Et si le cybersexe devenait le nouvel opium d’une humanité en surnombre ? C’est le postulat évoqué par l’artiste cyberpunk Yann Minh lors de sa conférence de juin 2019 à la Gare Expérimentale.
Qu’est-ce que le cybersexe ?
Dans sa Petite histoire du cybersexe, Yann Minh définit le cybersexe comme « l’ensemble extrêmement large des pratiques sexuelles intégrant des dispositifs techniques ».[1] De son côté, Wikipédia réduit le spectre à la pratique du sexe connecté par Internet. Enfin, Bryony Cole, experte du sujet et fondatrice du think tank Future of Sex, utilise le terme cybersexe comme un synonyme de sextech, pour définir le milieu de l’innovation technologique dans le champ de la sexualité.
Partant de ces définitions, d’innombrables pratiques plus ou moins connectées, plus ou moins collectives, solitaires et/ou asymétriques, plus ou moins liées à l’imaginaire et plus ou moins high-tech relèveraient du cybersexe. Le terme est un peu poussiéreux, mais il est évocateur. Pour ne pas s’embrouiller, commençons donc par quelques définitions.
Cybersexe
Pratique sexuelle impliquant un dispositif technique, connecté ou pas, high ou low tech. Incluant les sextoys, les contenus pornographiques, les pratiques numériques, tous les dispositifs de la sextech, etc. Dans la suite de ce dossier, j’utiliserai « cybersexe » comme un terme englobant et générique.
Sexe connecté / sexe virtuel
Pratique sexuelle médiée par une connexion Internet, qu’elle connecte des personnes entre elles ou des personnes à des contenus, de manière synchrone et symétrique, ou pas. Incluant la pornographie en ligne, les jouets connectés, les jeux vidéo sexuels connectés, le sexe virtuel immersif dans un monde virtuel persistant (métavers) ou pas, etc. Le sexe connecté ou virtuel est un sous-ensemble du cybersexe, qui n’est pas forcément en ligne.
Dildonique / télédildonqiue / remote sex
Ensemble des sextoys et des technologies (même low tech) de stimulation sexuelle directe. De l’anglais « dildo » (sextoy), la télédildonique est l’ensemble des sextoys connectés à distance et activables via le réseau. Synonyme de « remote sex » (sexe télécommandé) en anglais.
Sextech
Ensemble des dispositifs technologiques (plutôt high tech mais pas seulement) dédiés à la sexualité, et l’industrie qui va avec. Par extension la sextech désigne toutes les innovations liées à la sexualité et le secteur économique dont elles sont issues.
Le cybersexe est parmi nous
Au regard de ces définitions, on peut d’ores et déjà remarquer que les pratiques cybersexuelles sont bien installées et quasi banalisées dans nos pratiques actuelles. Les sextoys et les différentes formes de sexualité en ligne sont démocratisés et nourrissent des industries massives, généralement vues comme à la pointe de l’innovation (on y reviendra). Pour ne prendre que cet exemple, on estime à 30 milliards le nombre de visites annuelles sur Pornhub, site leader de l’industrie du X en ligne qui comptabiliserait la bagatelle d’environ 50 000 recherches par minute.[2]
Et encore ces chiffres-là, hautement difficiles à estimer, ne recouvrent-ils qu’une part des pratiques réelles dont un grand nombre échappe au tracking de l’industrie. En effet, de vastes ensembles de pratiques intimes passent par les canaux de télécommunication privés (sexting, visio privée, téléphone) et demeurent donc inquantifiables.
Sans surprise, et toujours selon des chiffres à prendre avec des pincettes, les générations les plus à l’aise avec les outils numériques y consomment plus volontiers des contenus pornographiques. Selon une étude Ifop 93% des jeunes hommes et 56% des jeunes femmes de 16 à 24 ans auraient déjà consommé des contenus porno, contre environ 60% dans le reste de la population.[3] Rien de nouveau sous le soleil cybersexuel, sauf une preuve de plus que la consommation de pornographie – sans doute la forme la plus répandue de sexe connecté – est une pratique mainstream ; qui revêt parfois, mais pas toujours, une forme extrême assortie d’addictions diverses. Selon la même étude Ifop, un tiers des « gays, bis et hétéros curieux » (nomenclature Ifop) se reconnaitraient « addicts » à au moins une forme de stimulation sexuelle artificielle, notamment les films X et les sex shows en ligne.
La massification du phénomène suit son cours également chez les femmes, supposément moins enclines à la pratique du sexe virtuel (ou l’assumant moins) selon les stéréotypes courants. Une autre étude Ifop pointe une « plus grande autonomie du plaisir féminin en lien avec un essor du recours à la pornographie et aux sextoys ». Les hommes cis hétéros semblent en avance dans la consommation de X, sans doute parce que l’industrie leur est très, très majoritairement dédiée (ça aussi, on y reviendra).
« [La] généralisation de l’auto-érotisme féminin [passé de 19% à 76% en 50 ans] apparaît intrinsèquement liée à un accès plus large des Françaises à des supports d’excitation sexuelle comme les films ou des images pornographiques : une femme sur deux (47%) admettant avoir déjà été sur un site X, soit une proportion plus de dix fois supérieure à celle observée en 2006 (4%).
La pratique de la masturbation tend également à se banaliser sous l’effet d’une explosion du nombre de femmes utilisant des objets de stimulation physique : […] (43%) admet en 2019 avoir déjà utilisé un vibromasseur, contre un peu plus d’une sur trois il y a cinq ans (37% en 2012) et à peine 9% il y a douze ans (2007). » [4]
Le cybersexe, donc, est parmi nous. Et de plus en plus. Connecté ou pas, high tech ou low tech, il revêt une quantité de formes et induit une quantité de pratiques très différentes… accompagnant les mutations de la société : relations à distance, connexion généralisée, libération des pratiques et des formes « traditionnelles » du couple… mais aussi distanciation sociale et isolement liés à la pandémie de Covid-19. Le cybersexe aiguise l’appétit des industries du genre, toujours prêtes à innover pour accompagner, former, diriger et monétiser les pratiques de leurs client(e)s potentiel(le)s. Le milieu de la sextech occupe une place très particulière, entre opprobre nimbée d’une aura honteuse, sulfureuse, un peu sale, polémiques en tous genres, marché économique incroyablement lucratif et point de convergence de nombreux enjeux actuels. La friction entre domination masculine et libération féministe, fétichisation raciale et/ou cisgenre et émancipation des corps, monétisation industrielle et réappropriation des moyens de production, imaginaires dominants et nouvelles frontières imaginaires.
Un sujet dense, fractal, aux innombrables ramifications, que je vous propose d’explorer dans les chapitres suivants de ce dossier.
~ Antoine St. Epondyle
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[1] Petite histoire du cybersexe, Yann Minh, disponible sur http://www.yannminh.org/french/TxtCybersexe-010.html.
[2] Les chiffres du porn, de quoi parle-t-on ?, Maïa Mazaurette, GQ, disponible sur https://www.gqmagazine.fr/sexactu/articles/les-chiffres-du-porn-de-quoi-parle-t-on-/63370. Précision : « Toutes les données fournies par les sites eux-mêmes sont à prendre avec des pincettes : la pornographie formerait entre un dixième et un tiers du trafic mondial sur Internet (ça dépend des chercheurs et ça dépend des agendas des chercheurs – je pense personnellement qu’on est plutôt à 10%), cependant, le site le plus populaire, PornHub, n’arrive qu’à la 36e place du classement mondial des sites les plus visités (les trois premiers sont Google, Youtube et Facebook). »
[3] Étude Ifop pour CAM4 réalisé par questionnaire auto-administré en ligne du 23 mai au 8 juin 2019 auprès d’un échantillon de 848 hommes gays et bisexuels, extrait d’un échantillon global de 12 137 personnes représentatif de la population âgée de 18 ans et plus résidant en France métropolitaine.
[4] Étude Ifop pour Elle réalisée par questionnaire auto-administré en ligne du 28 au 29 janvier 2019 auprès d’un échantillon de 1 007 femmes, représentatif de la population féminine âgée de 18 ans et plus résidant en France métropolitaine.