
« Une planète plus intelligente » disait le slogan IBM de ces dernières années. Qui serait contre ? Au cœur de la campagne présidentielle, à l’ère de Donald Trump et compagnie, certainement pas moi. Bien sûr que le monde à besoin d’intelligence, et d’ailleurs j’en veux bien un peu pour moi aussi. Mais avant de vouloir l’augmenter, il serait bon de savoir définir l’intelligence, justement. Serait-ce la capacité d’abstraction ? De former et d’assembler des concepts ? Le calcul, la créativité ? L’intelligence sociale ou émotionnelle ? L’empathie, le quotient intellectuel (QI), les connaissances, la mémoire, le fait de mobiliser son expérience ou ses perceptions ? A moins qu’il ne s’agisse de la vitesse de traitement des informations, ce fameux temps que « ça monte au cerveau » ?
L’intelligence est multiple, et les débats sur sa définition ne sont pas tranchés selon qu’un neurologue, un philosophe ou un autre, un mathématicien ou un éducateur en parle. Dans l’hypothèse qu’on puisse le faire, qu’allons-nous donc améliorer ? Pas tout, non, certainement pas tout ! Les avancées scientifiques coûtent très cher, leurs mise en oeuvre technologique également, et tout ça prend beaucoup de temps. Qu’elles soient menées par les groupes privés ou la recherche publique, tout investissement appelle nécessairement un retour, financier, médical, utilitaire au moins. Pourquoi croyez-vous que la recherche spatiale vivote depuis la fin de l’URSS ? En matière d’amélioration comme ailleurs, il faudra donc prioriser car la « quantité d’intelligence » en chacun n’est pas une jauge binaire.
Que va-t-on augmenter ? Et surtout, qui va choisir ?
Il est ici question d’un design de l’être humain. Le design, il faut le rappeler, est le fait de donner une forme à une fonction. La question à se poser est donc, à mon sens, moins celle de la forme qu’on veut nous donner (membres bioniques, puces dans le cerveau, gènes modifiés…) que de la fonction qu’on prétend nous faire remplir.
Cette vision utilitariste de l’humanité et de la vie en général (ça fait longtemps qu’on design les animaux selon qu’on à besoin qu’ils produisent du lait, de la viande ou qu’ils soient mignons pour nous tenir compagnie), est directement connectée à une peur bien de notre époque. On a peur de ne pas contrôler. Sa vie, son corps, son destin, et jusqu’à ses enfants. Le discours marketing est rôdé, qui nous a habitués à prendre pour des droits ce qui relève du désir : j’ai le droit d’être libre, d’être célèbre, d’être beau, riche, j’ai le droit car je suis exceptionnel. Et j’ai d’autant plus le droit quand j’ai les moyens de payer.
En l’absence de Dieu, le transhumain en puissance s’en remets à la science. Car pour ne parfois rien connaître de son fonctionnement (quand bien même une spécialité lui serait connue, le domaine scientifique est devenu abyssalement vaste), il n’en a pas moins confiance dans sa capacité démiurgique à trouver des solutions.
L’homme augmenté, ou celui qui voudrait l’être, à peur du monde. Qui est chaotique, qui est trop grand pour lui (pour nous tous) et qui ne lui est accessible qu’à travers un prisme fluctuant et imparfait de perceptions mal foutues et – horreur – subjectives. Il aime le chiffre, et se quantifie déjà largement. Il veut donner des notes et en recevoir, pour situer et se situer, pour hiérarchiser, en fait, le monde et les autres.
Il veut qu’on lui dise quoi penser. Peut-être a-t-il peur ou n’est-il pas habitué à le faire par lui-même ?
Il en est de « l’humain augmenté » comme de la « réalité augmentée », c’est un pléonamse doublé d’une arnaque décevante qui, non contente de ne pas régler nos problèmes nous en cause de nouveaux, tout en superposant des publicités à notre champ de vision. L’homme augmenté nous incite à poursuivre la course folle à la productivité, nous qui sommes si faibles et si inférieurs à nos propres attentes, qui aurions besoin d’un petit coup de baguette magique pour surmonter les épreuves que nous nous infligeons les uns aux autres. Dans l’état actuel de la technologie, le transhumanisme réalisé serait la dernière mutation (avant Singularité ?) permettant à chacun de trouver sa place – ou pas – dans la grande concurrence généralisée, dans la lutte de tous contre tous pour une multitude de jobs précaires après la fin du salariat. Il nous appelle à peaufiner notre compétitivité personnelle en vue de scorer dans la grande « uberisation ». Cette même « uberisation » qu’on nous vend tantôt comme le fléau qui abattra nos économies traditionnelles, tantôt comme le virage qui rendra riches à millions ceux qui auront réussi à le prendre à temps ; et qu’on pourrait aussi voir comme le suintement dans tous les domaines de nos vies qui lui étaient jusque là étrangers, d’un domaine marchand vorace et colonisateur qui prétend aujourd’hui, après nos poches, nos maisons, nos ordinateurs, nos rencontres et notre attention, infiltrer nos corps qu’il juge insuffisants.
~ Antoine St Epondyle

Fondateur de Cosmo Orbüs depuis 2010, auteur de L’étoffe dont sont tissés les vents en 2019, co-auteur de Planète B sur Blast depuis 2022 et de Futurs No Future à paraitre en 2025.
Réflexion très intéressante, merci!
Coïncidence: ton article arrive alors que je suis en train de lire une trilogie de SF qui tourne précisément autour de cette notion d’homme augmenté.
Peut-on avoir le titre de cette trilogie? :-)
Merci, et c’est un début. :)
Je rejoins Victoria : c’est quelle trilogie ?
Ah zut, je pensais avoir répondu précédemment: « Nexus » (Nexus, Crux, Apex) de Ramez Naam.
C’est un peu « homme de paille » : décrire un certain type de transhumanisme très spécifique et névrosé, et s’en servir pour critiquer « le transhumanisme » au sens large.
Certains pourront aller vers le transhumanisme par obsession du contrôle, mais il y a bien d’autres raisons possibles d’être favorable au transhumanisme. Personnellement, je ne connais pas de transhumaniste qui soit motivé par le désir d’hyper-contrôle. Tout au plus, cela pourrait éventuellement s’appliquer au fameux Kurzweil – qui, décidément, dessert plus la cause qu’autre chose… pour quelqu’un qui n’emploie jamais directement le mot « transhumanisme » !
On pourrait tout aussi bien appliquer le même argument au rejet de transhumanisme : la peur de l’inconnu, de perdre le contrôle face à ces possibilités vertigineuses… en préférant continuer sur un mode vie traditionnel, éprouvé et bien cadré. Mais je n’accuse pas les sceptiques du transhumanisme de rentrer dans cette catégorie : il y a, similairement, bien d’autres raisons d’être contre.
Sinon, je suis d’accord avec la critique de la « marchandisation de tout », et notamment des domaines qui relèvent aujourd’hui du gratuit. Mais cela ne s’oppose pas nécessairement au transhumanisme. Et la « technologie effrénée » peut également étendre l’espace du gratuit : par exemple, diffuser librement des articles sur un blog ! Idem pour le paradigme (encore assez théorique) de l’impression 3D. Il faudrait justement rechercher comment la technologie peut augmenter l' »espace du gratuit » : médecine open source, prothèses DIY…
J’ai un peu l’impression que les multiples chapelles du mouvement sont un argument récurrent pour invalider les critiques. D’accord dans ce cas, mais il faudrait publier un glossaire pour qu’on s’y retrouve. Si les américains vous encombrent comme des cousins gênants, pourquoi continuer à se revendiquer du même mouvement ?
Concernant l’espace du gratuit, c’est vrai. On pourrait creuser en ce sens. Mais en regardant le monde, tu trouves des raisons d’être optimiste à ce niveau ? C’est une question sincère, sois dit en passant.
En fait, je ne vois pas vraiment à quelle chapelle tu fais référence dans tes critiques ! L’opposition entre européens et américains, ça porte surtout sur le débat « socialisme VS libertarianisme ». Après, en creusant, on va forcément trouver un ou deux écrivains un peu foldingues qui parlent « de transmutation de la chair putride par le Saint-Métal », mais y a t-il un mouvement derrière eux ? Je citais Kurzweil par prudence car certains passages me font un peu grincer des dents, mais c’est le seul exemple notable que je vois. Et sa « Singularity University » est une business school des nouvelles technologies, ni plus ni moins (pas un mouvement).
Quelle est cette obédience transhumanisme fondée sur la détestation du corps et l’obsession du contrôle, à laquelle la majorité des critiques français semblent faire référence ? Faudrait organiser une rencontre avec eux !
Pour le gratuit, je trouve que l' »espace du gratuit » s’est incroyablement élargi avec internet. Bien sûr, rien n’est jamais gratuit, car ces services reposent sur un modèle économique (pub, analyse de comportement…). Mais il n’empêche, le coût de l’information s’est effondré. Un abonnement internet et quelques pubs (facilement blocables) sont un maigre prix pour tout ce à quoi on a accès en échange. Il y a 30 ans, un chômeur pauvre coincé dans une banlieue pourrie n’avait que la télé et la radio. Aujourd’hui, à situation égale, on peut se cultiver sur n’importe quel sujet, rencontre des gens, lancer des projets artistiques ou militants…
Transhumanistes… Allergiques au handicap, allergiques à l’effort. Vouloir être fort sans exercice, intelligent sans apprentissage, c’est entretenir un rapport instrumental au corps. Le pire, c’est le version « soft » de ce programme, qui se cache derrière son petit doigt avec des arguments aussi ineptes que « chacun pourra choisir de s’augmenter ou non », c’est là une incompréhension totale et absolue de ce qu’est la technique, surtout dans sa dimension sociale. Ces propositions ne flottent pas dans le néant en restant à disposition des « intéressés », elles pénètrent un environnement complexe qu’ils ne semblent pas saisir. Seule la technique les intéresse, ils la délient du reste. En ce sens, leur démarche est politique et il font semblant de ne pas le comprendre (ça me rappelle le ni-droite, ni-gauche), comme si l’humanité vivait sur des choix rationnels, « naturels », etc. Bref, bienvenu en politique, qu’ils sachent que je ne suis pas d’accord avec eux (mais je crois qu’ils le savent déjà).
+1 sur l’aspect profondément politique de la discussion, c’est un des pièges à éviter : s’en tenir à une description des avancées, « on a fait un oeil qui se répare tout seul » etc. Personnellement, les aspects scientifiques me laissent froids.
Attention à ne pas trop « chauffer » quand même. ;)
Je ne vois pas d’où sort cette affirmation gratuite de « Allergiques à l’effort ». Si quelqu’un prend le train, l’accuse t-on d’être allergique à l’effort de marcher ? Non, il souhaite simplement se déplacer rapidement, au lieu de marcher pendant trois jours.
Il y a toujours des efforts, quel que soit le degré de développement technologique. Simplement, à quantité d’efforts égale, avec une meilleur technologie, on va plus loin. Je n’aurai pas souhaité naître à une époque antérieure, car cela aurait signifié strictement moins de possibilités qu’aujourd’hui. Je ne suis pas dans le culte de la performance (je déteste la mentalité « prépa »), j’aime pouvoir prendre mon temps pour faire les choses… mais à quantité d’énergie donnée, davantage de possibilités.
Ça reste un rapport quantitatif, de « performance » à la vie. Tu veux « faire beaucoup » et moi aussi vu la vie que j’ai, le rythme effréné etc. C’est naturel dans notre monde d’aujourd’hui, mais peut-être que le réflexe initial (« si seulement les journées étaient plus longues ») devrait-il être questionné. Gare au claquage en plein vol, car le « toujours plus » n’est pas forcément la voie du mieux.
La limite entre quantitatif et qualitatif est floue. Par exemple, si on veut maîtriser un instrument de musique (qualitatif), il faut y passer de nombreuses heures (quantitatif). Le temps est un peu l’unité d’énergie élémentaire : sans temps, on ne fait pas grand chose.
Par exemple, je souhaiterais pouvoir lire davantage de livres. Mais ça ne veut pas dire que je souhaite le faire avec un chronomètre, une page facebook « défi 100 livres en 24 heures » et un monticule de cocaïne sur le coin de la table. Plutôt avoir un week-end tranquille (si possible ensoleillé) pour avancer cela. Une technologie pour lire plus vite ? Le temps de loisir étant limité, je suis preneur ! Mais pas si ça implique de lire en serrant les dents et avec les yeux injectés de sang. Idéalement, « faire plus de façon plus détendue » (la seule source de stress difficile à contourner étant le travail).