Penser dans un monde mauvais est un petit essai de combat dont l’objectif explicite est d’être utile à la pensée contestataire – « oppositionnelle » dit l’auteur.
A la suite de Foucault, dans Surveiller et Punir, Geoffroy de Lagasnerie revendique de ne pas écrire pour les statuts universitaires ou la reconnaissance du microcosme des sciences sociales (tout en étant édité chez PUF…), mais pour apporter de la matière utile aux luttes contre la « fausseté du monde ». Vaste programme, dont je vous livre ici ce que j’en retire.
Penser oppositionnel
Il n’y a pas de sociologie, d’art, ou d’auteur « engagé ». Le politique est « toujours déjà » dans chaque parole prononcée, dans chaque phrase écrite, car nul ne saurait se soustraire à la situation dans laquelle il s’inscrit. Corollaire : puisque l’engagement est possible pour qui s’exprime, créé, prend la parole, le désengagement est un renoncement, volontaire ou inconscient.
Pour Geoffroy de Lagasnerie, et c’est la thèse la plus édifiante du bouquin, il faut arrêter de penser le désengagement comme l’attitude de référence ; et ne pas appeler « engagés » les œuvres, textes et artistes qui pensent de façon « oppositionnelle » face aux systèmes et structures oppressifs, liberticides, et/ou inégalitaires. A contrario il faut nommer « désengagés » ceux qui, même sans les défendre ne cherchent pas à les combattre, et par leur inertie leur permet de perdurer. Pour l’auteur, le désengagement renonce à modifier le monde, ce faisant il consolide les structures en place et les rend légitimes. Ne rien faire, c’est collaborer.
L’auteur va plus loin et affirme que l’indépendance ne suffit pas – au sein de maisons d’éditions associatives ou collaboratives, par exemple – si elle ne s’accompagne pas du projet de remettre en cause ce qui cloche : la fameuse « fausseté du monde ».
Le monde est mauvais
La seconde thèse développée dans Penser dans un monde mauvais est puissante et contre-intuitive : la vérité n’est pas neutre. Geoffroy de Lagasnerie défend que la connaissance approfondie d’un système révèle nécessairement ce qui cloche, ce qu’il comporte d’injuste ou de violent. Vouloir séparer la pensée de l’action est une tentative d’anesthésier sa portée déstabilisatrice envers son objet d’étude. C’est chercher à dépolitiser la vérité pour la rendre inoffensive en la coupant de l’action.
Rejoignant les penseurs oppositionnels ancrés dans l’action comme – par exemple – le Comité Invisible auquel il fait parfois penser, l’auteur refuse le paradigme qui oppose pensée et action. La pensée se nourrit et se déploie dans le fait d’agir. Par sa capacité à révéler la fausseté ou la « mauveseté » du monde, elle est déjà action en elle-même.
C’est ainsi que la science sociale a vocation à expliquer et excuser les individus de leurs actes en reconnaissant les mécanismes déterministes qui pèsent sur eux. Nul n’est entièrement responsable de ses actes. Se contenter de châtier le meurtrier, c’est masquer la source véritable du problème, c’est traiter le symptôme plutôt que la maladie. Un terroriste, par exemple, est remplaçable et anonyme. Son action est explicable par divers systèmes en présence qu’il s’agit de dénoncer, en ne tombant pas dans le piège de l’assimilation du tueur à un acteur isolé qui n’agirait qu’en lui même (et qu’on pourrait comparer à un monstre pour surtout éviter de comprendre les motifs son action).
Cette idée me fait penser à Frédéric Lordon lorsqu’il disait, en substance, qu’il ne faut pas s’imaginer qu’un acteur à qui sont données toutes les clés systémiques pour faire quelque-chose se retienne de le faire pour quelque vague raison morale ou légale, même universalisée. Pierre Bourdieu ne disait-il pas de la récidive en milieu carcéral qu’elle est un effet du système dont l’objectif est de créer et réprimer la marginalité plutôt que de « remettre sur le droit chemin » ? Le récidiviste, le tueur, le terroriste ou l’individu sont des sujets d’étude trop petits pour généraliser quoi que ce soit, il faut penser par systèmes.
Cette dernière idée m’a immédiatement fait penser à un passage du roman d’Edouard Louis, En finir avec Eddy Bellegueule ; passage qui m’avait personnellement édifié et que voici.
« [Ma mère] pensait avoir fait des erreurs, avoir barré la route, sans vraiment le souhaiter, à une meilleure destinée, une vie plus facile et plus confortable, loin de l’usine et du souci permanent (plutôt : de l’angoisse permanente) de ne pas gérer correctement le budget familial – un seul faux pas pouvait conduire à l’impossibilité de manger à la fin du mois. Elle ne comprenait pas que sa trajectoire, ce qu’elle appelait ses erreurs, entrait au contraire dans un ensemble de mécanismes parfaitement logiques, presque réglés d’avance, implacables. Elle ne se rendait pas compte que sa famille, ses parents, ses frères, sœurs, ses enfants même et la quasi totalité des habitants du village, avaient connu les mêmes problèmes, que ce qu’elle appelait donc des erreurs n’étaient en réalité que la plus parfaite expression du déroulement normal ces choses. »
– Edouard Louis, En finir avec Eddy Bellegueule
Ce n’est pas un hasard si ce même Edouard Louis est à la fois directeur de la collection dans laquelle est publié Penser dans un monde mauvais et ami personnel de Geoffroy de Lagasnerie, auquel il dédia son roman Histoire de la violence. Le fait « d’accuser le système plutôt que les individus » des deux comparses a d’ailleurs provoqué de vives polémiques à la sortie de ce second roman (qui confine un brin à l’autoflagellation, il faut avouer). Lire cet article de Marianne. L’argument des détracteurs s’entend : être victime de viol ne justifie pas d’excuser tous les violeurs, fussent-ils déterminés dans leurs actes par quelque raison que ce soit. Le duel entre la légitime douleur des victimes et la tentative de systématisation des auteurs est lancé.
Mais je m’égare.
Penser dans un monde mauvais est un essai lumineux et passionnant, qui prend à contre-courant nombre d’idées communes et ouvre à la réflexion. Personnellement j’en retiendrai ces propositions fondamentales : 1/ Le désengagement, volontaire ou inconscient, est une forme de collaboration avec les systèmes oppressifs qu’il ne met pas en danger. 2/ La vérité (s’il vérité il y a) porte en elle une certaine fausseté. 3/ Penser c’est agir.
~ Antoine St. Epondyle
Je recommande également La société du spectacle de Guy Debord, qui présente la société comme un théâtre. Nietzsche écrivait : l’homme a l’art de ne pas mourir de la vérité.
Il y a selon moi un équilibre à trouver entre déterminisme social et liberté individuelle. Notre société capitaliste libérale a sa part de théâtre, mais est-elle moins préférable qu’un autre système ? Quels sont les résultats des expériences anarchistes, socialistes, capitalistes non libérales ? Comment améliorer notre démocratie de l’instantané et de la liberté à courte vue ? Faut-il une dictature écologique pour régler nos problèmes à long terme ?
Autre référence : Mythologies de Roland Barthes.
En ajoutant le sujet « capitalisme » tu élargis le thème. Ce n’est pas l’objet du bouquin en question, qui considère (je pense) que tout système ou pouvoir en place – que toute réalité – comporte sa part de « fausseté ». Et qu’il faut donc le combattre inlassablement.
Pour Mythologies, je ne suis pas sûr de voir le rapport avec le sujet par contre…
Du coup il ne s’agit pas de combattre le système, mais de se battre pour améliorer le système / ou combattre les dérives du système.
Quand je parle de Mythologie, je pense à l’article « Le monde où l’on catche », où les rôles des uns et des autres sont exagérés (le bon, le méchant, le vicieux, etc.). Les gens ont besoin de référentiel, même faux ou biaisé.
« …Il y a selon moi un équilibre à trouver entre déterminisme social et liberté individuelle… » Plutôt d’accord avec Guillaume. J’avoue avoir du mal à adhérer aux idées de La Gasnerie. » Penser oppositionnel « . Il y a un petit côté dogmatique dans ce parti-pris oppositionnel. Un peu comme les enfants qui à 2 ans découvrent le pouvoir de dire non pour se poser dans le monde.
Il y a une vingtaine d’années une prof de socio nous enseignait à ma classe d’étudiants en « métiers de la culture » : « il n’y a pas de témoins il n’y a que des complices. » Qu’elle en soit remerciée.