Pocahontas, Christophe Colomb et autres cannibales (Jack D. Forbes)

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La couverture chez Le passager clandestin. Image de fond : Pocahontas.

Pocahontas est un film d’animation classique d’entre les classiques de la grande époque Disney de ma jeunesse. Inspiré d’une histoire vraie, le film raconte l’amour au-delà des préjugés entre une jeune powhatan et un conquistador anglais. L’amour étant plus fort que la mort, l’union des deux permet d’empêcher la guerre entre les amérindiens et les européens aussi aveuglés par la haine les uns que les autres.

Pocahontas ou la naïveté

Pocahontas peut-être considéré – il l’est généralement – comme un effort d’autocritique bienvenu de la part d’une production on ne peut plus nord-américaine doublé d’un message de tolérance assez beau quoique plonplon. Chaque peuple apprend de l’autre et le méchant gouverneur Ratcliff est mouché dans sa recherche de l’El Dorado par ses propres troupes qui font alors oublier un peu vite leur capacité à retourner leur veste à très grande vitesse. A la fin, Pocahontas et John Smith se séparent et chacun reste dans son monde en ayant évité que le pire n’advienne.

La célèbre chanson L’air du vent est le moment où John Smith commence à s’ouvrir à la culture de Pocahontas et à changer son regard sur les autres et sur le monde. La jeune femme, résolument plus ouverte, le sermonne : « Pour toi l’étranger ne porte le nom d’homme / Que s’il te ressemble et pense à ta façon / Mais en marchant dans ses pas tu te questionnes / Es-tu sûr au fond de toi d’avoir raison ? »

Ce que le film ne dit pas, c’est que l’histoire ne s’arrête pas du tout là. Que les bateaux anglais continueront d’arriver (chargés d’esclaves noirs africains) pour raser la forêt, massacrer la famille de Pocahontas, faire d’elle une esclave sexuelle, tronçonner grand-mère feuillage pour son bois précieux et « civiliser » ces « sauvages » en même temps que la nature qu’ils prétendent conquérir à défaut de l’habiter. Du moins peut-on le supposer. Finalement l’approche initiale du gouverneur Ratcliff était bien l’attitude « normale » attendue d’une expédition telle qu’elles furent réalisées en nombre dès après 1492. Son comportement reflète exactement celui des européens arrivés à sa suite : une attitude de colons.

La chanson de Ratcliff, L’or de Virginie, résume très bien les attentes des européens envers le « nouveau monde » (« Pelles, pioches / Remplissons nous les poches ! »). Et même si dans son couplet à lui, John Smith semble initialement se placer en opposition à l’approche cupide du reste de l’équipage en professant naïvement une simple ivresse de découverte et de voyage plutôt que de conquête, cette attitude du bellâtre est au soit naïve soit irresponsable – hypocrite dans tous les cas au regard de son rôle d’officier militaire de l’expédition.

Pocahontas met parfaitement en scène une attitude cannibale « wétiko » telle que définit par l’anthropologue Jack D. Forbes dans Christophe Colomb et autres cannibales. Ce faisant, le film élude l’aspect systématique de ladite attitude pour le faire endosser par le comportement personnel d’un gouverneur patibulaire. Or c’est la présence toute entière des européens en Amérique qui peut être qualifiée, à la suite de Forbes, de cannibalisme wétiko.

Le cannibalisme wétiko selon Jack D. Forbes

Jack D. Forbes définit le wétiko comme « la maladie de l’agression envers les autres créatures, et plus précisément la maladie de l’absorption de des forces vitales et des possessions des autres êtres vivants. » (p. 45) Cette « maladie mentale » à l’échelle de l’humanité, certains personnages supposément illustres de l’histoire en seraient particulièrement porteurs. Les grands hommes de l’Occident, conquérants, commandants d’armées, empereurs etc. sont souvent restés dans l’histoire pour avoir fait preuve d’une forte propension au cannibalisme, c’est à dire pour avoir consommé la vie des autres en nombre comme autant de Gilles de Rais ou d’Élisabeth Báthory. Au premier de ces illustres  encore célébrés par l’occident donc, Christophe Colomb pour lequel les amérindiens étaient bons à l’esclavage ou au génocide dès leurs premières rencontres.

L’auteur renverse complètement la perspective habituelle des discours sur la « découverte » de l’Amérique qui placent généralement le conquistador européen en situation de découverte et les peuples autochtones soit en « bons sauvages » soit en dangereux mangeurs d’hommes. Forbes nomme « cannibale » non pas les pratiques sacrificielles, certes violentes, de certains peuples amérindiens souvent caricaturés comme tels (du fait des sacrifices humains incas notamment) ; mais la violence génocidaire systématique et organisée de la conquête de l’Amérique par les européens.

Nous ne pouvons pas continuer à autoriser les érudits eurocentrés à décrire le « sacrifice humain » d’une manière qui prête à croire que les seuls actes sacrificiels sont commis par des prêtres qui revêtent un costume étrange pour extirper les cœurs de leurs victimes. Alors qu’au contraire les plus importants sacrifices humains ont été et sont encore célébrés par des forces séculières agissant dans le cadre d’idéologies qui justifient la prétendue nécessité de sacrifier des vies humaines au nom de la réalisation de plus grands desseins. Citons, à titre d’exemple […] les premières croisades menées par l’Église catholique romaine pour convertir les Amériques ou encore les exigences capitalistes pour l’obtention de matières premières bon marché et de fiefs économiques conformes. La plupart des victimes sont peut-être aujourd’hui immolées sur l’autel du dieu « Profit ». (p. 187)

L’affliction wétiko permet à Forbes de désigner les attitudes personnelles mais surtout systémiques qui mènent à la destruction de la vie – d’autrui, de l’environnement, des animaux – pour servir des projets de grandeurs personnelle ou de domination civilisationnelle. L’esclavagisme, le patriarcat, l’asservissement économique sont des exemples parmi d’autres de ce que produit cette affliction sous couvert de « civiliser » l’autre, en fait de le dominer. En réalité, cette pseudo civilisation est une exploitation des uns par les autres qui mène à la destruction.

Cette exploitation s’entend sur le comportement des européens envers les amérindiens, oui, mais également de nos jours dans les politiques néo-colonialistes et consuméristes à l’œuvre un peu partout sur le globe. La prostitution, le tourisme comme une consommation de lieux, le salariat et l’accaparement des richesses par quelques-uns sont autant d’éléments purement wétikos de notre monde contemporain, dont l’état écologique dénote qu’il a été et est encore exploité à outrance pour ses ressources, l’habitat du monde ayant été remplacé par la colonisation de l’humain sur tout le reste : ses semblables, les animaux, l’environnement, etc.

Qu’est-ce que la civilisation ?

La mission auto-imposée et prétendument civilisatrice de l’Occident envers une Amérique pointée comme « sauvage » (et donc peuplée de « sauvages » eux aussi) a bien sûr obéit d’abord à une logique colonisatrice et confiscatoire. Et quoiqu’on le sache et l’admette aujourd’hui, le mythe du « sauvage » et de « la conquête de l’Ouest » qui lui succéda au XIXe siècle restent largement empreints de l’idée d’une terre hostile conquise de haute lutte par des européens civilisés… quand bien même les lieux n’étaient pas réellement sauvages puisque habités par des peuples séculiers autrement plus adaptés et respectueux de leur environnement que les nouveaux venus. L’occident et sa logique d’appropriation n’a eu de cesse d’étendre son influence pour exploiter et in fine consommer toute vie qu’il pouvait asservir pour ses propres desseins ; en réclamant des territoires et peuples conquis qu’ils s’adaptent à ce mode de vie imposé par la force.

Jack D. Forbes nous amène à questionner la notion de civilisation et quoique son texte date des années 70 il revêt aujourd’hui une pertinence toute autre en permettant de remettre en cause notre modèle de croissance infinie destructrice de l’environnement et en renouant l’humain à son environnement. Une pensée qui n’a pas attendu la réédition du livre en français (Le passager clandestin, 2019) pour faire son chemin dans certains mouvement écologistes contemporains.

Qu’appelle-t-on civilisation ? Pour Forbes la réponse est claire :

Rien ne nous oblige à nous dévorer les uns les autres comme des cannibales ! Le Créateur et nos ancêtres ont mis à notre portée d’autres manières de vivre . Comme le disait le défunt Nichidatsu Fujii, supérieur du temple bouddhique Nihonzan Myohoji qui a participé à la longue marche amérindienne de 1978, « la civilisation ne signifie pas l’installation de l’éclairage électrique, elle signifie encore moins l’invention de la bombe atomique. La civilisation signifie ne pas tuer les gens. » (p. 60)

Le passage le plus clairvoyant de Pocahontas est finalement celui où la notion de « sauvage » est retournée et fonction de la subjectivité de chaque camp. Il n’empêche, ce sont plutôt les powahatans qui ont raison d’affirmer que leur mode de vie à eux est effectivement plus civilisé c’est à dire respectueux de la vie et plus en équilibre avec l’environnement que le traitement infligé au vivant par les troupes de Ratcliff.

A la fin du film, il aurait donc peut-être été préférable que les anglais soient massacrés. A défaut d’une happy end, cette conclusion aurait au moins ouvert la porte à la légitime défense face à une soif d’exploitation proprement cannibale.

~ Antoine St. Epondyle

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