Il y a des lustres que je lis La Spirale, cette mine d’informations et d’inspirations artistico-cyberpunk. Il y avait donc des lustres que je voulais interviewer Laurent Courau, son fondateur et auteur principal depuis 1995.
C’est aujourd’hui chose faite, et je suis heureux de pouvoir publier cet échange fleuve, long et fécond, pétri de l’intelligence de ceux qui étudient, depuis des décennies, les marges obscures de nos sociétés qui se voudraient très rationnelles. Après Théodore, le grand manitou du Tryangle, voici donc le fruit de nos discussions avec Laurent Courau, mutant numérique touche-à-tout que je remercie, encore et toujours, de sa disponibilité et de ses réponses amicales. Discuter avec Laurent, c’est un peu voir le futur, l’invisible, le rêve et l’enfer en même temps.
Les images qui émaillent cet article sont fournies par ses soins, et proviennent toutes de ses différents projets.
Journaliste fondateur de LaSpirale.org, Laurent Courau est spécialiste de l’underground et des contre-cultures. Il est notamment l’auteur de la websérie Les Sources Occultes (voir en bas de page) et des essais Vampyres quand la réalité dépasse la fiction et Mutations pop & crash culture, une anthologie de LaSpirale.org.
Rencontre avec Laurent Courau
#INTERNET
Antoine : Tu as commencé à publier La Spirale en 1995, ce qui fait de toi l’un des plus « vieux » auteurs en ligne encore en activité. A cette époque, j’avais six ans et pas tellement la tête à l’underground. Depuis tout ce temps, qu’est-ce qui a changé ?
Laurent Courau : Excuse ma coquetterie, mais l’un des plus vieux, n’exagérons pas. (sourire) Il y avait déjà du monde sur le réseau, avant que je me connecte et que La Spirale n’y déménage. Plusieurs générations de pionniers m’avaient précédé depuis la fin des années 1980 et la mise en place par l’administration américaine de cinq centres informatiques surpuissants, auxquels les utilisateurs pouvaient se connecter, suivie de l’invention géniale du World Wide Web et de l’HyperText Markup Language (HTML) par Timothy John Berners-Lee, ingénieur physicien du CERN, au tournant des années 1990.
Qu’est-ce qui a changé ? Tout.
Au mois de décembre 1995, nous étions 16 millions d’êtres humains connectés à Internet, soit 0,4 % de la population mondiale de l’époque. En décembre 2017, nous étions 4 milliards 157 millions de connectés au réseau, soit 54,4 % de la population mondiale. Arrimés à nos smartphones, toxicomaniaques des écrans, dopés au narcissisme promulgué par les réseaux sociaux et in fine toujours plus soumis au joug d’un modèle économique dévoyé, qui accélère lui-même dans un vide intersidéral en direction de nulle part, comme un poulet de basse-cour dont on viendrait de couper la tête.
Dans les années 1990, l’incompréhension des pouvoirs économiques, politiques et financiers face à cette nouvelle frontière digitale laissait encore flotter la perspective utopique d’un « village global » ; une sorte de meilleur des mondes numérique, au sein duquel nous nous imaginions tous reliés par un même élan humaniste, fraternel et progressiste. De fait, il n’y avait encore aucun contrôle, aucune mainmise des États ou des grandes corporations sur le web, ce qui en faisait un terrain de jeu merveilleux pour nous autres, pionniers, freaks et aventuriers. Et ce qui a donc motivé mon désir de transposer La Spirale, un bulletin d’information cyberpunk, alors photocopié, sur ce nouveau support.
Vingt-trois ans plus tard, l’utopie est bel et bien passée de mode. La tendance est à l’entretien d’une paranoïa constante et au tout-sécuritaire, phénomènes encore et toujours motivés par cette même obsession pour le pouvoir et l’argent-roi. Comme ce fut le cas de la télévision en son temps, les pouvoirs en place, soutenus par des populations de moutons, ont dégradé un outil magnifique à des fins débiles. Pire, nous n’en sommes probablement qu’au début d’une catastrophe totalitaire, comme le laisse supposer le réseau social d’évaluation des citoyens chinois programmé pour l’année 2020.
En bref, un quart de siècle aura suffi pour transformer l’une des plus belles belles inventions humaines en piège abyssal. Mais tout n’est pas que sombre et ténébreux. Les réseaux digitaux permettent également aux contre-pouvoirs de s’organiser, mieux que jamais, et de redoubler d’activité, à la fois sur le net et dans le monde réel. Et c’est ainsi que nos vies se révèlent autrement plus drôles, intelligentes, enrichissantes, heureuses et joyeuses ; dans l’action, la création, la communication et le partage, plutôt qu’au travers de postures de consommateurs passifs, rivés à leurs portables, accros aux récompenses narcissiques des réseaux sociaux et aux promotions des sites de vente en ligne.
Tu te rappelles du chien de Pavlov et de sa glande salivaire ?
#MARGES
Qu’est ce qu’une marge ? Notre époque me semble apporter un éclairage cru et violent sur de nombreux inframondes auparavant cachés, et s’être définitivement habituée à l’idée que « tout existe ». Plus rien ne nous étonne, peut-être à cause d’Internet. Quelle place reste-il pour ces fameuses marges aujourd’hui, et où ?
Une marge, c’est un espace qui échappe aux normes de son temps et de son territoire, situé sur une périphérie, que celle-ci s’envisage sur un plan urbain, plus globalement géographique, voire même mental. Il peut s’agir d’un ghetto, d’une friche, d’un lieu de création ou de vie atypique, d’un campement provisoire, d’une zone d’autonomie temporaire (ou pas), d’un inframince à la Marcel Duchamp, entre-deux et « espace de singularisation » à la limite du perceptible. Quelque part, c’est « à chaque culture, son centre et ses marges ».
Plus rien n’étonne peut-être plus nos contemporains sur Internet, mais le virtuel n’est pas le réel. À un moment, il faut oser sortir de sa zone de confort et affronter le monde extérieur. Tu peux passer ta vie à regarder des vidéos sur YouTube, des reportages sur les bas-fonds de New York, de Djakarta ou de Delhi, mais crois-moi que tu n’éprouves pas les mêmes sensations lorsque tu te retrouves toi-même sur place, à arpenter les ruelles et les arrière-cours du Queens, de Spanish Harlem ou de Majnu-ka-tilla, le ghetto tibétain de la capitale indienne.
La vraie vie, c’est joyeux, parfois dangereux. Ça ne sent pas toujours bon, ça pue même souvent. Tu peux t’y retrouver à converser au milieu de la nuit avec des personnes dont tu ne comprends pas la langue, qui croient en l’existence de singes volants, de serpents de mer géants ou de morts qui se relèvent de leurs cercueils, à goûter et à boire des trucs improbables en leur compagnie, dont tu contrôles mal les effets. On s’y confronte au luxe le plus outrancier, comme à la misère la plus crasse. Ton corps ne comprend pas lui non plus, ton système digestif part en vrille.
Une terra incognita, une zone marginale, on la vit, on la respire, on l’ingurgite. Et ce faisant, elle nous contamine, nous change et nous modifie ; ce qui participe de la beauté du voyage. Ne plus s’étonner de rien me semble aussi triste et absurde que présomptueux. Il n’y a là rien de plus qu’une illusion générée par un hyper-centre mortifère, dépassé par la prolifération de marges qu’il tente désespérément d’ignorer. Plus que jamais, l’humilité et la curiosité me semblent faire partie des conditions essentielles à notre (sur)vie.
Dans notre débat sur la créativité du futur, avec Alain Damasio et Ariel Kyrou, mes deux invités évoquaient l’idée que la création ne pouvait venir que des marges, justement. Qu’aucun système de production capitaliste ou régit par des obligations commerciales / de popularité ne pouvait réellement créer. Qu’en penses-tu ? Et d’ailleurs, peut-on imaginer création qui ne soit pas récupérée (pervertie ?) par ces systèmes de productions capitalistes comme ça a été le cas très souvent ?
Je crois surtout en l’existence d’une sorte d’éco-système culturel. Avec des marges qui réfléchissent, créent et produisent librement, c’est-à-dire hors des contraintes commerciales, puis croissent et se font happer par le « système » dans un cycle quasi immuable, en se faisant dépouiller au passage de ce qui pourrait déranger les affaires de l’industrie du divertissement, du marché de l’art, des médias de masse et des câble-opérateurs ; un processus qui n’empêche néanmoins pas certaines idées « révolutionnaires », certains concepts novateurs et progressistes de passer au travers des mailles du filet pour imprégner et faire évoluer nos sociétés.
Et puis, il y a aussi des moments où les défenses de ce même système s’avèrent moins efficace. À titre d’exemple, on peut citer la période du « Nouvel Hollywood », de la fin des années 1960 au début des années 1980, lorsque les réalisateurs ont pris le pouvoir au sein des grands studios de production américains en imposant des thèmes jusqu’alors tabous, tels que la violence, la corruption des pouvoirs politiques, le massacre des Indiens ou la sexualité, sous l’influence de la contre-culture, du néoréalisme italien et de la Nouvelle Vague française. Avant que George Lucas et Steven Spielberg ne torpillent tout ça en imposant le format du blockbuster estival, simple et plein de bons sentiments.
Cela dit, il faudra me citer un artiste, un romancier ou un créatif, au sens le plus large du terme, qui ne soit aucunement motivé par la célébrité ou l’argent. Exceptés Bill Drummond et Jimmy Cauty, les deux musiciens du groupe KLF qui ont eu le culot, la folie et l’audace de brûler un million de livres sterling dans un grand geste de magie rituelle dadaïste, avant de disparaitre des écrans des médias de masse durant vingt-trois années, je n’en vois pas beaucoup.
Ton approche de l’underground est souvent liée à un ancrage physique (par exemple dans le corps, chez les vampyres), ou géographique. Tu le dis d’ailleurs toi-même, ce sont les lieux plus que les gens qui t’ont marqués. Quelle est la place du lieu, pour toi, dans le développement des cultures alternatives ? Quelle est alors la place d’Internet, qui est une sorte de « non-lieu » et qui pourtant semble foisonner de cultures underground ?
Plus que le corps, c’est la géographie et ce qu’elle recouvre qui m’intéresse. Et plus que dans un ancrage, je me retrouve dans le mouvement, le voyage, la variété et la multiplication des lieux, au travers de ce qu’ils représentent, émettent et contiennent. Internet complémente cette géographie, mais ne l’annule évidemment pas comme certains auraient aimé nous le faire croire. Tant que nous ne nous serons pas complètement dématérialisés dans la machine, nos enveloppes physiologiques et les lieux qu’elles occupent (et qui les occupent, en retour) nous rattraperont toujours.
#CYBERPUNK
Dans ton interview pour PostAp Mag, tu présentes ton futur livre. Je cite :
« Il y est question du XXI° siècle et de notre avenir. En passant par les bas-fonds et les haut-fonds de la planète, depuis la brousse vaudou béninoise jusqu’à Majnu-ka-tilla, le ghetto tibétain de Delhi, des côtes libyennes à Cologny, le quartier des milliardaires en bordure de Genève. Il y aura de la sorcellerie, du sexe, des technologies et des laboratoires de pointe, des punks et des transhumanistes, de la violence, des ultra riches et des très pauvres, des artistes, des péripatéticiennes et des marginaux. »
Bon, déjà, ça a l’air génial. Alors ça y est, on vit pleinement dans un monde cyberpunk ?
Ça reste une grille de lecture parmi d’autres, une vue de l’esprit, histoire de s’amuser un peu, mais oui… Une part non négligeable des fantasmes des écrivains cyberpunks du début des années 1980 a déjà pris chair dans la réalité de ce début de 21e siècle : la fusion de l’homme et de la machine, l’explosion démographique et la concentration des populations dans les mégapoles, les fantasmes d’intelligences artificielles, les crypto-monnaies et la criminalité organisée en ligne, les ghettos de super-riches et leurs cliniques d’extrême longévité, les tribus de hackers, la raréfaction des ressources énergétiques et minières, les phénomènes de pollution endémique, les multinationales plus puissantes que les États, les manipulations génétiques, la relance de la course à l’espace par des entrepreneurs du secteur privé. Nous y sommes !
Pour être sincère, je me fais plaisir avec ce livre. Rien ne me rend plus heureux que de me promener à l’autre bout du monde. De humer l’air du matin, accroché à la plateforme arrière d’un camion brinquebalant en plein Sahara, au cœur du pays vaudou béninois ou dans les Himalayas, sur la route du Ladakh, entre Srinagar et Leh. C’est là que je me sens le plus à ma place, un héritage de mon enfance nomade, entre la France, l’Italie, le Maroc, la Lybie, l’Inde, etc. Le sédentarité et la possession de biens matériels, au-delà du strict nécessaire et à l’exception des livres, font partie de mes grandes phobies. Comme l’énonce si bien l’immense Lionel « Foxx » Magal au travers de l’un de ses fameux haïkus hippies surréalistes dans Jusqu’ici tout va bien, le film documentaire que je lui consacre et qui sortira en 2019 : « Sur la route, un casse-croute, on est bien. »
Et ça tombe bien, nous vivons désormais dans un monde de science-fiction. Parmi les nombreux romans qui ont marqué mon adolescence, je retiens ainsi Les mailles du réseau de Bruce Sterling, qui me semble avoir anticipé mieux que d’autres l’irruption de la technologie là où on ne l’attend pas. Après William Gibson, qui avait déjà mis en scène une prolifération de divinités vaudou sur le réseau dans Comte Zéro, Sterling partait dans la direction opposée en amenant les technologies de pointe vers des zones déglinguées, rurales ou semi-rurales, loin des centres urbains prisés par ses collègues cyberpunks. Ce qui s’est avéré à la fois particulièrement habile d’un point de vue narratif et juste en terme de prédiction. On peut s’attendre à ce qu’il se déroule de plus en plus d’évènements étranges au fond de certaines campagnes dépeuplées. Et c’est d’ailleurs déjà le cas !
On ne s’affranchit pas de son enveloppe physique. Mais Internet donne le moyen à des gens totalement dispersés de se former en collectifs, de partager (discrètement) autour de sujets et de pratiques marginales. Sans le réseau, de nombreuses communautés en seraient probablement restés au stade embryonnaire. N’est-ce pas ce que nous apprennent les sites comme La Spirale, ou plus spécifiquement Le Tryangle qui cherche justement à écumer le web à leur recherche ?
Il faut lire ou relire Counterculture Through the Ages de Ken Goffman, alias RU Sirius (le co-fondateur du magazine Mondo 2000, bible de la cyberculture californienne de la fin des années 1980) ; le premier livre d’Histoire consacré aux cultures alternatives et aux modes de pensée subversifs, depuis l’Athènes des socratiques et la Chine des taoïstes jusqu’aux développements les plus récents des contre-cultures numériques. Ces communautés, fonctionnant à contre-courant des courants de pensée dominants, ont toujours existé. Ça n’a rien de nouveau. Bien heureusement, d’ailleurs.
Pour rester sur des périodes relativement récentes, les ancêtres des marginaux que tu évoques échangeaient par courrier dans les années 1960, se laissaient des messages en poste restante par le biais d’un réseau de librairies et de bistrots perdus aux quatre coins du monde, du Quartier latin parisien au fin-fond de l’Inde ou du Népal, de San Francisco à l’East Village new-yorkais ou aux plateaux de l’Ardèche. L’information transitait plus lentement, certes. Mais elle infusait aussi plus longtemps et sans doute plus en profondeur. On réécoutait un disque des milliers de fois, jusqu’à en épuiser ses microsillons. On relisait encore et encore un livre ou un magazine. L’information était rare, difficile d’accès et pour cette raison hautement valorisée.
Comme dit, le genre de « communautés » que tu évoques a toujours été présent sur les marges. Dans les années 1980, des concerts de groupes obscurs réunissaient des centaines de punks dans des squats de banlieue ou de quartiers défavorisés. Et nombreux étaient les anciens hippies qui avaient tenté l’aventure, sur la route, loin des villes. Alors oui, Internet accélère la rapidité des échanges, ce qui présente d’indéniables avantages. Mais dans le fond, est-ce que tu préfères recevoir un message électronique instantané sur ton smartphone ou apprendre qu’un mot écrit t’attend, accompagné d’un bol de soupe fumante, au comptoir d’une auberge afghane après plusieurs jours de voyage sur des routes enneigées ? À chacun sa poésie.
En conclusion, ce n’est pas pour dire que « c’était mieux avant », mais les réseaux digitaux n’ont pas révolutionné la formation de collectifs autour de sujets et de pratiques marginales. On assiste juste à la continuation de processus similaires, avec des moyens technologiques plus avancés, mais un fond qui reste le même : « vivre autrement, se réinventer, changer le monde dans lequel nous vivons, etc. » Par contre, les réseaux sociaux ont certainement participé à un nivellement par le bas. Je t’accorde volontiers que Facebook et YouTube ont eu un impact désastreux sur la culture de masse.
Revenons, si tu veux bien, à l’idée que nous vivons dans un monde de science-fiction, et à cette image classique de dématérialisation dans la machine. Tu y crois ? Plus largement, quel est ton rapport au transhumanisme ?
La Spirale fut l’un des premiers médias français à rencontrer et à interviewer les transhumanistes français et américains : Anatole Dolinoff de la Société Cryonics de France, le professeur Boutron et son Virus de jouvence, les équipes de la Alcor Life Extension Foundation, Natasha Vita-More, puis son mari Max More, etc. À l’époque, l’ambiance était différente, plus détendue et folklorique. Ils ne bénéficiaient pas des mêmes appuis, notamment du soutien financier de Google.
Bien sûr, à l’exception de quelques religieux fondamentalistes hirsutes, il ne doit pas y avoir grand-monde pour s’élever contre un allongement de notre espérance de vie, dans de bonnes conditions physiologiques et mentales. Mais nos problèmes les plus immédiats se situent du côté du fossé grandissant entre des élites désaxées, au sens premier du terme, et le reste de la population, avec les conséquences démographiques, économiques, écologiques, voire politiques, que l’on sait.
N’en déplaise à Ray Kurzweil, nous sommes encore très loin de notre dématérialisation dans la machine et les algorithmes, aussi experts soient-ils, ne m’évoquent guère la singularité. Pour le moment, les ouragans hérités du dérèglement climatique apparaissent bien plus tangibles, notamment aux populations concernées dans les zones tropicales et dorénavant jusque sur les côtes européennes (comme au Portugal en octobre 2018), que le stockage de la conscience humaine dans le cloud.
Mais il existe heureusement une autre composante, notamment française, de la grande nébuleuse transhumaniste, plus soucieuse du bien commun, moins individualiste. Contrairement à mes derniers échanges avec certaines grandes figures du transhumanisme, qui ne m’ont pas vraiment rassuré. Je conseille donc aux personnes que le sujet intéresse de jeter un œil du côté de l’Association française transhumaniste et de l’interview d’Olivier Nerot sur La Spirale.
À mon sens, la priorité se situe encore et toujours dans la répartition des richesses et des bénéfices du progrès technologique. Ce qui m’évoque un récent article de Douglas Rushkoff, traduit et diffusé par nos soins, dans lequel cet essayiste new-yorkais décrit sa rencontre avec des financiers de Wall Street persuadés d’un effondrement prochain et prêts à tout pour sauver leur peau ; soit le niveau zéro d’une forme d’intelligence collective et peut-être le plus grand piège qui nous guette.
#FIN DU MONDE
Tu n’es pas décliniste, et pourtant tu le dis « ça va secouer » (à la suite de Norman Spinrad dans La crise de la transformation). Doit-on s’attendre à un grand Big Bang ? Un collapse fécond et régénérateur ?
Ça secoue déjà, non ? (sourire) Nous sommes en plein dedans.
Pas besoin de boule de cristal pour comprendre que notre priorité, en tant qu’espèce vivante et originaire de cette planète, se situe dans la préservation de sa biosphère. Ce qui nous concerne tous, bien au-delà de nos différences, de nos origines ethniques, de nos religions et de nos âges, de nos préférences sexuelles et de l’épaisseur de nos comptes en banque. L’Europe éprouve déjà des difficultés à gérer une crise migratoire qui a démarré à la fin des années 2000. Qu’en sera-t-il si les récentes prédictions d’un groupe de climatologues de la NASA s’avèrent justes, avec un Maghreb et un Moyen-Orient invivables à court terme et 500 millions de réfugiés climatiques à la clé ?
On peut choisir d’écouter les survivalistes qui nous vendent des « solutions » individuelles, familiales ou claniques ; retaper un bout de maison dans les Alpes, les Pyrénées ou en Auvergne, planter des poireaux, remplir la cave de boites de conserve et attendre, fusil à l’épaule, les hordes de pillards. Promouvoir, encore une fois, à la guerre du « tous contre tous », plutôt que de chercher et de trouver des solutions, tous ensemble. Dans ce contexte anxiogène, la bonne nouvelle est que l’être humain ne se montrant jamais aussi inventif et efficace que lorsqu’il se trouve dos au mur, nous ne devrions plus avoir à attendre trop longtemps pour en percevoir les effets positifs.
Du côté de La Spirale, nous allons continuer à opérer sur un terrain que nous maîtrisons, en lançant Mutation au début de l’année 2019 ; un nouveau format papier qui se focalisera sur les solutions aux grands défis de l’époque. Une publication gratuite, motivée par la volonté de renouer avec l’esprit libertaire de la presse underground des décennies 1960 et 1970, puis l’énergie des fanzines hardcore punk, de nous replonger dans une dynamique délirante, pugnace, drôle et sexy. Comme l’écrit l’écrivain de science-fiction Norman Spinrad, que tu cites à juste titre : « nous sommes les générations de la crise de transformation, faisons le travail, avant qu’il n’y ait plus rien à faire ».
Arrêtons de subir, de déprimer et de nous plaindre, il nous appartient à nous et à nous seuls de changer, de nous transformer et d’interagir de manière constructive. Ici en France, nous faisons partie des populations les plus favorisées de cette planète. Si nous n’agissons pas, qui va le faire ? Nous devons nous motiver, avancer, progresser, car nous n’avons plus le choix de perdre. Et n’en déplaise à certains, la mobilisation dite des « gilets jaunes » ou le recours contre l’État français pour inaction climatique, signé par plus d’un million de citoyens en 48 heures, à l’initiative de quatre ONG, amènent des bouffées d’oxygène bienvenues.
Alors, non. Je ne penche pas pour l’effondrement, mais pour une mutation féconde et génératrice. Il faut sortir de cette culture de la peur, qui trop souvent nous paralyse, et agir.
J’aime beaucoup l’idée que la fin du monde soit perpétuelle, sous la forme d’un glissement. Comme le dit Douglas Rushkoff que tu citait dans un article :
« Il n’y a rien au tournant. Pas de limite à atteindre, pas d’horizon événementiel à franchir, ou de moment d’innovation à espérer. Le changement s’est déjà produit. En effet, vous baignez en plein dedans. »
Mais il n’est pas question de « fin du monde » dans cette citation de Douglas Rushkoff, tirée de son court essai L’Évolution comme sport d’équipe. (sourire) Il s’agit plus d’un état de changement perpétuel, d’une évolution permanente, d’un état de « mutation » constant.
Et donc : Mutation, un fanzine papier dédié au futur… c’est une super nouvelle ! C’est ta réponse à la vision du futur très startup nation / Silicon Valley qu’on nous promet en parlant du futur ?
Mutation constitue la continuation évidente de La Spirale. Au milieu des années 1990, le web constituait une nouvelle frontière sauvage, une nouvelle zone franche ouverte aux curieux, aux aventuriers. Aujourd’hui, la tendance s’est inversée. Nos contemporains se trouvent, pour beaucoup, captifs de la matrice et c’est le monde réel, la réalité analogique, qui constitue le territoire à reprendre, à défricher. Ce qui nous ramène directement au phénomène bien actuel des friches, des espaces autogérés, des zones d’autonomie, qu’elles soient temporaires ou durables, qui fleurissent un peu partout. Je pense, par exemple, aux amis de la Gare XP à Paris, aux Lyonnais de Grnnnd Zero ou aux Genevois de l’Usine.
Quant à Mutation, pour en revenir à ta question, la situation nous impose le support papier, le texte imprimé. Celui qui s’échange, se transmet de la main à la main, en échappant à l’œil du réseau, aux fourches caudines de Google, d’Amazon et de Facebook. Comme me le faisait remarquer l’écrivain Jean-Michel Truong à l’occasion d’une interview récente publiée sur La Spirale, nous avons besoin de reconstituer du lien social, de redonner du sens au « collectif », de privilégier le « bien commun ». Et puis, quoi de plus transgressif aujourd’hui, de plus a-normal que d’aller à l’encontre de la noirceur ambiante sur la base de nos talents respectifs ? Et donc dans notre cas, de créer de nouveaux médias positifs et constructifs ?
Peux-tu nous en dire plus sur les premiers sujets de Mutation, qui écrira dedans, etc. ? Et surtout, peut-on s’abonner ? Sera-t-il distribué ou seulement disponible dans des cercles restreints ?
Dans un premier temps, Mutation sera distribué gratuitement à travers un réseau de librairies, de cafés, de galeries, de salles de spectacles, de centres autogérés, de lieux de vie et de création, en somme. Exactement là où la littérature et l’écrit se doivent de circuler. La culture se doit rester vivante et fluide. Les personnes qui écriront dans Mutation sont celles qui participent déjà à La Spirale, mais notre porte reste grande ouverte aux nouvelles collaborations. Que les personnes désireuses de rejoindre l’aventure n’hésitent surtout pas à nous contacter, rien ne nous fait plus plaisir que d’élargir le cercle de nos amis. Quant aux abonnements, nous y réfléchissons. Il y aura bien quelque chose de ce genre, pour les personnes éloignées de nos zones habituelles de distribution. Pareil, j’invite toutes les personnes disposant d’un lieu de vie, d’une salle ou participante d’un réseau local, à nous contacter. Nous sommes « légion ». (sourire)
Dans ta participation à Un XXIe siècle irrationnel ? Analyses pluridisciplinaires des pensées alternatives tu évoques longuement ton passé passionnant et ton intérêt pour les mondes alternatifs largement issu des mouvements punks. Ton rapport à l’underground est-il toujours teinté d’une dimension politique, au delà de la volonté de « questionner le statu quo » ? D’ailleurs, peut-il en être autrement ?
(Sourire) En effet, je vois difficilement comment il pourrait en être autrement. Pour moi, l’underground représente cet espace-temps mental au sein duquel tout s’invente et se réinvente constamment. Un espace de liberté d’autant plus nécessaire dans un « monde des idées » contemporain, tiraillé entre des néo-luddites qui s’opposent au progrès technique et des transhumanistes qui entendent accéder à une forme de post-humanité au travers des sciences et de la technologie, entre des collapsologues qui veulent anticiper l’effondrement prochain des sociétés humaines et des adeptes de l’hyper-libéralisme, voués au mythe d’une croissance infinie, omnipotente, absolue.
Qui a mieux « senti », « imaginé » et « anticipé » le futur, l’avenir de nos sociétés humaines que les artistes et les marginaux des décennies passées ? Que l’on regarde chez les écrivains beatniks et apparentés, du côté des premières vagues punks britanniques, américaines et européennes, des scènes underground de la planète toute entière dans les années 1980, de la musique industrielle, du dadaïsme et du Cabaret Voltaire zurichois, des pionniers du graffiti, des premiers impressionnistes, etc. Je n’apprécie pas les dogmes et les assertions définitives, mais il faut bien avouer que si tu ne déranges pas, c’est que tu ne fais pas ton boulot correctement.
Et aujourd’hui, encore une fois, il nous faut casser le moule et nous réinventer, encore et toujours, explorer, ouvrir de nouvelles voies, défricher et emprunter de nouveaux chemins de traverse. Alors oui, mon rapport à l’underground est teinté de politique, puisqu’il y est question de création, de vie et de l’avenir de nos sociétés. Mais selon de nouveaux codes, la question n’étant plus de faire de « politique politicienne », de nous affronter de manière primaire et déprimante, entre mouvements politiques ou idéologies dévoyées. La complémentarité de nos différences, de nos spécificités, constitue notre meilleur atout pour réinventer le futur ; ensemble, à défaut de foncer droit dans le mur.
#RÉALITÉ
Il n’y aurait donc pas qu’une grille de lecture pour appréhender « la réalité » ? Ce concept a-t-il même encore un sens ? Comment vivre sans devenir dingue ni céder au relativisme total ? Pour le dire autrement, comment vivre sans réalité ?
Philip K. Dick avait pour habitude de dire que « la réalité est ce qu’il reste, lorsque vous cessez d’y croire ». En ce qui me concerne, je serais plus partisan d’un animisme syncrétique que d’un nihilisme minimaliste. (sourire) D’accumuler les grilles de lecture, parfois divergentes ou même contradictoires, de cumuler les expériences de vie, de changer régulièrement de lieu de résidence, de pays, de culture, d’environnement humain, urbain ou naturel. Et, ce faisant, de vivre entre plusieurs réalités consensuelles, en réinventant constamment la mienne propre, que j’espère toujours plus vive, toujours plus riche de sensations et d’émotions, à la fois profonde et en connexion avec le monde dont je fais intrinsèquement partie.
Entre ce que tu dis sur notre position favorisée, la nécessité de se bouger, et celle de multiplier les points de vue pour faire coexister les différentes réalités… défends tu l’idée qu’il faudrait déconstruire nos aliénations, nos origines, nos visions du monde induites pour tendre vers une forme d’universalité dans la connaissance du monde ? Est-ce seulement possible de se défaire de nos attaches et de nos formatages ou, pour le dire autrement, d’espérer être libres ?
Mais nous sommes déjà très libres, bien plus que nous l’imaginons ! Nos barrières, nos cages sont avant tout psychologiques et culturelles, soit mentales. Dans les faits, nous avons encore la possibilité d’étudier, de choisir ce que nous consommons et de militer pour nos idées, de nous associer librement pour entreprendre ce qui nous tient à cœur.
Commençons par mieux nous comporter, par nous montrer plus généreux, moins narcissiques et pathologiques, moins autocentrés et moins vains. Et ce faisant de nous épanouir, d’être plus heureux, plus conscients de nos actes et de leurs répercussions. De nous diriger vers un niveau supérieur d’intelligence, à la fois individuelle et collective.
Quelque part, ça rejoint cette quête immuable que tu retrouves dans toutes les formes d’initiation, dans toutes les voies qu’elles soient philosophiques, alchimiques, mystiques ou chevaleresques. Pour faire court, comment déchirer le voile en tâtonnant dans l’obscurité, puis se remettre en question et (se) chercher en direction de la lumière.
Dans ton article Chassez l’irrationnel, il revient au galop… (extrait de Un XXIe siècle irrationnel ?), tu fais cette critique de la culture populaire industrialisée :
« La culture populaire, et a fortiori les formes de divertissement produites à une échelle industrielle, ont toujours joué de cette opposition, à leur avantage. Afin de récupérer et recycler ce qui peut nourrir la machine et amuser les foules, en prenant soin d’écarter les éléments les plus dérangeants, incontrôlables, poétiques et irrationnels. « Le spectacle doit continuer. » Et surtout vendre, coûte que coûte. Les intermédiaires ont faim. »
Cette remarque me semble intéressante à mettre en lien avec le concept de MytholoGenY proposé par le collectif de street art Noty Aroz. Selon ce concept, les personnages des fictions populaires revêtent les atours de nouveaux mythes religieux, non en ce qu’on imagine qu’ils existent réellement, mais en ce qu’on leur reconnaît un pouvoir d’influence réel sur le présent. Qu’en penses-tu ?
Bien sûr, la manière dont nous percevons le monde est largement conditionnée par les schémas narratifs dans lesquels nous baignons depuis notre enfance ou la dernière saison de Game of Thrones. Et les personnages de fiction populaire exercent leur influence, en tant que nouvelles icônes, en tant que nouveaux repères culturels et mythes unificateurs, jusqu’à faire concurrence aux vieilles religions en place.
Je ne sais pas si tu connais l’article Le Père Noël supplicié de Claude Lévi-Strauss, dans lequel le fameux anthropologue relate la violence dont les autorités ecclésiastiques françaises font preuve pour dénoncer l’importance croissante accordée par les familles et les commerçants au personnage du Père Noël, jusqu’à pendre et brûler son effigie sur le parvis de la cathédrale de Dijon, en décembre 1951 ?
Ce qui nous ramène à l’importance des schémas narratifs que l’on nous impose, au storytelling pratiqué par les agences de marketing et de publicité, par le monde politique, à ce que nous racontent quotidiennement les séries télévisées, les chaînes que nous suivons sur YouTube, les comptes Instagram les plus populaires, et que sais-je encore. À chacun d’entre nous de faire l’effort de comprendre et de décrypter.
L’étape suivante étant celle que j’évoquais plus haut, à savoir de concevoir et de produire de nouveaux médias, indépendants et porteurs de narrations à la hauteur de notre époque et de la crise de transformation que traversent nos sociétés. Ce qui s’avère loin d’être accessoire et se révèle, bien au contraire, essentiel et prioritaire. Comme toi, nous sommes de plus en plus nombreux à nous y employer. Et c’est tant mieux !
À l’âge de onze ans, la découverte de l’album Never Mind the Bollocks des Sex Pistols a changé ma vie, pour le meilleur. Ce que je raconte dans Chassez l’irrationnel, il revient au galop…, le texte que j’ai publié dans Un XXIe siècle irrationnel ? Analyses pluridisciplinaires des pensées alternatives. Et aujourd’hui, qu’est-ce qui fait sortir un gamin du rang ? Je crois que ce ne sont pas les propositions qui manquent. (sourire)
Un grand merci Laurent pour cette discussion et ta disponibilité !
~ Propos recueillis par Antoine St. Epondyle
A lire :
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Bonus : La bande annonce des Sources Occultes, websérie de Laurent Courau et Thierry Ehrmann. L’ensemble de la série est disponible ici. Attention, ça picote.
Interview passionnante, merci!
Merci à toi !