Les souvenirs de Rachael, dans Blade Runner 2049, sont faux. Rachael aussi est fausse. Les souvenirs de l’agent K aussi. Et l’agent lui-même aussi, d’ailleurs. Mais quelle importance que ces souvenirs relatent des expériences vécues par celles et ceux qui les détiennent dès lors qu’ils les inspirent, les engagent à l’action et enracinent leur conception du monde, des autres, et d’eux mêmes ? Le souvenir n’est-il pas toujours une fiction sans grand rapport avec le réel ?

L’important, c’est que ces souvenirs sont politiques. Ils agissent comme une métaphore à peine voilée de la fiction ; inspirant nos vies et déterminant nos actes, créant des univers de référence et des liens émotionnels avec eux, quand bien même ils seraient « faux » c’est à dire pas issus de l’expérience vécue.

Voici peu ou prou le point de départ de l’essai d’Ariel Kyrou paru en 2020, Dans les imaginaires du futur. Un beau pavé de près de 600 pages jeté dans la mare de ce qu’il est désormais tendance d’appeler « les imaginaires ». Pavé dans lequel Kyrou explore les principaux thèmes de l’imaginaire en articulant le dialogue entre réel et SF ; pour visiter les hégémonies culturelles et y poser quelques bombes.

L’imaginaire nous façonne

Kyrou commence par rappeler : l’imaginaire est un flux, qui nous traverse et nous constitue. Mouvant, instable et changeant, l’imaginaire forme et déforme notre vision du monde et donc notre capacité à agir dans et sur celui-ci. Et s’il est de bon ton d’employer le pluriel en disant leS imaginaireS, c’est que ces derniers forment des galaxies foutraques, plus ou moins reliées, cachées, assumées, partagées et/ou de niche qui s’entrechoquent, s’influencent, se combattent parfois et se nourrissent mutuellement. C’est d’ailleurs ce que nous disions avec Léna Dormeau lorsque nous nous proposions de créer un podcast sur le sujet : « Car produire des récits n’est pas revendiquer une réalité, c’est créer du sens. »

Kyrou prend l’exemple de la publicité, le récit hégémonique par excellence, qui incarne très bien le pouvoir lobotomisant et propagandiste des récits. Les imaginaires auraient ce pouvoir : s’adresser directement à nos cordes sensibles, émotionnelles, instinctives, plutôt qu’à une approche raisonnée. Anne Besson l’explique dans son ouvrage Le pouvoir de l’enchantement, la fiction a des effets thymiques sur notre humeur, nos sentiments, avant notre intellect. Comme tous les arts sensibles, sans doute. Ces récits nous forment et nous déforment, avant de nous permettre de le faire en retour.

matrix imaginaire

Inspirations incomprises

Mais que comprendre des récits de science-fiction ? En grand connaisseur, Ariel Kyrou dénote une dissonance cognitive fondamentale : la plupart des innovations technologiques les plus notables de ces dernières décennies semblent inspirées des récits de SF… quitte à reproduire parfois exactement ce que ces récits dénonçaient. La dystopie des auteurices peut être reçue comme une utopie pour les vendeurs de rêve de la Silicon Valley.

« Ceux qui ont nommé leur smartphones « Nexus » n’ont pas perçu la contradiction entre leur entreprise hypercapitaliste et le message de rébellion du film et du roman d’où est tiré ce nom (Blade Runner et Do androids dream of electric sheep?). Il la vivent plutôt comme un ambivalence pleine de sens. »

Ainsi les pontes de la tech mondiale (surtout américaine) bâtissent-ils des récits technologiques flamboyants et positifs (pour eux) en s’inspirant explicitement d’œuvres de science-fiction dont ils gomment la charge subversive. Grande machine à laver du capitalisme vampirique, capable de désamorcer tout discours de rébellion pour le revendre. Après tout, le cyberpunk lui-même a finit par accueillir des placements de produits. Les techno-prophètes se nourrissent en fait d’un terreau fertile et luxuriant issu de la SF comme d’un décor futuriste que leur enthousiasme technophile et leur statut dominant dans la société rend désirable. Ainsi la science-fiction joue-t-elle un rôle ambivalent pour « rendre familières les promesses technocapitalistes » . Elle joue un rôle d’habituation du public, par exemple pour faire passer comme acceptable la puce cérébrale Neuralink d’Elon Musk, directement inspirée du Cycle de la Culture de Ian Banks.

neuralink musk
Elon Musk, fondateur de Neuralink.

A quel moment les Musk, et compagnie ont-ils fait le contresens récurrent de croire que les technologies dystopiques de la SF étaient des exemples à suivre et à faire advenir dans la vraie vie ? Ô misère de la fascination esthétique pour le futurisme (et de la mégalomanie).

Science friction

Au-delà du voyage vertigineux auquel nous invite Dans les imaginaires du futur, son intérêt principal tient au fait de plaider pour la variété et la complexité des univers et des récits. Forcément partiale et subjective, la « réalité » n’est souvent que le consensus social la faisant apparaître comme vraie. Pour Ariel Kyrou l’imaginaire est un théâtre d’affrontements et de frictions, créateur de rapports de force en tous genres, qu’il ne s’agit pas de trier entre « bonnes » et « mauvaises » œuvres supposées mais de creuser et nourrir pour en faire fleurir la diversité.

« Comme la mémoire, les imaginaires fonctionnent par associations d’idées, sauts de puce incongrus d’un monde à l’autre, selon les flèches d’une orientation subjective ».

L’orientation de nos efforts et de nos désirs dans le réel ne peut donc émerger qu’au confluent de récits qui seront d’autant moins totalitaires qu’ils seront variés. La plupart des idées que nous tenons collectivement comme acquises, d’ailleurs, ont été crées comme des concepts fictionnels au départ : la liberté, l’égalité, le peuple, la démocratie, et demandent régulièrement à être nourries et réactivés pour se transformer et ne pas s’assécher dans la muséification.

Or ce travail ne peut être fait que collectivement, et en dehors des efforts de prospective-washing de nombreux groupes d’intérêts (entreprises, think tanks, prospectivistes professionnels etc.) qui n’anticipent aucun changement de modèle ni ne se posent réellement de question sous couvert de « penser demain ». A ce titre, la dystopie et les imaginaires sombres ont encore leur rôle à jouer pour poser, encore et toujours, les questions qui fâchent.

La Terre comme une autre, le réel comme une fiction

C’est là un autre point passionnant de Dans les imaginaires du futur : suggérer que l’imaginaire soit une fenêtre ouverte (comme l’armoire de Narnia) sur un autre monde, ou plutôt sur notre capacité à nous distancier de notre monde réel pour le considérer avec des yeux nouveaux. Et si la Terre plutôt que Mars ou Saturne, était cet ailleurs que nous appelons de nos vœux dans les rêves éveillés de la SF ? Et si changer notre regard nous permettait de regarder le réel avec des yeux neufs pour nous permettre de le re-rencontrer et, plutôt que de le conquérir et le dominer, l’habiter différemment ?

C’est sans doute là que se trouve une clé de compréhension des œuvres exploratoires de Norbert Merjagnan et Frédéric Deslias du Laboratoire Dystopique lorsqu’ils proposent, dans leur projet Colonie.s Exoterritoires d’arpenter la Terre comme un exoplanète habitable. Le scaphandre joue alors un rôle de distanciation qui permet de porter un regard neuf sur le monde quotidien.

exoterritoires
Exoterritoires (2018) via Le laboratoire dystopique.

C’est aussi un peu l’idée du rappeur Youssoupha dans son clip Astronaute où, mettant en scène un retour au pays, le scaphandre lui permet de découvrir Abidjan comme le ferait un visiteur alien. Il figure ainsi le décalage entre son statut social de star du rap et son retour aux sources. Il redécouvre le berceau de ses origines, afin d’y apporter un regard décalé – tant sur l’Afrique que sur l’Europe.

Chez Frédéric Deslias comme Youssoupha, ce décalage permet une distanciation d’avec le réel pour créer un regard neuf. C’est l’un des principes fondamentaux de la science-fiction que de nous déshabituer au réel pour porter un discours nouveau à son sujet.

De quoi nous rappeler de nombreuses œuvres passionnantes comme les immenses Shangri-La et Carbone & Silicium de Mathieu Bablet, où aucune morale toute faite ne permet de savoir quoi penser à l’issue du récit, mais où les mondes fictionnels agissent comme des miroirs déformants du réel : déformants parce qu’ils ne nous sont pas si familiers, miroirs parce qu’ils nous reflètent quand même. En ce qui concerne Mathieu Bablet, c’est notamment l’occasion pour lui de porter un regard acide sur notre façon de nous comporter face au vivant tout en nous obsédant d’une éventuelle destinée démiurgique.

are we alone
« Sommes-nous seuls dans l’univers ? »

Pour des contre-récits complexes

Ni les œuvres de Bablet ni La Parabole du Semeur d’Octavia E. Butler ou Les dépossédés d’Ursula K. Le Guin cités par Ariel Kyrou ne donnent vraiment de clés pour être comprises à coup sûr. Quel est le « bon sens » de ces fictions ? Quel « message » nous délivrent-elles ? Pour un analyste comme moi, le question à de quoi hanter autant que la peur du contresens.

Ariel Kyrou avertit et règle la question ; il convient de rejeter la simplification entre « bons » et « mauvais » imaginaires tout en sachant reconnaître ou anticiper leurs effets sur le réel et les communautés de réception (tout en faisant confiance à celles-ci pour en créer du sens,  dirait Anne Besson). Pour Kyrou, il s’agit moins de créer utopique ou moraliste que complexe, dense et appropriable. L’avenir désirable des uns étant l’enfer des autres, les « bons » imaginaires sont sans doute à chercher dans la variété, dans ce qu’ils inspirent, des comportements, influences, désirs, angles de vue et réflexions qu’elles induisent ; et dans les valeurs qu’ils véhiculent.

1 000 analyses argumentées seraient donc relativement impuissantes face au pouvoir bien calibré d’une musique entraînante, d’images fortes et de désirs encodés dans la fiction. Pour Kyrou inspiré par Yves Citton, il s’agit donc moins de critiquer les imaginaires dominants (vain effort) que de les déconstruire et de bâtir des « contre-récits » agissant à leur tour sur les émotions et désirs de leurs publics.

Pour déconstruire les récits hégémoniques et leurs effets, Kyrou et Citton invitent à créer et explorer des imaginaires qui ne ressembleraient pas à des propagandes inversées mais à des mondes complexes, ambivalents et même contradictoires. Ces récits-là permettent d’ensemencer nos idées, désirs et croyances dans un terreau fertile – et de pousser à travers le maillage compliqué de notre rapport au monde – pour nourrir le débat. Plus que des histoires moralistes et militantes, ce sont ces récits, martèle Kyrou, qui nous affecteront en propre et durablement.

Notre flux de pensées et d’affects, dit-il, doit rencontrer et se prendre dans le dispositif de leur diégèse… un peu comme les flux des personnages de La Horde du Contrevent rencontrent la topologie complexe du monde, se laissent façonner par leur rapport à lui et le façonnent en retour. Vaste programme, auquel l’essai Dans les imaginaires du futur s’attaque avec force.

~ Antoine St. Epondyle

A écouter : l’interview de l’auteur dans l’excellent podcast C’est plus que de la SF

LAISSER UN COMMENTAIRE

S'il vous plaît entrez votre commentaire!
S'il vous plaît entrez votre nom ici