« Preuve est faite que visages dévots et pieuses actions
nous servent à enrober de sucre le Diable lui-même. »
– V pour Vendetta
Le désert du réel
Le dernier pilier incontournable du cyberpunk mais pas le moins important, est le thème de l’illusion. Par tradition narrative, à travers les œuvres d’auteurs comme Philip K. Dick, les Wachowski et Christopher Nolan, la science-fiction est un genre particulièrement soigné en termes de scénarios. Souvent complexes -voire labyrinthiques- ces derniers utilisent drogues, mondes virtuels, modifications de mémoire et tous les mensonges possibles pour tromper l’esprit des personnages en les éloignant de la vérité. Dans le cyberpunk, ce mensonge revêt plusieurs formes.
Première possibilité, l’illusion peut être unique, fondamentale, les personnages la découvriront alors au cours de l’histoire. Il n’est pas rare qu’elle constitue soit le point de départ de l’intrigue, soit son dénouement ultime. Nous sommes alors dans une caverne platonicienne [1], où les personnages sont prisonniers d’un monde illusoire et le prennent pour vrai. Le maître incontestable du genre est Philip K. Dick, dont l’œuvre foisonnante éprouve largement les frontières de la réalité. La trilogie Matrix porte également ce principe à son paroxysme, enfermant littéralement l’humanité dans le virtuel. A l’inverse, dans Inception de Christopher Nolan, ce sont les personnages qui créent eux-mêmes des mensonges sous la forme de rêves, et y soumettent leurs cibles pour leur soutirer des informations… risquant de se perdre dans leurs propres subconscients. N’avais-je pas dit « labyrinthique » ?
Le deuxième cas de figure est celui des mensonges systématiques, qui enferment les individus dans un brouillard opaque pour leur faire absorber un flot continu de fausses vérités à des fins de contrôle. Les auteurs usent généralement de ce levier pour brosser un tableau critique de la société, notamment de la publicité commerciale, du culte du paraître et de la désinformation politique comme outil d’asservissement. Ainsi Do androids dreams of electric sheep? décrit un monde de l’apparence dans lequel, bien que la Terre soit en ruines, ses habitants continuent de chercher à affirmer leur position sociale par la possession d’animaux domestiques. Ironie absolue, les vrais animaux sont tous en voie de disparition, et la plupart des gens se contentent de posséder des répliques artificielles réalistes pour tromper leur entourage. Tout le monde ment à tout le monde, mais personne n’ose le reconnaître sous peine de perdre la face. L’illusion est ici un marqueur d’ascension sociale.
Dans V pour Vendetta, ce mensonge permanent prend une forme différente inspirée d’Orwell. La désinformation et la manipulation des faits sont utilisées par le régime dictatorial du chancelier Suttler pour justifier sa tyrannie. Organe classique des totalitarismes, la propagande est diffusée par les médias et impose un climat de guerre civile constant, illustration parfaite du terrorisme d’état justifiant une répression implacable et la persécution des minorités sous couvert de sécurité. L’illusion est alors un outil de contrôle.
Il est enfin courant que les personnages cyberpunk, gavés de virtuel à longueur de temps, perdent le contact avec la réalité du monde. Dans Cloud Atlas, des Wachowski, les habitants de Néo Séoul projettent sur de nombreux supports des images de leur choix, ils vivent dans des taudis sordides auxquels ils donnent l’apparence de maisons zen ou de restaurants branchés. Dans la nouvelle Souvenir à vendre de Philip K. Dick (adapté au cinéma sous le nom Total Recall), le personnage principal recourt aux services d’une entreprise pour se faire implanter de faux souvenirs d’un voyage sur Mars. Dans ces exemples, le virtuel est un moyen de fuir la réalité d’un monde devenu insupportable. Les protagonistes se leurrent eux-mêmes.
La cuillère n’existe pas
Les moyens technologiques ont beau être moins avancés, notre univers est lui-aussi plein d’illusions. Et de plus en plus. Sans crier à la théorie du complot, je crois au contraire que la grande illusion de la fiction est largement moins véridique que les innombrables mensonges du quotidien, plus ou moins pernicieux.
Comment ne pas avoir conscience du nuage de fumée provoqué par le matraquage médiatico-publicitaire ? Dans un monde saturé d’informations et de sollicitations commerciales en tous genres, les entreprises ont dû mettre au point des méthodes innovantes pour se différencier. C’est le marketing. Nous recevons, chaque jour, entre 1 200 et 2 200 stimuli publicitaires. Et bien que nous ne nous en souvenions heureusement pas, ces messages laissent des traces mémorielles inconscientes dans nos cerveaux, qui impactent nos comportements. [2]
Pour se distinguer dans la guerre ultra-concurrentielle à l’intention du consommateur, les marques ne vendent plus un simple produit, mais un idéal, une culture, un statut social ou l’identification à un cadre de références. Dans leurs stratégies commerciales, les publicitaires recourent en masse à la manipulation de la réalité et à la suggestion subliminale. Ils ciblent directement l’inconscient du consommateur. Quoi de plus mensonger que de vendre des promesses de beauté avec des mannequins retouchés voire conçus sur ordinateur [3] ? Quoi de plus déloyal que d’exploiter les neurosciences pour mettre au point des outils de persuasion indiscernables ? [4]
Le flot continu du virtuel plus vrai que nature rend la frontière entre illusion et réalité incertaine. Entre le discours commercial toujours plus manipulé et l’offre réelle à la qualité sans cesse dégradée par l’optimisation des coûts et l’obsolescence programmée, le gouffre est énorme. Cet état de fait renforce le sentiment d’arnaque du consommateur, qui finit par se remettre en cause lui-même plutôt que d’interroger le bien-fondé de sa consommation. Pour éviter de ressentir le paradoxe entre l’achat dicté par l’inconscient et l’insatisfaction rationnelle, il s’auto-persuade d’être satisfait à l’aide d’arguments aussi rationnels que possible soufflés par le marketing. C’est le mécanisme psychologique de la dissonance cognitive : l’individu se justifie d’agir irrationnellement. La consommation fanatique de marques pour elles-mêmes plus que pour les produits qu’elles proposent, relèvent de ce phénomène.
Les responsables de cet écran de fumée devant la réalité sont nombreux. Chacun de nous y participe d’ailleurs à son échelle, dans notre consommation et nos jugements, nous colportons quotidiennement des standards et normes virtuels ; notre civilisation reflète nos propres travers. Toutefois, les industries médiatiques (au sens large) portent logiquement une responsabilité supérieure. J’ai déjà cité la publicité, mais l’on peut s’intéresser à un autre avatar de la civilisation de l’image : la pornographie.
Devenue plus accessible que jamais, y compris aux mineurs à la curiosité inextinguible, l’industrie du X produit chaque année des océans d’images et les distribue à présent sur Internet. A ce sujet, les chiffres varient fortement. Plusieurs études contradictoires établissent pourtant que les sites occuperaient entre 12 et 40% du réseau, ce qui représente dans tous les cas des milliards de pages et de recherches mensuelles. [5]
Les images pornographiques relèvent de la fiction, il sera toujours impossible pour un humain normalement constitué de reproduire les acrobaties turgescentes d’acteurs surentraînés, gonflés aux médicaments et retouchés sur ordinateur, comme il est impossible de reproduire les cascades des héros bodybuildés des films d’action hollywoodiens. Pourtant, ces images sont trop souvent perçues comme une certaine réalité par leurs spectateurs. L’industrie du X est donc une énorme machine à frustration qui étale un foisonnement d’images crues sans aucune prise de distance, là où la publicité cherche explicitement à influencer et suscite donc une prise de recul instinctive. Il en résulte un déphasage avec les attentes de certains publics, spécialement les plus fragiles, par rapport à la réalité des relations sexuelles, sentimentales et humaines.
La vérité est ailleurs
Petit à petit, les idéaux vantés dans les médias s’éloignent de la vie réelle en entraînant à leur suite les canons et les normes de la société. Leurs porte-étendards sont la télévision, la pornographie et la presse people, féminine et masculine qui ont le point commun d’être plus riches en publicité (plus ou moins déclarée) qu’en sujet d’intérêt, quel qu’il soit.
Ils irradient sans cesse leurs discours normatifs : « sois mince », « sois belle », « sois musclé », tout en s’appuyant sur les exemples manipulés et marginaux de quelques starlettes ou anciennes call-girls à l’intellect négatif. Ce sont, à mon sens, les premiers responsables de l’aliénation des foules, comme les écrans publicitaires cyberpunk abêtissent les citoyens à des images de beautés virtuelles et des promesses de mondes meilleurs.
Au regard de l’action de ces médias-poubelles, on peut comprendre le succès de nouvelles industries prétendant pallier des manquements créés de toutes pièces. L’essor de la chirurgie esthétique, ce transhumanisme contemporain, est révélateur de cette tendance. Et ce ne serait pas très grave si les clients ne décidaient pas de passer sous la plastifieuse après s’être comparés à des fantasmes de jeunesse éternelle totalement fictifs.
Dans un autre registre, les méthodes marketing sont employées à toutes les sauces, par les responsables politiques, les médias généralistes et d’information, favorisant les discours incitatifs et normatifs sous couvert de politiquement correct. Tous les faits sont manipulables selon l’angle d’analyse, les données passées sous silence et bien sûr la sélection des informations. Rien n’est moins objectif que le discours du politique, usant d’arguments tantôt ridiculement optimistes, tantôt anxiogènes à l’excès pour justifier ses prises de décisions ou attaquer celles de ses adversaires. Le but du politique de métier est trop souvent de se faire réélire plutôt que de gérer les affaires de l’Etat, justifiant à ses yeux le recours à la démagogie, les discours contradictoires et les retournements de veste intempestifs. Jamais bénigne, cette dérive de la démocratie amène à la création d’une caste politique absolument étrangère à la vie de la majorité des citoyens, contraints de choisir au sein d’une offre politique résolument déconnectée de ses préoccupations. Dans les cas les plus graves, certaines nations sont même allées jusqu’à justifier des guerres sur des mensonges de terreur. [6]
De ce tintamarre généralisé ne résulte qu’un épais brouillard, et l’électeur ivre de discours contradictoires et ouvertement manipulateurs s’en retourne trop souvent vers le candidat le plus charismatique, ou les discours démagogiques et simplistes. Il est donc logique de constater l’envol de partis extrêmes aux leaders très actifs, qui cassent du sucre sur le dos des partis traditionnels déphasés et d’un système médiatique dominé par la logique commerciale. D’autant que bien souvent, ledit système médiatique n’est pas exempt de reproches à leur égard malgré une prétendue objectivité.
A l’instar des mondes cyberpunk, le maître mot de cette réalité contemporaine est l’aliénation. Par l’illusion des discours tantôt rassurants tantôt anxiogènes, toujours manipulatoires, les individus sont dépossédés des rênes de leur existence. Nous perdons naturellement le contrôle de nos propres vies, incapables que nous sommes de faire le tri parmi les foules d’injonctions et de pressions qui nous sont infligées. Dans son étude du Meilleur des Mondes, le philosophe Serge Carfantan s’essaie à la prosopopée en théorisant le monde actuel par la bouche d’Aldous Huxley :
« Pour étouffer par avance toute révolte, il ne faut pas s’y prendre de manière violente. Les méthodes du genre de celles d’Hitler sont dépassées. Il suffit de créer un conditionnement collectif si puissant que l’idée même de révolte ne viendra même plus à l’esprit des hommes. L’idéal serait de formater les individus dès la naissance en limitant leurs aptitudes biologiques innées […]. Ensuite, on poursuivrait le conditionnement en réduisant de manière drastique l’éducation, pour la ramener à une forme d’insertion professionnelle. Un individu inculte n’a qu’un horizon de pensée limité et plus sa pensée est bornée à des préoccupations médiocres, moins il peut se révolter. Il faut faire en sorte que l’accès au savoir devienne de plus en plus difficile et élitiste. Que le fossé se creuse entre le peuple et la science, que l’information destinée au grand public soit anesthésiée de tout contenu à caractère subversif. Surtout pas de philosophie. Là encore, il faut user de persuasion et non de violence directe : on diffusera massivement, via la télévision, des divertissements flattant toujours l’émotionnel ou l’instinctif. On occupera les esprits avec ce qui est futile et ludique. Il est bon, dans un bavardage et une musique incessante, d’empêcher l’esprit de penser. On mettra la sexualité au premier rang des intérêts humains. Comme tranquillisant social, il n’y a rien de mieux. (cf. le rôle de la drogue et du sexe dans le roman de Huxley). En général, on fera en sorte de bannir le sérieux de l’existence, de tourner en dérision tout ce qui a une valeur élevée, d’entretenir une constante apologie de la légèreté ; de sorte que l’euphorie de la publicité devienne le standard du bonheur humain et le modèle de la liberté. » [7]
La pertinence du constat laisse songeur. Dès lors, il devient légitime de se demander comment les civilisations de demain pourront se constituer à partir d’un monde de mystifications entièrement dédié à la plus cynique des logiques économiques.
-Saint Epondyle-
Version augmentée, janvier 2015.
Corrigé en décembre 2016.
[2] PETRE Arnaud. Parts de marché contre parts de cerveaux.politique.eu.org, février 2009.
[3] DE LAROCQUE Sybille. H&M fabrique ses mannequins par ordinateur.www.jolpress.com, 2011.
[4] PETRE Arnaud. Parts de marché contre parts de cerveaux.politique.eu.org, février 2009.
[5] FLEUROT Grégoire. Combien y-a-t-il vraiment de porno sur le web ?slate.fr. 2013µ
[6] Liberation.fr (avec source AFP). Les 935 mensonges de l’administration Bush sur l’Irak.liberation.fr, 2008.
[7] Serge Carfantan, Philosophie et spiritualité, leçon 163, Sagesse et Révolte, www.philosophie-spiritualite.com, 2000.
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Une analyse qui monte crescendo dans la sévérité avec le monde d’aujourd’hui au cours de cette série d’article. Très intéréssant en tout cas ! La conclusion offrera-t-elle des solutions réalistes pour améliorer ce monde aliénant dans lequel on vit ? Suspense…
Si je trouve l’analyse pertinente dans le fond, je doute encore une fois de la sévérité du problème.
Oui le monde n’est que mensonge. Mais toute vérité n’est pas bonne à dire. Il est facile de dénoncer le mensonge des institutions, privés ou publiques alors que nous passons nous même notre temps à mentir, par omission ou volontairement. Rousseau, de manière un peu extrême disait que la société pervertissait l’homme et le conduisait au mensonge. Je pense que la vie en société induit nécessairement une forme d’hypocrisie et de mensonge pour que nous puissions tout simplement vivre ensemble.
Certes ce mensonge est généralisé à des fins mercantiles mais il ne répand finalement que le modèle dominant. Le « sois belle », « sois mince » etc… n’est pas le seul apanage des magazines, il est également issu de la pression que nous nous mettons les uns sur les autres. Et comme les magazines sont apparus bien après l’homme et la pression sociale, il y a fort à parier que ces derniers ne sont que les symptômes d’un phénomène plus vieux.
Je crains que nous n’accusions « la société » que pour éviter de nous accuser nous même de nos propres barrières et envies narcissiques. Certes, nos pulsions sont renforcées par ce déluge publicitaire mais elles ne sont que renforcées, pas créées. J’ai connu un jour un jeune homme en Info Com qui disait « le marketing ne créée pas le besoin, il y répond… »
Par ailleurs, je pense que la seconde guerre mondiale et son flot de propagande ont rendus tous affichages, toutes publicités suspects, trop suspect et qu’ils sont devenus un peu nos boucs émissaires. Oui la seconde guerre mondiale a manipuler les masses mais oui également nous avons tirer des leçons, au moins en Europe.
Enfin, à mes yeux, nous autre homme, ne sommes pas que des consommateurs nous avons également notre esprit critique. C’est faire insulte à notre intelligence que de penser que nous « gobons » tout sans recul. Le scepticisme règne en maître à mes yeux. Ce n’est pas nécessairement un bien.
En conclusion, il est toutefois inquiétant en effet de voir le développement des neurosciences, tant que la manipulation relève du langage elle est « loyale » dans le sens où elle peut être décelée mais dans le cas d’une manipulation aussi fine et invisible il y a là matière à s’inquiéter.
Funky > La conclusion devrait apporter des pistes de réflexion, mais sans doute pas énormément d’optimisme. Je ne suis pas quelqu’un de très optimiste en général tu sais.
Alexander > Je comprend ton opinion, c’est vrai que je suis assez sévère. Ceci étant, je pense que la société en général dépasse la simple somme des comportements individuels. C’est en dénonçant ses excès qu’on pourra sans doute en prendre conscience, et de là tenter des changements.
Concernant le marketing, je pense qu’il s’agit avant tout d’une discipline. Au départ, elle servait à comprendre les besoins pour y répondre. Mais de plus en plus on l’utilise pour créer le besoin lorsque l’innovation manque pour cause d’aversion au risque. C’est une dérive prévisible du marketing, mais peut-être aussi inévitable que la face pile d’une pièce.
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