Qu’est-ce-qu’un geek ? (Définition)

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« I’m not crazy. My mother had me tested. »
– Sheldon Cooper, The Big-Bang Theory

1. Le problème de la définition

Depuis quelques temps, le « geek » est devenu un terme à la mode, utilisé à tort et à travers pour décrire et définir un large spectre de communautés et d’individus. De l’expert en informatique a l’accro littéraire, du cosplayer au harcore gamer, l’esprit geek semble devenir une nouvelle réalité sociale. Malgré tout, la définition exacte de ce que ce mot signifie est encore assez obscure. Certains travaux récents en sciences humaines nous donnent tout de même d’intéressantes pistes sur ce nouveau sujet. L’objectif de cette série d’articles est donc d’explorer les concepts de ce qu’être un geek signifie, et de ce que la culture geek représente, au travers du prisme des sciences humaines.

Tous les auteurs qui s’y intéressent s’accordent sur la difficulté de circonscrire le phénomène dans une définition claire et unique de ce qu’est la culture geek. « Les ‘geeks’ sont un groupe qui n’a pas été vraiment étudié, qui n’occupe aucune place géographique précise et qui reste difficile à définir clairement. » (Tocci, 2010)¹ En s’accordant sur ce point de vue, et avec pas mal de second degré, Lars Konzack propose une première tentative de définition : « C’est un mouvement intellectuel et culturel. Ça a un lien avec Star Trek, mais certainement rien à voir avec le sport, la musique, la mode ou la nourriture. C’est lié au fait de ne pas être grand-public. » (Konzack, 2006)²

Simultanément, certains auteurs définissent le geek comme quelqu’un dont l’implication dans ses passions dépasse le niveau généralement reconnu comme « normal » par la société. “Le geek est un obsessif passionné : il est lié à l’image d’un paria social et intellectuel, qui agit par le biais d’une maximisation restreinte à un domaine. C’est un expert de la niche spécialisée.” (Faucher, 2010)³

Concrètement Tocci, Konzack et Faucher s’accordent sur plusieurs points concernant la définition du geek. Il s’agit d’un groupe social, composé de personnes qui partagent un certain mode de vie et des références issues de la culture populaire des vingtième et vingt-et-unième. Très impliqués dans leurs passions, les geeks « aiment contribuer artistiquement à la culture geek, et pas seulement la consommer. C’est leur façon à eux de s’amuser. » (Konzack, 2006)²

Geek & nerd

L’appellation « geek » est fortement liée au concept voisin de « nerd ». Si quelques auteurs considèrent les deux comme des synonymes, la plupart des publications font une distinction claire entre les deux. En anglais, l’un ou l’autre sont parfois utilisés indifféremment. En effet, les geeks et les nerds partagent quelques traits communs qui peuvent créer la confusion. Ils n’en demeurent pas moins différents. Les stéréotypes nerds « collectionnent les objets liés au savoir, et sont des consommateurs avides de média ainsi que des fans de science-fiction […] Concernant les vêtements et la mode, le stéréotype du nerd a des caractéristiques typiques : vêtements non-coordonnés, protège-poche, manque d’hygiène personnelle, pantalons trop courts et lunettes réparées à la main ». (Kendall, 1999)⁴

Si l’on creuse un peu plus loin que ces clichés, le principal sujet de distinction entre les deux consiste à considérer les geeks d’un point de vue culturel, et les nerds d’un point de vue technique. « Les GNistes semblent, comme certains de mes interviewés le suggèrent, trop geeks (c’est-à-dire trop rêveurs et immergés dans leur média, trop concentrés sur la valeur d’usage), alors que les collectionneurs semblent trop nerds (c’est-à-dire trop concentrés sur les détails et l’évaluation de l’objet, trop concentrés sur la valeur d’échange). » (Tocci, 2007)⁵ D’autre part, on constate que si le terme geek est utilisé à toutes les sauces et notamment dans des contextes mélioratifs, le nerd reste largement utilisé de façon péjorative à l’instar du no-life (get-a-life en anglais).

La meilleure définition du nerd est proposée par Kendall qui le définit comme quelqu’un qui « aime l’école et y réussit, spécialement dans les cours de sciences. Il a un QI élevé et possède de nombreuses connaissances techniques ésotériques, mais il est socialement incapable. » (Kendall, 1999)⁴ Si cette définition fonctionnait pour décrire également le geek lors de l’apparition du terme dans les années 1980, force est de reconnaître que l’utilisation du terme a évolué bien plus loin depuis.

Les concepts de geek et de nerd sont très proches. Bien moins divers que les geeks, les nerds peuvent à mon sens être considérés comme un sous-genre de geeks, spécialisés dans la connaissance de l’informatique, des sciences ou des disciplines techniques et qui ne brille pas par ses compétences sociales. Comme le terme n’est pas vraiment utilisé en français, j’utiliserai le terme générique de geek, pour désigner toute la sous-culture incluant entre autres les nerds.

Dans les articles suivants, j’évoquerai les fondamentaux de la culture geek d’un point de vue sociologique, avant de m’intéresser à la récente vulgarisation du terme auprès du grand public. Enfin, je m’aventurerai sur un terrain glissant en m’essayant à l’exercice de définition. Vous venez avec moi ?

2. Une définition du geek

Le geek est passion

Parler des geeks, c’est parler de la sous-culture geek. C’est pour ça qu’un supporter de football très impliqué ne sera presque jamais appelé un « geek de foot », parce que le foot et les sports en général bénéficient d’une image forte dans la culture mainstream. Comme le dit Rachel Yung, « Être un geek […] c’est aimer quelque chose que les autres ne comprennent pas. […] Le sujet d’intérêt peut appartenir de n’importe quel domaine non grand-public à tous les sujets de quelque nature que ce soit, tant que la passion pour ledit sujet excède le niveau socialement acceptable […].” (Yung, 2010)¹

De plus, si l’on considère les geeks comme des individus de haut niveau intellectuel, on peut comprendre qu’ils se passionnent pour des domaines qui leurs permettent d’utiliser leur potentiel de réflexion. “Tous les jeux ne se valent pas. Et il en est de même pour les films, les bandes dessinées, la littérature etc. Dans ce sens c’est un mouvement anti postmoderne, car [les geeks] ne pensent pas que tout se vaut. Au contraire, ils considèrent que les contributions esthétiques [à leur culture] doivent être considérées sérieusement, avec une critique méticuleuse et une recherche approfondie.” (Konzack, 2006)² En conclusion de cette idée de divertissement intellectuel, Lars Konzack ajoute « la culture geek associe le divertissement et la substance.” (2006)² Cette approche semble être un lien entre tous les centres d’intérêts geeks, même lorsqu’ils ne sont pas interconnectés.

Mais être un geek n’est pas uniquement lié aux hobbies et aux passions en tant que tels. La façon de vivre ces passions et la relation que les geeks créent avec elles sont également primordiales. Les communautés geeks partagent, se rencontrent et vivent leurs passions ensemble. “Être geek c’est être engagé, captivé par un sujet, et donc agir par rapport à cet engagement.” (McArthur, 2009)³ Le geek n’est pas qu’un fan, c’est un acteur de ses passions.

Un autre sujet important sur la définition de l’esprit geek concerne la distinction entre les genres. Certains considèrent que l’esprit geek (comme l’amour envers l’informatique) est quelque-chose de purement masculin. Mais Konzack (2006)² et Kendall (1999)⁴ relèvent que les geeks peuvent être indifféremment des hommes ou des femmes. La distinction sexuelle est plus liée aux univers d’intérêt concernés, mais la passion est un phénomène asexué.

C’est à cause de leurs passions particulières et incomprises du grand public, ainsi que de leur manque de charisme que les premiers geeks se sont vus attribuer ce terme comme une injure. Dans les années 1980, être un geek signifiait être un souffre-douleur.

Un terme péjoratif

Au départ donc, le mot geek était une insulte utilisée pour stigmatiser les premiers de la classe dans les université américaines. Synonyme de « nerd » le stéréotype du geek était l’étudiant supérieurement intelligent, plus qualifié que la moyenne notamment dans les matières scientifiques, souffrant d’un manque de charisme et de pouvoir social. Les leaders sociaux avaient pour habitude de se moquer d’eux à cause de leur manque d’aisance sociale, notamment avec les filles, et sans doute d’un peu de jalousie. (Péretié, 2011)⁵ De plus, les geeks étaient associés à l’enfance au moment de la vie -l’adolescence- ou chacun cherche à affirmer sa maturité. “Dans la culture américaine en général, certains domaines et communautés geeks conservent les caractéristiques péjoratives longtemps associés à leur attitude de fan, comme l’immaturité, l’obsession, l’isolation et la déconnexion par rapport à la réalité.” (Tocci, 2007)⁶

Le développement des sciences informatiques depuis les années 1980 a permis aux geeks d’assumer leurs passions et compétences. (Péretié, 2011)⁵ Aujourd’hui, le terme à évolué. “Pendant longtemps, [le mot geek] était une insulte utilisée pour discriminer les individus spécialement intelligents. Ces exilés ont été stigmatisés à cause de leur expertise et de leurs manques généraux d’aisance sociale. Mais plus récemment, « geek » est devenu une marque d’affection […] et un label pour ceux qui font preuve d’une certaine expertise sur certains sujets.” (McArthur, 2009)³

En fonction du contexte et de la personne qui l’utilise, le mot « geek » peut à la fois être utilisé comme une insulte (synonyme de no-life et de nerd) et un compliment. “C’est important de comprendre que le terme « geek » était une insulte bien avant d’être un marché de niche ou une marque de fierté personnelle revendiquée ouvertement. […] C’est resté une insulte pour beaucoup : les lycéens et étudiants continuent de d’appeler « geeks » et « nerds » ceux qui sont spécialement studieux, mal habillés et non sportifs. […] Les nerds sont en minorité ; les gens populaires sont la foule dominante qui impose ses normes.” (Tocci, 2007)⁶ L’acceptation grand public du terme définit le geek comme un accro aux jeux vidéo ou à l’informatique, mais ces communautés préfèrent utiliser d’autres mots pour décrire leur sous-culture : les gamers, les hackers, les blogueurs… « Geek » reste néanmoins une catégorie générale, très différente du no-life.

Le geek est résistance

Cette victimisation des geeks à créé une grande frustration, et un besoin pour ces marginaux de s’exprimer. C’est pourquoi un point indispensable pour comprendre la culture geek est de savoir que ces communautés ont émergé dans les années 1980 principalement comme une contre-culture, en opposition à la culture mainstream. La sous-culture geek était -au départ- une culture de résistance. (McArthur, 2009)³

En se regroupant au sein de la même sous-culture, les geeks sont devenus capables de prendre le pouvoir et d’affirmer leur résistance face à la culture grand public. ‘Une approche commune est d’accepter leur statut d’outsider et d’affirmer la « fierté d’être geek » comme une stratégie de pouvoir et de résistance. L’identification à une figure marginale peut être souhaitable à certains égards ; ce sentiment peut aider à maintenir une certaine solidarité de groupe et un sentiment d’appartenance à un même groupe, uni autour ou contre certaines valeurs.” (Tocci, 2007)⁶ On peut ajouter que le besoin des geeks de partager leur culture entre eux est lié à ce mouvement de résistance, et à une volonté d’affirmer et de développer leurs propre culture.

Comme de nombreuses autres contre-cultures, la culture geek est de plus en plus réutilisée aujourd’hui dans la culture générale. Le succès au box-office de la trilogie du Seigneur des Anneaux au cinéma dans les années 2000 est un exemple typique de la dilution de la culture geek. (Sayanoff & Schulmann, 2007)⁷ Et le grand nombre de films de super-héros à Hollywood appartient également à cette tendance. Associés à la révolution Internet, à l’informatique et aux technologies mobiles, ces tendances participent à faire de la culture geek le nouveau « cool ».

~ Antoine St. Epondyle
Article traduit et adapté d’un travail universitaire de mon cru.

A lire aussi :

Sources, partie 1 :

¹ Tocci, J. (2010). Ethnographic Blogging: Reflections on a Methodological Experiment. Journal of Cultural Science.
² Konzack, L. (2006). GeekCulture : The 3rd Counter-Culture. FNG2006. Preston: Aalborg University.
³ Faucher, B. (2010, 09). La figure du « geek » comme stratégie de lecture. Naviguer dans la « pop culture » à l’ère du surplus culturel. Retrieved 10 09, 2012, from http://trans.revues.org: http://trans.revues.org/370.
⁴ Kendall, L. (1999). Nerd Nation: Images of nerds in US popular culture. International Journal of Cultural Studies, 261-283.
⁵ Tocci, J. (2007). The Well-Dressed Geek: Media Appropriation and Subcultural Style. Massachusetts Institue of Technology.

Sources, partie 2 :

¹ Tocci, J. (2010). Ethnographic Blogging: Reflections on a Methodological ExperimentJournal of Cultural Science.
² Konzack, L. (2006). GeekCulture : The 3rd Counter-CultureFNG2006. Preston: Aalborg University.
³ McArthur, J. (2009). Digital Subculture: A Geek Meaning of Style. Journal of Inquiry Communication, 58-70.
⁴ Kendall, L. (1999). Nerd Nation: Images of nerds in US popular culture. International Journal of Cultural Studies, 261-283.
 Péretié J.-B. (Réalisateur), Arte (Producteur). (2011). La Revanche des Geeks [Film].
⁶ Tocci, J. (2007). The Well-Dressed Geek: Media Appropriation and Subcultural Style. Massachusetts Institue of Technology.
⁷ Sayanoff, X. & Schulmann, T. (Réalisateurs), Canal+ (Producteur) . (2007). Suck My Geek [Film].

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