Orwell, le retour

6
5251
1984-orwell
Big Brother, par Guillaume Morellec

« C’est à ce moment-là que le sens des mots à commencé à changer.
Je me souviens comment « différent » est devenu synonyme de « dangereux ».
Mais je n’ai toujours pas compris pourquoi ils nous haïssaient autant. »
– V pour Vendetta

Depuis que je suis capable de les comprendre, j’entends des références à 1984. Et depuis les débuts de la révolution numérique, depuis le slogan « Si c’est gratuit, vous êtes le produit », bref depuis l’invention de Google AdWords, les références se précisent. Car Big Brother nous regarde, parait-il. Sauf qu’au lieu d’un moustachu anxiogène, il ressemblerait à un geek irresponsable de la Silicon Valley, avec une casquette à hélice.

La plupart du temps, ces références à Orwell sont à côté de la plaque. Qui a lu 1984 attentivement le sait. George Orwell décrivait l’état totalitaire comme il a existé en Allemagne nazie, dans l’Espagne franquiste et en URSS. Un modèle inventé au XXème siècle, basé sur la répression dictatoriale et le formatage de la pensée. L’état orwellien assied son pouvoir par la force.

Jusqu’ici, j’avais l’impression de vivre dans un pays dominé par la seule puissance économique, gangrenant tous les pouvoirs sous l’égide du Saint Pognon. La violence réelle du monde semblait masquée sous une sacré couche de bons sentiments et de logique managériale. On faisait des « guerres propres » avec nos drones, et on se réjouissait – comme on pouvait – de vendre des armes au monde entier pour faire baisser (ou pas) la courbe du chômage. Mais le règne du marché, la servitude volontaire et la compétition du chacun-pour-sa-gueule, ça n’a rien d’orwellien. C’est Aldous Huxley qui imagina la fabrication sur-mesure des êtres humains en vue de remplir des besoins économiques, l’abrutissement par le sexe-loisir, le muselage émotionnel par les drogues et la substitution de la morale par l’utilité économique. Nous vivions une version soft du Meilleur des Mondes.

D’ailleurs, j’avais écrit un bouquin là-dessus.

Bien-sûr il y avait ces rabats-joie technophobes et empêcheurs de tweeter en rond, qui disaient « Attention, les technologies de fichage et de contrôle pourraient être récupéré par un état mal-intentionné comme lors des révolutions arabes ! » Mais tout ça ne nous concernait pas. Notre Révolution était acquise depuis longtemps, on était libres. Facebook et Google nous espionnaient, mais quelle importance puisqu’ils nous laissaient jouer à Angry Birds ?

Nous avions tendance à voir l’état comme un instrument de la machinerie économique – qui nous dépasse – qui est si grande – qui est si belle ! – incarné par de vieux corbeaux trop occupés à garder leurs places pour réformer quoi que ce soit. Nous les conspuions vaguement, en bons bobos, eux qui étaient tenus en laisse par les lobbies et servaient les intérêts de leurs amis fortunés. Bref, Orwell était loin et nous parlions de lui de temps en temps, agitant pour rigoler le spectre lointain d’une NSA dont nous disions qu’elle lisait nos textos. Je ne me souviens pas d’une époque où je téléphonais sans m’amuser à l’idée qu’un américain du programme Echelon puisse écouter ma conversation depuis un bunker de l’Arkansas.

Et puis un jour, nos mojitos insouciants et nos parties d’Angry Birds furent troublés par une bande de raclures abruties venues démolir au fusil d’assaut l’idée que tout ça, ça n’arrivait pas chez nous. Alors Orwell est brusquement revenu à la mode.

Le jour même des attentats du 13 novembre, l’Etat d’Urgence a été décrété. Le Président que l’on surnommait « Flamby », à cause de son côté mollasse et de son absence de charisme, notre président « de gauche » pour qui j’avais voté, ce président « normal » a fait preuve d’une autorité qu’on ne lui connaissait pas. Et apparemment, il y en avait quelques-uns parmi ses sbires qui n’attendaient que ça pour sortir la lacrymo. Ils ont rallongé l’état d’exception, trois fois à ce jour.¹ On s’est souvenu du bruit des bottes, et des notions comme « violence légitime », « débordements » ou « état sécuritaire ». Et à quoi servait une matraque.

J’en étais à ce stade de mes réflexions quand j’ai repensé aux vrais fachos, qu’on n’entendait bizarrement pas beaucoup. Je me suis demandé si les social-traîtres au pouvoir avaient conscience de qui ils armaient d’un arsenal législatif de contrôle, d’un état policier, et pourquoi pas d’une inégalité de temps de paroles pendant les élections. Toute l’agitation de leur comédie sécuritaire n’était peut-être pas grand chose face à ce qui nous attendait ; et particulièrement les musulmans, maghrébins, arabes, noirs, roms, roumains, binationaux, sans-papiers, réfugiés, homosexuels, transexuels et transgenres, les militants sérieux et tous ceux qui dérivent de la Sainte Norme. Pour le coup, je me suis dit que les références à Orwell seraient de plus en plus justifiées.

Quant à savoir si c’est une bonne nouvelle…

-Saint Epondyle-

¹ Oui, je considère que la dernière proposition de rallonge en date va passer. On parie ?

A lire : « L’impact de l’état d’urgence » chez Amnesty International
A lire : « Sortir de l’état d’urgence » chez La Quadrature du Net

Antoine Daer
Auteur et journaliste SF | Website

Fondateur de Cosmo Orbüs depuis 2010, auteur de L’étoffe dont sont tissés les vents en 2019, co-auteur de Planète B sur Blast depuis 2022 et de Futurs No Future à paraitre en 2025.

6 Commentaires

  1. Point Orwell, point Orwell !
    Délit d’Aldous !
    Aldou-ce France ?
    Mais où va le totalitarisme ? On a encore un peu de liberté non ? Il ne faut pas croire HRW, ils sont vendus aux indignés et autres hippies place-de-la-républicains.

    Tu veux faire partie de ceux qui creusent, c’est ça ? Tiens le pistolet, rejoins le Parti. Colle-toi cet écusson. Celui avec l’aigle, oui.

    Ou alors on fantasme, et tout ça, c’est juste parce que tu soma-tises ?

    +1 pour le gugus qui lit tes textos depuis l’Arkansas.

  2. Ah vous les auteurs de science-fiction! Vous exagérez toujours! Oui? Non? Non… ah mince…
    J’avoue que je me sens un peu perdu dans cette époque actuelle un peu angoissante. La manipulation des masses a toujours été à l’oeuvre, on ne connaît que ça depuis des millénaires, le contrôle par le petit nombre sur le reste, mais tout le bazar semble s’accélérer, les propos ignobles, les lois liberticides, plus rien ne se fait en douce, et essayer de parler des manoeuvres évidentes des uns ou des autres pour rester à leur place semble de moins en moins possible. Oui, j’en discute avec des proches, qui comme moi renoncent à la télévision, à la surconsommation ou à cette course en avant pour un meilleur job, une meilleure place au soleil du capitalisme. Mais au-delà de ce cercle, qui malgré tout s’élargi, je n’arrive plus à communiquer posémment, mes collègues ont peur des noirs, des rouges, des marrons, de leur ombre, du climat, Macron? Il est jeune, il est beau, il présente bien. Valls? Il dit tout haut ce que les gens pensent tout bas (ah tiens, souvenirs…), Nuit debout? des jeunes fainéants et casseurs (il y a à redire sur ce mouvement, mais quand même).
    J’en suis un rouage, de cette machine pourrie, j’aime avoir de l’eau chaude, de l’électricité, je vis beaucoup de mes rencontres à travers mes loisirs rôlistes et autres, retourner dans la forêt et courir après les biquettes du troupeau ne me semble pas être une super avancée humaine, mais la déconsommation est indispensable, l’enrichissement spirituel également, en côtoyant des gens, en apprenant des choses concrètes – J’ai été tailleur de pierre jadis, et ça me manquait de ne plus travailler un matériau – que l’on peut ensuite partager.

    Mais tout ça, le tout-sécuritaire, le dialogue oligarque, le mal-être, tout ça il faut s’en détourner. Parler? Oui, à Nuitdebout on parle, je me croyais à Solidays, avec les mêmes qui disent comment parler et qui savent mieux que toi. Mais on parle dans le vide, ceux qui ont le pouvoir ne vont pas le lâcher, évidemment, et donc parler entre nous, râler entre nous, penser au futur joyeux, tout ça est inutile tant qu’on a pas une once de moyen d’action sur ces gens qui contrôlent tout.
    Agir? Certains courageux le font oui, mais ils se font tabasser, ou pire encore, leur message est noyé dans le bruit médiatique. Reste à nous faire un remake de V pour Vendetta, mais pour laisser à ceux qui savent mieux que nous le même pouvoir sur nos vies.

    … Désolé d’avoir trollé ton article, toujours de qualité tip-top + !

    • Point de troll, je t’en prie.
      En tous cas tu évoques pas mal de trucs qu’on est nombreux à avoir en tête, cette envie d’action et de changement tout en ne sachant pas par quel bout prendre le problème, puisque nous en sommes partie intégrante. C’est pareil avec l’écologie, d’ailleurs. Il faut sans doute plus y aller à petits pas mais avec détermination qu’avec des insurrections violentes et qui perdent -souvent- le contrôle d’elles-même.

  3. C’est amusant ça fait quelques mois que je me dis la même chose. Faire le même constat, à la différence que je faisais partie de ceux qui criaient au loup depuis quelques années, sur d’autres aspects que ceux cités d’ailleurs :

    – La Novlangue : je suis sidéré de voir (et ce n’est pas nouveau) à quel point les gens ne savent plus lire, n’ont plus de vocabulaire, où le sens même des mots se sont perdus dans les oubliettes des idées simplistes. Un « radicalisé » deviens synonyme de « dangereux » ou « terroriste », alors qu’un moine chartreux est justement un radicalisé (il n’y a pas de compromis dans sa doctrine) mais nullement dangereux ou terroriste. Un « salafiste » devient aussi un « terroriste », alors que ce n’est au final que l’équivalent islamique de nos « ultra-catho » (dont une petite partie, coucou Breivik, pourrait être terroriste). Je reprends des exemples récents, mais ça fait bien 10 ans que je vois sur Internet l’incompétence linguistique de beaucoup, beaucoup trop, de monde. Sans le véritable sens des mots on ne développe pas de pensée complexe, ou on met plus de temps à la définir (ce qui reviens au même : TL;DR), et surtout on a toutes les peines du monde à les diffuser. C’est la Novlangue, et on est dedans depuis bien avant le 13 Novembre.
    – L’Etat de Guerre permanent : certes l’Etat d’Urgence est un nouveau palier (et pas des moindres), mais n’oublions pas qu’on est sous Vigipirate renforcé depuis le 11 Septembre 2001. On a appris à ne plus les voir ces militaires, ces Famas qui trainaient un peu partout, mais ce n’est pas normal, ce n’est pas normal d’avoir des militaires avec des armes de guerre dans les lieux publics, tout le temps, pendant des décennies.
    On accepte car on se croie en danger, en état de guerre, qui est devenu permanent. Et quand la menace devient plus visible, plus palpable, l’étau se resserre, rapidement, trop grossièrement sans doute, mais tout ça n’a pas commencé le 13 Novembre, ce cirque a débuté le 11 Septembre (et p-e même avant), et ne fait qu’empirer depuis. A un tel point qu’on a commencé à enlever les couleurs du plan vigipirate il y a quelques années (quand on reste ad vitam aeternam dans le niveau le plus élevé, autant tout virer, ceci devenant l’état « normal »), pour finalement basculer sur l’Etat d’Urgence quand ça chauffe. Qui deviens ensuite normal. Au prochain attentat on fait quoi, on imposera l’Etat de Siège ?
    – Les caméras, image facile certes, mais néanmoins présente, jusque dans l’intimité, avec des scandales croustillants comme le piratage des webcams d’étudiants Américains par leur Administration et autres joyeusetés (c’était des PC proposés par lesdites administrations…). Certes, c’est des scandales ici ou là, jamais de grandes révolutions, mais bon, c’est là, et inconsciemment ou non, ça nous influence.

    Malgré cela, je comprends ton ressentis et je le partage. En fait, j’en suis terrorisé. Bien sûr, de nombreux aspects m’irritaient (ceux précités, comme ceux décrits par Huxley : sur-utilisation du sexe pour compenser l’aliénation et le manque de libertés, destruction de l’échelle sociale, …), mais je me disais « ça ne reste dangereux que si on bascule dans l’extrême droite, ce qui reste peu probable », ou « ne virons pas parano, on reste dans une démocratie, en état de droit » etc.

    Aujourd’hui, je me rends compte que l’état de droit ne résiste pas longtemps contre la peur et les épouvantails, que la démocratie devient dangereuse quand on apeure et terrorise les votants, sans leur donner les moyens de prendre de la distance et rationaliser ce qui se passe. Il y a eu autant de morts le 13 Novembre qu’il y a eu de morts sur les routes ces deux dernières semaines (soit 3500 par an), à la différence que pour les morts sur la route, ça se répète tous les 15 jours. Ce n’est pas comparable, évidemment, en termes d’horreur ni de symbole, mais voir qu’aujourd’hui les gens en sont terrorisés, alors qu’ils ne le sont pas de la voiture, c’est juste ridicule, irrationnel et comme on peut le voir, dangereux.

    Je m’en rends compte aujourd’hui, et c’est la douche froide : je ne regardais pas ces risques très sérieusement, ces choses qui grandissaient sans qu’on réagisse réellement. Un peu comme l’exemple que tu as donné avec l’informatique, j’ai eu des amis qui me disaient « tant que tu n’as pas recompilé GCC (compilateur C++) tu ne sais pas s’il y a une backdoor dans ton logiciel », je souriais en me disant qu’il fallait être sacrément tordu pour réfléchir à ce genre de trucs. Aujourd’hui avec l’après Snowden, je rigole beaucoup moins, et je me demande sérieusement si on peut avoir confiance dans le binaire de GCC.
    Et avec l’après 13 Novembre, il y a un ensemble de repères qui se sont envolés aussi.

    Quelque part je suis vraiment content de NuitDebout pour cela, car la seule arme qu’on ait (et ce n’est pas la moindre) c’est d’informer, d’instruire. Après Snowden j’ai formé mon entourage aux outils VPN et d’encryptions (et quand je vois le virage totalitaire de tout 2015, je me dis que je devrais faire beaucoup plus). Aujourd’hui, nous devrions tous, NuitDeboutiste ou non, toi, moi, toi qui me lis, diffuser des idées, les bonnes idées, celles qui élèvent et libèrent, contre celles qui renferment et assujettissent.
    D’ailleurs, la réaction de l’oligarchie à l’encontre de NuitDebout et des débats citoyens est assez… révélatrice.

    (bordel le pavé, désolé)

    • Salut Nico,

      – La novlangue c’est une évidence. J’ai un article là-dessus en préparation. A mon sens, il y en a deux en action : la « businessisation » du langage, a grand renfort d’anglais et de termes à la mode, qui rend d’autant plus « naturelle » l’appartenance au capitalisme ; et la novlangue d’état, celle qui cherche à contrôler sans en avoir l’air, sans s’assumer comme tel, en transformant par exemple la vidéo-surveillance en vidéo-protection.

      – Je suis d’accord avec toi sur l’état de guerre permanent depuis Vigipirate. Pas très envie de voir jusqu’où ça ira…

      – Plus que la caméra, ou webcam, je pense surtout au controle induit par le numérique. Il est urgent de s’en protéger, et encore une fois il ets double : d’abord publicitaire, du fait des GAFA et éditeurs de logiciels, et puis étatique, comme on le verra de plus en plus. Le hacking d’individu à individu, c’est un peu plus marginal je dirais.

      Je suis d’accord sur le reste de tes constats ; jusque là on en parlait « comme ça », histoire de se rappeler que c’était possible. On flippe, maintenant.

      Pas de quoi s’excuser pour le pavé ; c’est chouette de pouvoir discuter en détails, même si je mets plus de temps à répondre. :)

LAISSER UN COMMENTAIRE

S'il vous plaît entrez votre commentaire!
S'il vous plaît entrez votre nom ici