cité plus haut « visite » (pour fuir l’Allemagne) les Etats-Unis d’Amérique. Il suffit de lire « l’obsolescence de l’homme » et découvrir comment le monde de la technique peut facilement et profondément nous transformer, voir nous annihiler. Mais le tour de force de cet essai, c’est surtout de montrer la manière dont on y consent (concept de « honte prométhéenne »). Vous abordez pleinement le sujet dans votre article contrairement à beaucoup d’autres qui n’exposent que l’autre versant, le problème du contrôle. La science comportementale nous apprend que l’homme a deux moteurs (écoutez les cours CNAM de JM Monteil en ligne à ce propos) : La comparaison et l’estime de soi, indispensables et bien au-delà de la simple performance, à son épanouissement. Si l’on pense avec ça au « Quantified Self » comme une machine à alimenter ces deux moteurs on comprend le piège terrifiant que cela représente. Pourquoi piège ? Déjà, c’est bien plus tangible qu’une ontologie satisfaite d’elle-même, mais surtout les sources d’estime et de comparaison ne reflètent plus votre réalité sociale, c’est même le sentiment de vous-même qui se désintègre. C’est l’illusion de l’augmentation du degré de perfection spinoziste dans un espace archi restreint. Nous finirons hackés de l’intérieur, bien plus qu’une extinction ou une augmentation physique, ce que nous croyions alors impossible va se réaliser vite et sans douleur. Après nos structures sociales, nos comportements, les instruments asphyxieront notre essence même d’où notre obsolescence.
    Après le post-individualisme, dans les années 80, C.Lasch avait mis à jour la célèbre «culture du narcissisme», les ténèbres dans lesquelles nous nous enfonçons méritent bien une nouvelle dénomination, car on va bien finir par y rentrer dans cette foutue caverne de Platon. Mais vous avez déjà, cher Saint Epondyle, tout compris en allant puiser dans la source infinie de la poésie et du chaos pour contrer le systématisme et la stérilité technologique.

    Oedipe Mess

    • Salut Oedipe, merci de ton éclairage instruit et constructif.
      je ne saurai te suivre sur la totalité de tes références, je vais donc les creuser, toutefois nous nous rejoignons sur les constats de ces nouveaux paradigmes technologiques. si le contrôle (largement dénoncé partout) inquiète aussi peu la sphère générale du grand public (et nous ne cachons pas, même si nous en avons plus peur, nous suivons les mêmes comportements que tout un chacun), que dire de cette logique « d’économisation » du personnel ? C’est flippant, car très peu nombreux sont ceux qui semblent s’en alarmer dans un monde où l’emploi est présenté comme une panacée et un accomplissement tant sociétal que personnel, et où l’amélioration de soi comme un devoir.

  7. […] Comme le remarque justement Antonio Casilli, la généralisation du Digital Labor (qui est la base de milliers de web-services aujourd’hui, « gratuits » pour l’utilisateur en ceci qu’il ne leurs demandent pas d’argent) nous fait passer d’un Internet de la publication volontaire et consciente à un Internet de l’émission constante de données. Avec l’arrivée progressive de l’Internet des objets, c’est le fait d’être connecté qui pourrait se dissoudre dans nos usages et rendre la notion « d’Internet » comme d’un lieu virtuel où l’on se rendrait, caduque. D’ici peu la moindre de nos interactions avec un objet (poubelle, bouilloire, voiture, lit, douche…) et jusqu’à nos propres données physiques et médicales, seront captés en vue d’être monétisées. (Mais on nous dira que c’est pour nous améliorer.) […]

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