Pour le neuvième épisode de notre émission Planète B, co-écrite avec Hugues Robert (Librairie Charybde) et Mathias Echenay (La Volte), nous avons tenu à parler des jeux, vidéo mais pas que. Au-delà du divertissement quelle est la dimension politique, puissante et éventuellement transformatrice de nos activités ludiques préférées ? C’est la question qu’on a essayé de démêler avec notre invité Florent Maurin.
PLANÈTE B : SOMMAIRE DES ÉPISODES
Redonner du sens aux jeux
Les jeux, c’est super.
D’après le bilan 2022 du SELL, le Syndicat des Éditeurs de Logiciel de Loisir, nous serions 37,4 millions de joueuses et joueurs au moins occasionnels en France en 2022. Soit 7 français sur 10, générant un chiffre d’affaires d’environ 5,5 milliards d’euros rien que l’année dernière.
Le milieu du jeu de société n’est pas en reste, même s’il est évidemment de taille moindre, puisqu’il représente un chiffre d’affaires de 360 millions d’euros en 2022 d’après l’Union des Editeurs de Jeux – pour un nombre de joueuses et joueurs difficilement estimable. Un chiffre d’affaires en forte hausse d’année en année.
Enfin, dans les jeux de rôle sur table, à l’ancienne, sorte de cousin un peu gênant des deux autres, le succès de la série Stranger Things, clairement inspirée des jeux de rôle, la mode des parties filmées en ligne, les « Actual Plays » et le succès notable de certains financements participatifs laissent espérer un nouvel âge d’or dans le loisir. Beaucoup plus petit et artisanal, le milieu du jeu de rôle ne dispose pas d’études fiables sur son secteur, mais pas mal de professionnels s’accordent à voir dans la période actuelle une forme de renouveau après des années difficiles.
Bref, les gens jouent. De plus en plus. Et à une grande variété de productions très différentes dans le fond et la forme.
Or, si tous les jeux sont a priori destinés à nous détendre, nous amuser, nous inviter à nous dépasser, nous passionner, nous faire réfléchir et provoquer en nous toute une palette d’émotions et de plaisirs ; il n’y a en fait que deux sortes de jeux vidéo – et pas que vidéo d’ailleurs. Ceux qui parlent de politique, et ceux qui n’en parlent pas explicitement.
Le jeu, un mode narratif particulier
Une fois n’est pas coutume, nous profitons de l’été pour faire un petit écart à notre ligne éditoriale habituelle dans Planète B, en parlant non plus spécifiquement de science-fiction mais du domaine ludique dans son ensemble.
En effet, si tous les jeux ne sont pas narratifs, nous prenons ici le parti de considérer qu’ils font tous partie de la grande et bordélique famille de l’imaginaire. Même les jeux abstraits, sans histoire, personnage ou univers défini participent à nous affecter d’une manière ou d’une autre, souvent indirectement ou inconsciemment, comme nous en parlions dans le tout premier épisode de l’émission.
Car s’ils ne sont pas tous narratifs, tous les jeux sont par définition interactifs. Ils nous permettent d’interagir entre joueuses et joueurs, avec ou sans machine, interface ou plateau, dans un univers clos et à travers des règles communément acceptées.
Et ces règles sont plus ou moins gravées dans le marbre. Même si elles peuvent parfois être modifiées par les participants (dans les jeux de rôle par exemple) ou à travers les mods, les éditeurs de maps ou des appropriations inattendues. La scène du speed run en témoigne depuis des années, en utilisant les jeux de manière souvent très… spéciale.
Il n’empêche, à part quelques exceptions (comme Warcraft III qui a été utilisé en son temps pour inventer carrément des jeux différents) les règles du jeu restent globalement les mêmes, relativement intangibles, elles nous amènent à agir par rapport à elles.
Dans son essai Théorie du gamer, McKenzie Wark nomme « allégorithme » le lien qui va unir les joueurs et joueuses à l’algorithme du jeu, la découverte de son fonctionnement, de ses patterns et de sa logique propre, nous amène à nous y conformer pour nous y mouvoir intuitivement. Pour elle : « Le propre du jeu est de produire un rapport intuitif à l’algorithme. » D’une certaine manière, pour jouer aux jeux, nous devenons l’eau qui remplit un moule et prend sa forme.
Dans ce qu’elles permettent, interdisent ou rendent possible, ces règles du jeu, le « gameplay », sont donc toujours porteuses de sens. Bien plus encore que les histoires qui nous sont éventuellement racontées ou les discours qui nous sont tenus. Ce qui compte avant tout est ce que le jeu nous amène à faire, les comportements qu’il véhicule et nous incite, ou pas, à produire en son sein.
Trancher les conflits par le consensus et la discussion, le vote, le bras de fer, le pierre-feuille-ciseaux, un poing dans la gueule ou l’habileté au lancer de hache n’a pas le même sens, pas la même portée, pas les mêmes effets, et in fine ne nous affecte pas pareillement.
« J’aime me battre »
Dans son excellente vidéo sur les flingues dans le jeu vidéo, Hugo Terra de la chaîne Game Next Door notait à quel point ces derniers étaient dominés par les armes.
En jetant un œil au top 5 des jeux les plus joués de tous les temps sur la plateforme Steam, on ne peut que confirmer la popularité des productions où le tir et la baston en général occupent une place centrale. Counter Strike : Global Offensive caracole en tête, suivi par DOTA 2, PUBG : Battlegrounds, Apex Legends et GTA V. Tous sont des jeux multijoueurs et plus ou moins adaptés à l’e-sport, ce qui explique sans doute le nombre colossal d’heures cumulées dessus, et tous fondent leur gameplay sur le combat.
Il faut dire que la castagne, le tir, la collection d’armes en tous genres sont historiquement très ancrés dans les jeux vidéo, comme dans les jeux de rôle. (Les jeux de société offrent plus de diversité quant à eux.) Space Invaders proposait déjà de tirer sur des aliens en 1978, et Donjons & Dragons a été créé par Gary Gygax et Dave Arneson dans les années 1970 en individualisant les personnages des bataillons de wargames auxquels ils jouaient à l’époque. Sur ce sujet, mentionnons, L’empire de l’imaginaire, une histoire complète du jeu écrite par Michael Witwer et traduit par Pierre Sagory aux éditions Sycko, qui raconte très bien cette filiation.
Pas étonnant donc que Donjons & Dragons, qui reste à ce jour le jeu de rôle le plus vendu et joué du monde, base historiquement son gameplay sur une logique dite “porte-monstre-trésor” d’exploration, combat et montée en puissance des personnages. Et c’est Donjons & Dragons qui a popularisé cette mécanique ensuite diffusée massivement à la culture vidéoludique.
D’où vient donc cette popularité de la violence dans les jeux ? Pourquoi est-il si cool de jouer à la bagarre ?
C’est que le fait de se battre répond à plein d’objectifs ludiques en même temps : défis techniques à relever par la maîtrise de compétences, possibilité d’améliorer son niveau et sa puissance, de collaborer ou de s’opposer, etc. La baston, c’est déjà un jeu en soi.
Ajoutons à cela les logiques de customisation et de monétisation liées aux armes décrites par Game Next Door, et l’on n’obtient strictement aucune raison de renoncer à ces mécaniques bien huilées et populaires.
Où est le mal ?
Et d’ailleurs, pourquoi y renoncer ?
Plus personne ne prétend raisonnablement que les jeux rendent violents, et le contraire est même démontré notamment par une étude de la société Max-Planck pour le développement des sciences, en Allemagne, sous la supervision de la Professeure associée en psychologie Simone Kühn.
Après un test de deux mois mené sur 77 personnes exposés à des jeux violents et non violents, aucun changement n’a pu être détecté sur le niveau d’agressivité et d’empathie des participants, leurs compétences interpersonnelles, leur impulsivité, leur anxiété, leur humeur ou leur contrôle d’eux-mêmes.
Or, si les jeux ne font pas de nous des tueurs de masse, on peut noter à quel point l’aspect ludique de la violence prend toujours le pas sur toute forme de propos qui pourrait prendre place à son endroit. Peu importe le contexte politique ou historique de l’histoire, la nature ou les relations des personnages si ce que le jeu nous amène à faire est de nous bastonner, c’est cet aspect qui prendra toujours le dessus. Il est tellement fun de tuer des trucs, qu’on a tendance à ne pas trop retenir le blabla. En d’autres termes : les mécaniques sont plus fortes que le discours.
Game Next Door enfonce le clou : dans les jeux de guerre celle-ci n’est finalement qu’un décor, pas un thème exploré et travaillé pour en dire quelque-chose. Et la fétichisation des armes, la ludification de leur usage, et le fun qu’on en tire – un fun travaillé visuellement, par le son, cinétiquement par toute l’industrie depuis cinquante ans – prend le pas sur tout le reste. Pour Hugo Terra : « Les flingues sont tellement efficaces que les employer, c’est forcément les mettre en valeur ». Quoiqu’on enrobe autour, la violence reste le principe même du fun qu’on tire du jeu.
Quelques exemples s’en amusent, comme l’excellent Katana Zéro du studio Askiisoft édité par Devolver, qui envoie le personnage chez le psy après avoir consciemment retraversé les niveaux de jeu qu’il a au préalable vidé de ses dizaines d’ennemis à coups de sabre. Le gameplay nous oblige à tuer tout le monde dans un déchaînement de violence maîtrisé et jouissif, avant de nous faire considérer cette violence avec un recul inattendu. Il n’empêche, le plaisir du jeu vient du fait de découper des vigiles de la mafia à coups de katana.
Mais alors où est le problème ? Quoi de mal à jouer à la guerre pour se défouler un bon coup, améliorer notre niveau et profiter d’une violence simulée et sans autre risque que de recommencer indéfiniment les niveaux trop difficiles de Diablo, Dark Souls, Darkest Dungeon et autres titres plus ou moins punitifs ?
Si tous les jeux de combat ne sont pas aussi glauques que l’ambigüe America’s Army, jeu de shoot développé par… l’armée américaine en 2002 pour inciter les jeunes à s’enrôler, quel serait alors le problème de jouer à tronçonner des démons dans Doom ou des nazis dans Wolfenstein ?
Le ludespace
Le problème, c’est le “ludespace”, conséquence de l’informatisation du monde, définit par McKenzie Wark comme suit :
« Les formes du jeu vidéo sont partie intégrante d’un monde de plus en plus constitué par ces mêmes formes. […] Tout, au monde, devient un élément dans des jeux globaux de concurrence pour l’attention, les ressources, l’extraction de valeur, l’influence stratégique. Dire que nous sommes tous sous surveillance et que le monde se transforme en gigantesque panoptique n’est qu’en partie vrai. Il y a aussi le Grand Jeu à l’échelle mondiale. Une échelle mondiale et intime, où nous ne sommes pas joueurs mais joués. »
Dans ce grand jeu global auquel nous nous adonnons continuellement, un jeu imparfait puisque nous n’en connaissons qu’imparfaitement les règles, le cadre et les conséquences, rien n’importe plus que le score. Il s’agit de performer dans tous les domaines : argent, amour, sexe, santé, travail, réputation, etc.
Gloire aux vainqueurs, et malheur au vaincu.
Le score n’a donc plus de sens que pour lui-même. Nous le suivons en toutes choses, à grand renfort d’applis de tracking de tous les aspects de notre vie, stimulant notre cerveau pour monitorer nos performances et nous rendre dépendants. Sur ce sujet, l’excellente série Dopamine disponible sur Arte décortique le fonctionnement de nos applis quotidiennes.
Dans la vie comme dans les jeux, la croissance est infinie, il nous faut faire monter les courbes de notre tableau de bord quoiqu’il arrive. Y compris lorsque l’on comprend ou reconnaît l’absurdité de certaines règles, ou de la logique qui les sous-tend.
McKenzie Wark, toujours, note à quel point le jeu avait autrefois une valeur utopique, celle d’une activité gratuite, émancipatrice et collective.
« Le jeu était autrefois le bélier qui devait servir à enfoncer les murailles de Chine du travail aliéné et de la division du travail. Mais regardez ce que le jeu est devenu. Il ne s’oppose plus au travail, il est devenu un travail ; le travail, un jeu. Le jeu-pour-le-jeu a été englouti par la montée en puissance du jeu numérique, qui offre au joueur de tromper son ennui par une répétition inlassable, niveau après niveau, de différences qui ne sont qu’une intensification du même. Le jeu n’a plus la fonction d’une exhortation à la pensée critique. Le rêve utopiste de libérer l’activité ludique de son actualisation dans le jeu-à-points, n’a fait que permettre l’extension du ludespace au moindre aspect de notre vie quotidienne. Tandis que la contre-culture rêvait de mondes où jouer au-delà du jeu-à-points, le complexe militaire-divertissement répliqua en étendant les jeux-à-points au monde entier, comprenant l’activité ludique en son sein, et pour toujours. »
D’ailleurs Roger Stahl, dans son incisif “Militainment Inc. – War, Media and Popular Culture” de 2010, montre l’ampleur du rapprochement entre les industries du divertissement et les instances militaires américaines à partir des années 1980-1985, et le travail sémantique de fond qui a été conduit à tout un tas de niveaux sur la représentation et la ludification de l’affrontement, en tous domaines.
Mais revenons au “jeu à points, car voilà où est le problème.
Sans nier ni leur incroyable créativité, leur diversité gigantesque ou le plaisir évident que nous avons à y jouer – ni prôner un improbable retour aux Kapla pour tout le monde – on peut noter que la plupart des jeux, qui ne nous rendent pas violents ni insensibles, entretiennent des mécaniques de « jeux-à-points ». C’est-à-dire nous amènent, par leur genre, leurs codes bien définis, leurs mécaniques et les standards de leur industrie auxquels nous sommes bien habitués, à performer et surperformer dans des logiques et des attitudes de prédation, de compétition effrénée, de calcul et de croissance infinie.
Il n’est d’ailleurs pas étonnant que cela nous plaise, puisque le jeu est une forme plus parfaite, compréhensible et maîtrisable, de ce qu’on attend de nous dans le monde « réel ». La vie dans le “ludespace”, elle, n’est qu’une forme appauvrie, assez mal rythmée et incompréhensible, de jeu.
Les Sims ne sont pas une simulation de vie quotidienne, mais une version plus parfaite que la vie elle-même, plus anticipable et plus compréhensible, un véritable paradis capitaliste et égalitaire (ce qui est paradoxal) – où toutes et tous commençons au même niveau. Nos petits hamsters peuvent y courir dans leurs roues, bosser dur, se reposer, se divertir et surtout consommer pour s’offrir tout un tas de trucs. Un miroir parfait de la vacuité de l’existence qui en évincerait tout questionnement, toute poésie, toute dimension tragique ou politique et toute possibilité de bifurcation aussi, en réduisant les individus à une somme de chiffres à optimiser sans autre but que de recommencer le lendemain. Vous pouvez bien y être homo ou hétéro, homme ou femme, noir ou blanc, sans aucune incidence sur le déroulement du jeu.
De même dans le récent Cyberpunk 2077, il est possible de customiser les tatouages, les cheveux, l’apparence, la forme du nez, des yeux, de la peau et jusqu’au pénis, aux seins et à la vulve de votre avatar… sans qu’aucun de ces choix n’influence jamais la fiche de personnage – c’est à dire le moteur du jeu. Quel que soit votre V, votre panel d’actions possibles sur le monde est déterminé par une liste de compétences intangibles qui parle pour elle-même : fusils, armes de poings, lames, hacking, fusils à pompe, armes à deux mains, assassinat, sang-froid, fusils de longue portée, ingénierie, mêlée et athlétisme.
Bref, la fluidité de genre affichée par le jeu est purement cosmétique. Elle ne change ni l’histoire, ni les relations aux PNJ, ni l’être au monde du personnage, ni rien. A part peut-être votre projection sur cet avatar. Le corps est toujours militarisé au profit d’un mode de jeu unique, l’action-RPG, consistant à tuer des trucs, plein, plein de trucs, pour gagner des points, plein, plein de points.
Et même certains jeux réputés « à messages » sont souvent des jeux à points, qui entretiennent in fine la même logique de compétition, gestion ou survivalisme que les autres.
Raconter d’autres choses
Faut-il donc se priver du plaisir des jeux au prétexte qu’ils contribuent au monde imparfait dans lequel nous vivons ? Sommes-nous venus en rabat-joie ultimes, vous sermonner sur vos loisirs et sources d’évasion d’une vie pas toujours facile ?
J’espère que non.
Si les jeux sont si cools, c’est que cette coolitude a été fabriquée par des bataillons de professionnels de grand talent, des gens passionnés et passionnants, de l’une des industries du divertissement parmi les plus puissantes au monde.
Et s’ils sont capables de nous faire frissonner, débattre et connaître la différence entre un Mac-10 et un MP7, c’est que leur puissance incroyable d’inspiration et d’infiltration de nos cerveaux pourrait aussi être utilisée pour parler d’autre chose. Inspirer les luttes, les mondes de demain que nous aimerions bâtir, nous évader du « ludespace » quelques instants en reconnectant avec le « jeu pour le jeu ».
Bref, renouer avec l’imaginaire, en trouvant d’autres choses à dire et d’autres manières de les dire, et faire des jeux les alliés des forces de transformation, de conscientisation et de politisation en phase avec les enjeux d’aujourd’hui.
Heureusement, les créateurs de jeux n’ont pas particulièrement attendu mon intervention pour imaginer d’autres idées de jeux, des histoires et surtout des mécaniques différentes, souvent risquées, parfois passionnantes.
Rien de moins que le jeu vidéo le plus vendu de l’histoire, le seul à avoir dépassé les 200 millions de copies, démontre à quel point il est possible de proposer des choses nouvelles, basées sur de nouvelles mécaniques – et qu’il peut y avoir une demande, une attente du public, à rencontrer. Minecraft – peut-être que le nom vous dit quelque-chose – n’a pas de but précis, si ce n’est de construire des structures, paysages et créations fascinantes pour le seul plaisir de le faire et de les partager.
Et les exemples sont nombreux, de Disco Elysium et son moteur de dialogue permettant de découvrir et discuter avec les méandres tortueux de l’âme humaine, à Inside dont l’absence totale de texte et de score fait vivre un récit poignant, étrange, tout en creux et non-dits.
Citons également des jeux poétiques comme Flower, célèbre production non violente sur la nature reprenant ses droits ; Journey, qui incite au dialogue muet et à la coopération entre inconnus ; ou Gris, épopée de plateforme magnifique où les couleurs reviennent progressivement dans le monde lorsque l’on apprend à dépasser une phase de deuil métaphorique. Et l’on pourrait naturellement songer au grand précurseur mystérieux et presque contemplatif que fut Myst en son temps.
Les jeux de gestion ne sont pas en reste, si l’on pense à Synergy des français de Goblinz Publishing, où le joueur doit améliorer le bonheur des habitants de sa communauté tout en maintenant un équilibre écologique avec la faune et la flore… dans un décor inspiré des dessins de Moebius. De quoi trancher radicalement avec la boucle extraction / construction / baston de tous les RTS.
Enfin, citons le travail au vitriol incroyable de Molleindustria, développeur indépendant italien en lutte depuis 2003 contre « la tyrannie de l’Entertainment » et dont le catalogue propose des jeux très engagés. Green New Deal Simulator permet de gérer la décarbonation d’un pays, initiant à la complexité du sujet tout en la vulgarisant. Tandis que The MacDonald’s Videogame sensibilise en nous faisant appliquer les modèles économiques de la fast-food, etc. etc. Allez jeter un œil, c’est vraiment très chouette.
D’ailleurs le monde du jeu de société n’est pas exempt de ce genre d’innovations, comme en France le jeu de plateau Antifa édité par Libertalia et qui a récemment défrayé la chronique. Vous pouvez écouter l’entretien que David Dufresne a accordé aux créateurs du jeu en 2022 dans Au Poste, disponible sur Blast. Ou encore On lâche rien, jeu de sensibilisation sur les violences policières édité par La ligue des Droits de l’homme.
Je pourrais égrener les exemples longtemps, tant la frange indépendante du jeu vidéo (et pas seulement vidéo !) nous régale parfois de propositions alternatives et étonnantes. Et en utilisant toujours les mécaniques pour nous faire passer moins des messages que du ressenti et du vécu. Le meilleur exemple est peut-être le très simple et très puissant Behind Every Great One un jeu féministe sur la charge mentale qui nous fait sentir la frustration de ne pas pouvoir tout gérer, et d’être constamment conspuée. Sympa.
Plutôt que de continuer à lister les exemples, nous avons tenu à inviter l’un des artisans de cette scène des jeux indépendants et différents. Créateur du studio The Pixel Hunt, connu notamment pour les jeux Enterre-moi mon amour, Inua et The Wreck, Florent Maurin est notre invité sur Planète B.
Dans cet entretien, nous parlons de créer des jeux différents, différemment.
Rencontre avec Florent Maurin
Florent Maurin
Bonjour Florent Maurin, alors je le disais à l’instant vous êtes auteur, gamedesigner et fondateur de The Pixel Hunt – un studio de jeux vidéo qui fait des « jeux du réel ». Vous êtes également un ancien journaliste. Que permettent les jeux pour parler du réel, que le métier de journaliste – à priori dédié à ça – ne permet pas ?
The Pixel Hunt
Votre spécialité ce sont les « jeux du réel ». Qu’entendez-vous par là ?
Une large partie des jeux parlent de l’imaginaire, de mondes fabuleux ou autres à explorer, découvrir, etc. Dans le documentaire Split/Screen consacré à votre travail l’un de vos associés dit qu’il préfère faire « des jeux qui parlent de quelque-chose plutôt que des jeux qui ne parlent de rien ». Vous vous retrouvez dans cette idée ? C’est vraiment possible un jeu qui ne parle de rien ? De quoi parlent vos jeux ?
Selon le dictionnaire le « jeu » est une activité dont le but essentiel est le plaisir qu’il procure. Pourtant, et on va en reparler, vos jeux ne sont pas tous plaisants. Ils portent aussi des thèmes très lourds, très difficiles. Comment trouver un juste milieu entre les deux ?
Enterre-moi mon amour
Le jeu dont je voudrais parler est votre production la plus connue, qui a reçu de nombreux prix. Co-écrite avec Pierre Corbinais, c’est Enterre-moi mon amour, un jeu sur mobile où l’on suit le parcours d’exil de Nour, une jeune syrienne qui fuit la guerre pour rejoindre l’Europe. Avec les actualités terribles en ce moment, plusieurs naufrages dramatiques en Méditerranée ayant causé des centaines de morts – et des propositions de loi pour réduire l’aide médicale d’urgence, il nous a semblé bon d’en parler.
Enterre-moi mon amour c’est un jeu basé sur un article long format de Lucie Soullier paru en 2015 sur LeMonde.fr et qui relatait la vraie vie de Dana, une jeune femme de 24 ans qui avait traversé l’enfer de la migration. Est-ce que vous pouvez nous raconter l’histoire de ce jeu atypique ?
Mécaniques
Le jeu nous met dans la situation hyper commune d’une conversation par messages textuels… et pourtant c’est peu à peu l’enfer des parcours d’exil qui se dessine. On essaie de conseiller Nour au mieux, mais le jeu est indissociable de notre relation avec elle. Comment avez-vous pensé la mécanique, avec quels effets attendus sur les joueurs ?
Qu’est-ce qui motive le choix d’un jeu sur mobile, plutôt que sur console ou PC par exemple ?
Le jeu a ceci de particulier qu’il s’incruste réellement dans notre vie quotidienne. Il envoie des notifications quand Nour nous parle. Et s’arrête quand elle est occupée. Ça donne un aspect anxiogène (actualiser en attendant des nouvelles) et addictif en temps réel. (Rappelle Léon Vivien.) Il y a un énorme travail sur les silences, les absences, qui marche incroyablement bien. Quelques mots sur l’écriture elle-même, et les questionnements qu’elle vous a posé ?
Nous recevions Alain Damasio il y a quelques épisodes, qui nous disait que les auteurs ont une palette d’outils assez faibles : les mots, la syntaxe. Et qu’il fallait l’utiliser à son plein potentiel, sonore, graphique, etc. En tant que concepteur de jeu, le médium est plus riche, interactif et en même temps j’imagine qu’il y a des contraintes de budget énormes. Quels sont vos outils narratifs ? Comment les utiliser au plus fort pour transmettre ce que vous cherchez à transmettre ?
Éthique
On ne peut pas vraiment parler de « fun » dans un jeu comme celui-ci, mais plutôt d’émotion bouleversante. Avez-vous été confrontés à des limites éthiques, des questionnements sur la nature de ce que vous faisiez ? Comment trouver « la bonne distance » avec ce que vous racontez pour éviter le voyeurisme ou de traumatiser les joueurs par exemple ?
Au final Dana a bien reçu le jeu, et même participé à sa conception ? Quels ont été les retours ?
Que répondez-vous aux commentaires qui ont pu être faits ici ou là, sur votre illégitimité à produire ce genre de productions, sur le fait de s’enrichir sur le dos des migrants syriens, ou sur l’appropriation culturelle (utiliser cette culture et ces récits sans en faire partie) ? Certains médias syriens ont assez mal réagi.
Gamedesign en dehors des standards
Les standards du jeu vidéo c’est comme un test continu à l’échelle mondiale : les mécaniques qui marchent deviennent des standards pour les créateurs comme le public. Quelle est la difficulté de s’extraire de ces genres bien établis ? (FPS, RTS, etc.)
Vous êtes spécialistes du visual novel et des point’n’click. Comment gérer le plaisir / l’intérêt avec des mécaniques atypiques, différentes ou qui peuvent sembler démodées ?
Les personnages de vos jeux ont leur personnalité, au contraire d’un standard du jeu vidéo qui est de faire des personnages très neutres pour permettre de s’identifier. Dans Enterre-moi Majd qui est le personnage que l’on joue peut faire des remarques racistes notamment… Un mot sur l’écriture des personnages et l’identification ?
Démarche indé
Vous témoigniez dans Silence on joue !, podcast de Libération, de la difficulté énorme de faire exister ces jeux-là dans le domaine du jeu vidéo aujourd’hui. Pourquoi c’est si dur ?
Si vous aviez beaucoup plus de moyens financiers et techniques, vous voudriez changer quelque-chose à votre manière de faire des jeux ?
Quels seraient les thèmes que vous voudriez traiter en jeux à l’avenir ?
Merci Florent Maurin !
Conclusion
Nous voici arrivés au terme de cet épisode. Comme toujours on espère qu’il vous aura intéressé. Pour nous soutenir n’oubliez pas que Blast ne vit que de votre soutien. Abonnez-vous et faites un don si vous le pouvez, chaque euro nous permet de pérenniser un peu nos programmes.
C’est aussi la fin de cette première saison de Planète B. Avec neuf épisodes au compteur, on aura parlé de politique, de pénuries, d’espoir et d’utopie ; de surveillance, de Black Mirror, de luttes et plus encore.
Un très gros merci particulier à l’équipe technique qui rend tout ça possible et fait un travail hallucinant d’iconographie, de mise en scène, d’effets spéciaux, d’intégration, de son et d’image. Planète B est une œuvre collective qui n’existerait pas sans vous alors merci Alexandre, Arthur, Enzo, Baptiste, Adrien, Guillaume, Maxime, Camille, Ameyes, Thomas et Emilie. Merci Sophie à la production. Denis et Soumaya à la rédac cheffe et Mathias à la direction de programme et à la réalisation.
On a reçu de très nombreux retours positifs, alors merci à vous qui nous regardez pour votre soutien et votre enthousiasme pour ce programme un peu atypique dans la grille de Blast. Ça nous fait chaud au cœur et ça nous motive à fond pour continuer à vous faire explorer notre conception de l’imaginaire, de la science-fiction et des mondes alternatifs qu’il nous permettent d’espérer, de craindre et finalement, d’habiter ensemble.
Parce que oui, on est très heureux de reprendre l’année prochaine pour une saison 2.
Bon été d’ici là et n’oubliez pas : il n’y a pas de Planète B, c’est à vous de l’imaginer.
L’équipe
Auteur : Antoine Daer
Co-auteurs : Hugues Robert et Mathias Echenay
Images : Arthur Frainet
Son : Baptiste Veilhan
Graphisme : Morgane Sabouret
Production : Sophie Romillat
Directeur des programmes : Mathias Enthoven
Rédaction en chef : Soumaya Benaïssa
Directeur de la rédaction : Denis Robert