Sous-titré Politique de l’arme non létale, ce petit essai de l’économiste Paul Rocher éclaire sous un angle notamment technocritique et politique l’utilisation de l’armement « non létal » autoproclamé dans le maintien de l’ordre. Bien qu’il s’appuie essentiellement sur des exemples français, le bouquin s’applique aussi bien à d’autres cas de figure.
Tandis que les scandales justifiés de violences policières sont de plus en plus visibles dans le paysage médiatique, il est plus que jamais pertinent de se poser la question de l’armement des forces « de l’ordre ». Or comme le note Paul Rocher, les très nombreux cas de violence reportés – notamment en France depuis le début du mouvement des Gilets Jaunes – mènent 1/ rarement à la critique, 2/ encore plus rarement à la condamnation de l’action de la police et de la gendarmerie, 3/ encore moins à la remise en question de l’usage extensif qu’elles font des armes dites « non létales » envers la population. Et c’est sur ce dernier point que je voudrais ici m’attarder.
Puissance de feu rhétorique
Si la technocritique est toujours passionnante, c’est assez fou de constater à quel point elle est rarement employée pour parler des armes. Fussent-elles « non létales ».
Cette rhétorique du « non létal », largement développée et alimentée par les fabricants desdites armes pour lesquels les enjeux financiers sont énormes, rappelle de très près la rhétorique « humanitaire » des guerres dites « propres » dans lesquelles « frappes chirurgicales » et autres « opérations ultra-précises » font miroiter l’idée d’opérations militaires non-seulement justifiées par le « soin » d’une prétendue « maladie » (champ lexical de l’hôpital) mais également si expertes qu’elles atténuent tout effets secondaires et pertes civiles.* La prouesse rhétorique tient ici du fait de qualifier un ensemble d’armes (lacrymogènes, LDB 40, grenades GLI F4 etc.) d’intrinsèquement non létales quand bien même leur puissance de feu ne fait qu’augmenter et leur encadrement que décroitre. Et quand bien même elles ont causé et risquent de causer encore un grand nombre de mutilations et plusieurs morts directes depuis des années. Quand bien même enfin aucune étude sérieuse (non commanditée par leurs fabricants) ne démontre leur non létalité.
Si le petit opus de Paul Rocher tombe, à mon sens, parfois dans un argumentaire anti-fic de base qui ne sert pas son propos de fond, il a le mérite de poser frontalement la question du rôle de la technique dans un sujet aussi politique que le « maintien de l’ordre ». Les enquêtes menées par IGPN et consorts sur les cas de mutilations et de morts de manifestant(e)s (ou de personnes passant par là) ont ainsi tendance à remettre en doute la santé de la victime, éventuellement le comportement individuel du policier ou gendarme… mais jamais la nature même de l’arme qui lui est fournie et qui, comme tout outil, invite par son existence même à son usage selon le principe de l’affordance.
L’arme est faite pour tirer
Pourtant l’arme façonne le comportement des personnes qui s’en servent – et pas uniquement les ordres reçus quoiqu’ils soient questionnables eux aussi. Et c’est d’autant plus vrai que les conditions théoriques de leur utilisation sont pratiquement impossibles à remplir dans les contextes mêmes où elles sont supposés être employées (manifestations, situations tendues etc.). Les armes « non létales » augmentent la capacité d’action de la police et de la gendarmerie, et plus encore son pouvoir discrétionnaire vis à vis des ordres reçus. Ces derniers ne sont pas hors de cause, mais ne sont pas non plus suffisants pour comprendre comment les armes influencent les comportements de leurs usagers – dont l’essai de Paul Rocher nous rappelle qu’ils sont souvent loin d’être exemplaires dans leurs conceptions de la fonction, dans leurs réactions et interventions – a fortiori en condition de stress et/ou de confusion.
L’un des arguments les plus puissants de Paul Rocher est le suivant : parce qu’elle sont estampillées « non létales » les armes en question déresponsabilisent et dédramatisent leur usage intensif en manifestation et dans les interventions quotidiennes de la police et de la gendarmerie. Elles ont pour effet de brutaliser encore plus leurs interventions.
Car l’arme, il faut le rappeler sans cesse, est porteuse d’une certaine vision du monde, d’un certain rapport entre l’état et les citoyens, et d’une certaine batterie d’actions possibles pour les forces « de l’ordre ». Paul Rocher dénote dans un entretien avec Acta :
« En France il n’y a pas un seul événement déclencheur mais une succession de révoltes dans les quartiers populaires au cours des années 1990 qui génère la fuite en avant vers de nouvelles technologies répressives. Ainsi le Flash-Ball fait son apparition et sera bientôt suivi par d’autres armes toujours plus puissantes et dont la démonstration de la « non létalité » laisse à désirer. En parallèle il y a un glissement dans la conception du maintien de l’ordre que le ministre de l’intérieur Nicolas Sarkozy a exprimé de la manière suivante : « Nous voulons passer d’une stratégie défensive – qui peut se résumer ainsi : délit ou crime, victime, plainte, intervention de la police – à une conception offensive, qui se traduit par l’action en amont de la police et de la gendarmerie ». Le cocktail mélangeant cette conception et la disponibilité de nouvelles armes est explosif. »
Ce changement de stratégie orienté vers une « reconquête » offensive et toute sarkozyste des « angles morts de la République » participe à la militarisation des forces de police et voient donc de nouvelles armes « non létales » arriver en dotation d’unités spéciales anti-terroristes aux standards de la police et de la gendarmerie. Elle contribuent à entériner une certaine vision du « dialogue social » désormais accueilli les armes à la main.
Comment considérer que ces armes soient alors utilisées pour « maintenir l’ordre » alors qu’elles participent activement à brutaliser la population en rendant possible la violence de leurs détenteurs – et provoquant en réaction la violence des foules ? Selon Paul Rocher la réponse est clair : le « maintien de l’ordre » est moins à l’ordre du jour qu’une « offensive néo-libérale » sur les populations. Offensive politique (Loi Travail, réforme des retraites…) et antisociale (Gilets Jaunes) permettant de tuer la contestation dans la rue, de terroriser les manifestant(e)s potentiel(le)s par peur d’être blessés, et de renforcer la mainmise d’une certaine classe politique sur les décisions démocratiques.
~ Antoine St. Epondyle
* Voir Serge Halimi, Henri Maler, Mathias Reymond et Dominique Vidal, L’opinion, ça se travaille… Les médias et les « guerres justes », Agone, 2000.