Détroit est un film éprouvant à tous les points vue, qui inflige de longues scènes de violence très réalistes à ses personnages et spectateurs. Pas facile à regarder, certes, le dernier né de Kathryn Bigelow n’en est pas moins fondamental à quiconque voudrait comprendre quelque-chose aux mécanismes de racisme et – plus largement – de domination dans la civilisation occidentale. Et ceci moins pour ses acteurs excellents, son histoire tragiquement réelle ou sa shaky-cam un peu énervante, que pour l’illustration quasi exhaustive qu’il fait des violences racistes (et non pas « raciales »), sexuelles (dans une moindre mesure), et institutionnelles dans la société américaine.
La représentation de la violence dans Détroit est totalement en phase avec Se défendre, dernier livre d’Elsa Dorlin paru cet automne aux éditions Zones. Sous-titré « une philosophie de la violence », cet essai passionnant dresse une « généalogie » des mouvements d’autodéfense à travers le temps. Il différencie ainsi l’autodéfense (illégale car se soulevant contre un cadre légal jugé primo-violent) de la self-défense (légale et donc toujours tournée en faveur des dominants). Depuis l’époque coloniale (et les tentatives d’autodéfense des populations asservies) à l’époque contemporaine en passant par les Black Panthers, les groupes de défense queer aux Etats-Unis, le ghetto de Varsovie et les cas de réplique à la violence domestique (Jacqueline Sauvage dédicace), le bouquin égraine les cas où une violence évidente des dominants, s’exerçant dans le cadre de cette domination, est combattue par ceux et celles qui en sont victimes, les armes à la main. Ces groupes, pour paraphraser Détroit, affirment en substance « Nous ne sommes pas trop violents ; nous sommes trop non-violents ! ».
Le film de Kathryn Bigelow s’attarde assez peu sur toute cette partie (majeure) du livre d’Elsa Dorlin, c’est à dire la généalogie des mouvements d’auto-défense. Il en illustre pourtant le constat de départ dans toutes ses subtiles et brutales constatations. Pour résumer, le film recompose les émeutes ayant agité les quartiers pauvres de la ville de Détroit, majoritairement noirs, à l’été 1967. Au milieu de la guérilla de rue et des pillages, la police et la garde nationale de l’Etat interviennent pour « pacifier » le terrain, c’est à dire réprimer violemment la révolte. Et, ce qui nous occupe, le film s’attarde sur une très longue scène de violence physique et psychologique infligée par la police de Détroit à un groupe de cinq ou six hommes noirs et deux femmes blanches, après qu’ils aient entendu des coups de feu en provenance du Motel où ces derniers se trouvaient. (L’histoire montre, ce que ne savent pas les policiers, que les coups de feu sont dus à un pistolet à amorces, inoffensif, effectivement déchargé dans leur direction par un homme qui finira, lui, bel et bien abattu dans sa fuite.) La longue scène « d’interrogatoire » est une véritable torture – moins pour le spectateur que pour les victimes de la police – au cours de laquelle deux policiers cèdent particulièrement à la violence sous le regard de leurs collègues qui, en substance, se disent que c’est bien embêtant mais ne font rien. C’est alors que Détroit et l’essai d’Elsa Dorlin entrent en résonance et se complètent parfaitement pour apporter une parfaite compréhension de ce qui, effectivement, se passe.
La violence sur les hommes noirs (peu de femmes noires sont présentes dans le film) est exercée à tous les niveaux. Physique, évidemment, lors des longues scènes de torture, de bastonnades sous la menaces d’armes quasiment systématique. Psychologique ensuite, lorsque les policiers cherchent à faire parler les prisonniers sur le thème « Qui a tiré ? Où est l’arme ? » (Et l’histoire ne dit pas pourquoi personne ne mentionne le flingue-jouet avant le procès, même si l’on se doute que ça n’aurait rien changé.) Mais bien sûr, ça n’est pas tout. Car il ne s’agit pas d’une simple histoire de dérapage d’individus violents envers d’autres qui, par hasard, se trouvaient être noirs. Quoiqu’ils pètent totalement les plombs à cause de la pression du moment, les policiers (qui sont de jeunes hommes blancs de moins de trente ans) savent ou devinent qu’ils agissent dans un cadre, un monde (les États-Unis des années 60) entièrement construit à leur avantage. Qu’ils y sont les maîtres, et que même en procès, ils y seront jugés (et acquittés) par leurs semblables. Que le racisme est institué, puisque le cadre légal est entièrement tenu et conçu par les blancs, et les hommes de surcroît. Les tortionnaires ont des sueurs froides, et plus encore : ils ont effectivement l’impression de risquer très gros – notamment lorsque leur patron conscient de leurs crimes racistes essaie de les faire tomber – mais les volontés individuelles n’entrent pas en ligne de compte.
Rétrospectivement, on devine que les bourreaux ne pouvaient pas être condamnés malgré leurs trois assassinats devant témoins. Car ces témoins sont noirs et donc « dans la salle d’audience, dans les yeux des jurés blancs, il ne peu[vent] être vu[s] que comme « agents de violence ». De la même façon que des hommes anciens esclaves où descendants d’esclaves, injustement accusés d’agressions sexuelles, ont été tout au long de la période ségrégationniste traqués dans les rues, traînés hors des cellules de prisons ou de leurs maisons, torturés et exécutés. » (Se défendre, philosophie de la violence, Elsa Dorlin, Zones, 2017.) En d’autres termes, la violence de la police blanche est « toujours-déjà » légitimée aux yeux de la société, ici représentée par les jurés du procès final.
Ce dont parle Elsa Dorlin dans cet extrait est issu d’un autre cas, celui de Rodney King un taxi africain-américain, victime de lynchage par des agents de police en 1991. En s’appuyant sur cet exemple, la philosophe démontre comme le corps noir est immédiatement vu et assimilé, dans les yeux des blancs, comme un corps agresseur au point que son massacre en règles peut passer dans les yeux d’un tribunal pour une situation de « légitime défense » de la part d’une police armée et largement supérieure en nombre. On assiste à un retournement de situation, dans lequel c’est le noir qui sera toujours considéré comme dangereux au départ. « Cette perception de Rodney King [des noirs en général] comme un corps agresseur est la condition en même temps que l’effet continué de la projection d’une « paranoïa blanche ». » (Se défendre, philosophie de la violence, Elsa Dorlin, Zones, 2017.) Paranoïa qui conduit également une troupe de plusieurs dizaines d’hommes en armes à fondre sur un motel d’où personne ne les prenait pour cible, aligner contre un mur une dizaine de victimes, en tuer trois, et repartir en étant blanchis au procès dont on imagine qu’il a eu lieu des mois, ou des années après. Paranoïa qui légitime le fait de tuer un homme dans le dos parce qu’il fuit, et qui pardonne de tuer un homme désarmé puisqu’il suffit de déposer un couteau à côté de lui et/ou de prétendre qu’il a voulu se rebeller pour que l’entièreté du système de domination masculin blanc acquiesce en regardant ailleurs.
« Puisque les corps rendus minoritaires sont une menace, puisqu’ils sont la source d’un danger, agents de toute violence possible, la violence qui s’exerce en continu sur eux, à commencer par celle de la police et de l’État, ne peut jamais être vue comme la violence crasse qu’elle est : elle est seconde, protectrice, défensive – une réaction, une réponse toujours déjà légitimée. » (Se défendre, philosophie de la violence, Elsa Dorlin, Zones, 2017.)
C’est déjà insoutenable, et ça ne s’arrête pas là.
Détroit montre clairement, plus en filigrane peut-être, que la violence est effectivement exercée « en continu » sur les populations noires – mais les femmes également. Ça n’est pas le propos central du film, mais y participe. Car les deux femmes (blanches) qui sont trouvées en compagnie d’hommes noirs par la police le soir des meurtres, prennent aussi leur part de violence non plus seulement raciste – mais sexuelle. Nécessairement vues comme des prostituées parce qu’elles vivent en compagnie de noirs (Sont-elles en effet prostituées ? Le film est évasif, mais peu importe.) elles sont maltraitées par les mâles blancs dominateurs habitués à régner en maîtres sur tout le reste de la population humaine. Leur parole pour défendre les autres est lettre-morte puisque ceux là sont d’ores et déjà coupables dans les yeux des bourreaux, et elles mêmes ne passent pas loin du viol pur et simple (seulement retenu par la présence des témoins militaires et un dernier vestige de civilisation chez les tortionnaires ? Ou plus prosaïquement par la peur d’être pris ?). La mise en scène suggère très fortement cette violence sexuelle, lorsqu’un des policiers susurre des menaces à l’une des jeunes femmes en remontant le canon de son fusil, lentement, jusqu’entre ses jambes à elle. Sauf que contrairement à l’héroïne de Dirty Week-end (roman cité dans le livre d’Elsa Dorlin), les filles de Détroit n’auront pas l’occasion de riposter. Tout juste peuvent-elles asséner des insultes acerbes aux soudards lorsqu’ils essaient de les « interroger » à leur tour, et que l’une voit ses vêtements arrachés « par mégarde ».
L’interrogatoire était, de toutes façons, déjà plié par les policiers trop sûr de leur bon droit. L’argumentation est vaine, autant dans la cellule du commissariat où se défend un Dismukes innocent (John Boyega) que lorsqu’un des prisonniers affirme qu’il est vétéran du Vietnam, alors même que cet état de fait ne lui apporte aucun avantage aux yeux des policiers (il peut quand même être coupable de tirs, d’ailleurs peut-être même plus que les autres puisqu’il est entraîné), et donc qu’un mensonge ne lui servirait à rien. Le premier réflexe des policiers est de l’accuser de mentir, puis de détenir un faux devant ses papiers officiels. Une fois de plus, la victime ne peut pas se défendre car elle est déjà reconnue coupable dans les yeux de son accusateur, selon un mécanisme bien connu depuis les procès en sorcellerie de Salem Village.
Toutes les autres scènes appuient ou suggèrent cette violence exercée en continu sur les noirs (les femmes, on ne les revoit pas). Dismukes qui n’a rien à se reprocher puisqu’il travaille comme vigile (ou Marshall ?) dans une épicerie du quartier, se sent obligé d’aller porter du café aux militaires qui arrivent pour éviter d’être assimilé à un tireur embusqué. En guise de remerciement, on lui dira « T’as pas du sucre ? » – paroxysme de violence symbolique ou le noir est réduit par réflexe à un serviteur de l’homme blanc. De même, le personnage de Larry renonce-t-il à son rêve de devenir chanteur lorsqu’il en a l’occasion : il abandonne le groupe qu’il formait avec ses amis non par « racisme anti-blanc » (on comprendrait) mais parce qu’il ne supporte plus la violence symbolique qui s’exerce, encore, sur eux – groupes de noirs chantant pour les blancs fortunés des quartiers de downtown. Les émeutes sont retombées, chacun retrouve sa place dans le cadre d’un univers à la neutralité plus que douteuse.
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Il serait réducteur de limiter le discours de Détroit aux meurtres qu’il met en scène. De la part de l’auteure de Zero Dark Thirty, on ne sera d’ailleurs pas surpris que le film sorte un an après l’investiture de Donald Trump à la présidence des États-Unis. Car malgré l’historicité des faits, Détroit est d’une tragique actualité.
A travers la mise en scène des rouages racistes et surviolents qui agissent à la domination des hommes noirs, des femmes, et par extension de toute personne « en décalage » du prototype dominant du jeune-homme-blanc, Détroit permet de voir en action les violences décrites par Elsa Dorlin dans les chapitres introductifs de son ouvrage. (Le reste de l’essai, je l’ai dis, décrit et théorise surtout les mécaniques de riposte dites « d’autodéfense » face à un cadre qui donnera toujours torts aux assignés-agresseurs sur lesquelles entend se maintenir la domination des êtres, des corps, des pensées et des affects.) Une domination même pas consciente de la part d’un bon nombre de ses perpétuateurs actifs et passifs.
Un homme, qui se reconnaît comme tel, et de moins de trente ans, j’en suis un. Et blanc comme un cul. Pour ne pas être un perpétuateur de tels mécanismes systémiques et pour tendre vers leur annihilation, je considère qu’il y a urgence. Et cette urgence commence par la prise de conscience. Il y a urgence à voir des films, à lire des bouquins, à accéder à des messages produits par d’autres que nous, d’autres catégories sociales que celle dont la parole est quasiment hégémonique. Il y a urgence à se décentrer le regard. Il faut lire Catherine Dufour, luvan, David Calvo ; écouter des artistes comme Kery James (rap français) et voir des films comme Détroit et 120 battements par minute. Comprendre que tout est politique parce que tout est issu d’un regard particulier.
Il y a là des milliers de voix qui cherchent à s’exprimer.
Il est plus que temps de se mettre à écouter.
~ Antoine St. Epondyle
Comment ne pas être d’accord avec ca… Mais attention cependant à garder de la nuance, c’est à dire ne pas culpabiliser toute une génération de « jeunes blancs » qui ne sont racistes ni consciemment ni inconsciemment, ni de développer une « culture de l’excuse » au prétexte de notre histoire coloniale. Et ne pas toujours tout ramener au racisme : il me semble que les problèmes qu’on a par rapport aux banlieues par exemple, sont plus de nature socio-économique que raciale.
La question est moins d’être raciste soi-même (consciemment ou inconsciemment) que d’évoluer dans un monde dont les mécanismes de domination et les structures sont – à la base – en faveur de certaines populations. C’est cette prise de conscience là qui me paraît importante, il faut sortir du cas particulier (« moi je ne suis pas raciste ») pour penser global.
Oui mais je ne pense pas qu’une prise de conscience par quelques uns soit suffisante pour changer quoique ce soit. Au mieux ça permet de se donner bonne conscience.
Une prise de conscience globale, peut-être. Malheureusement, les politiques et les militants « anti-racistes » ont toujours cette tendance à victimiser et par là même à communautariser ces populations, ce qui va (à mon avis) dans le mauvais sens. Un exemple typique avec cette histoire récente des réunions syndicales « non-mixtes », dont tu as peut-être entendu parler :
https://www.youtube.com/watch?v=dYQCfBzQh48
Mais bon, ce sont des opinions personnelles, on pourrait discuter des heures sans tomber d’accord, je retourne donc à l’écriture de mon prochain scénario… ;)
En tous cas ce genre de film, qu’on apprécie la méthode ou pas, participe d’une tentative de rendre ces causes plus visibles pour dépasser la « prise de conscience de quelques-uns ». Car les « quelques-uns » qui sont victimes de violences racistes, à mon avis, en ont conscience depuis un moment.
Et il y a aussi urgence à « autoriser » des réalisateurs, journalistes, écrivains blancs à communiquer sur ce problème sans qu’on leur reproche de ne pas être noirs…
Mouais, enfin je n’ai pas l’impression que ce problème existe vraiment. Il n’y a pas de confiscation de la « parole blanche ».
Et pourtant: http://next.liberation.fr/cinema/2017/08/11/cause-noire-kathryn-bigelow-bute-sur-les-nouveaux-tabous-americains_1589501
Ah.