
– Cet article est la suite directe de Pari pascalien et externalités négatives. –
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Le fait de passer sa vie à préparer sa mort n’est pas exclusif aux égyptiens antiques ni aux transhumanistes d’aujourd’hui. Un bon nombre de religions se place exactement dans cette démarche, en proposant/imposant à leurs fidèles diverses attitudes à adopter pour se préparer à la vie après la mort. C’est une attente transcendantale, comme nous l’avons vu dans un chapitre précédent. Vivre dans les accords du dogme permet de se réincarner dans ce monde-ci (hindouisme) ou en pur-esprit dans un ailleurs (monothéismes).
Désir de vivre
Moins spirituels, les transhumanistes prennent, si j’ose dire, la vache sacrée par les cornes et leur destin en main pour se conserver tels-quels – disent-ils – dans le futur. Le souhait de se faire « suspendre » en cryogénie pour vivre à nouveau est cependant moins basé sur une pensée rationnelle que sur un désir. Les motivations des candidats à la cryogénie interrogés par La Spirale sont simplistes.
« Pourquoi vouloir vivre éternellement ? Pourquoi vouloir mourir ? C’est aussi simple que ça. Je souhaite vivre, apprendre, comprendre. Je souhaite m’améliorer du mieux possible. Pourquoi désirerais-je mourir quand je peux contrôler ça ? » Source
Ou, dans un registre plus drôle encore :
« Contrairement à la quasi-totalité des gens qui m’entourent, j’ai eu une vie parfaitement heureuse grâce à mes dons, mon travail, ma prévoyance, etc. J’ai pratiqué toutes les activités humaines (sports, arts, psychologie, musique, voyages, lectures, construction d’une maison, pilotage de bateau et d’avions, etc.), hormis la sculpture et la pédérastie (mais j’ai bon espoir car je suis encore très loin d’être à l’article de la mort !), et j’ai une énorme envie de vivre encore quinze siècles pour apprendre et pratiquer ce que j’ignore encore. J’ai aussi une épouse sensationnelle, un grand parc zoologique et végétal (sept chiens, quatre-vingt oiseaux, aquarium de deux-cent litres, cinq-cent arbres), une superbe maison qui est un petit château, un splendide orgue de quarante-cinq jeux additifs à six voies de 100 W avec quatre haut-parleurs chacune.
Que désirer d’autre ? Que ça dure encore quinze siècles ! » Source
« Désir », « envie », « souhait », le champ lexical employé par les cryogénisés potentiels ne tient que de ça. D’une pulsion, d’une envie, absolument personnelle et déconnectée de toute réflexion quant aux impacts sociaux d’une telle démarche si elle venait à se démocratiser. Ils veulent, et légitiment cette volonté par le fait qu’ils ont les moyens de payer la technologie qui se trouve en partie disponible.
C’est exactement pour répondre à ces désirs que la société Alcor positionne son offre de services. Sur son site Internet, la page Cryonics Myths cherche à déboulonner « les mythes de la cryogénie », et notamment selon lequel le désir de vivre serait motivé par une peur de mourir.
« Myth 9: Cryonics is motivated by an irrational fear of death.
If a strong will to live is no more than an expression of cowardice, then why treat any serious illness? Interestingly, cryonics founders Robert Ettinger and Jerry Leaf are both veterans of military combat who have demonstrated far more courage than the average idle critic of cryonics. A rational desire to continue living is not the same as an irrational fear of death. » Source
Traduction personnelle :
« Mythe 9 : La cryonie est motivée par une peur irrationnelle de la mort.
Si un fort désir de vivre n’est rien d’autre qu’une expression de couardise, alors pourquoi traiter les maladies graves ? Il est intéressant que les fondateurs de la cryonie Robert Ettinger et Jerry Leaf sont tous les deux des vétérans de guerre qui ont démontré beaucoup plus de courage que la moyenne des critiques virulents de la cryogénie. Un désir rationnel de continuer à vivre n’est pas la même chose qu’une peur irrationnelle de la mort. »
Si nous serons d’accord sur la dernière phrase, il est flagrant de constater que la seule motivation qui est mise en avant est – toujours – l’expression du désir. Le transhumanisme en général, et la cryogénie en l’occurrence, relèvent d’une envie de continuer sa vie, parce que – après tout – pourquoi ne pas encore manger des sorbets au citron, prendre le soleil et jouer au golf pendant mille ans ? Comme le dit notre ami de l’extrait suscité, il a « une énorme envie de vivre encore quinze siècles », et nous autres, pisse-vinaigre que nous sommes, nous n’avons pas une telle envie. Soit par manque d’un amour de la vie aussi grand que le sien, soit par manque « [d’]une épouse sensationnelle, un grand parc zoologique et végétal (sept chiens, quatre-vingt oiseaux, aquarium de deux-cent litres, cinq-cent arbres), une superbe maison qui est un petit château, un splendide orgue de quarante-cinq jeux additifs à six voies de 100 W avec quatre haut-parleurs chacune ».
A moins que nous ne développions une stratégie de défense instinctive contre la peur de mourir. C’est ce que suggère fortement l’Association Française Transhumaniste (AFT) Technoprog (que je connais bien) dans son article Le syndrome de Stokholm de la mortalité. Dans ce texte l’association nous invite à considérer que notre empressement à « défendre la mort » serait une façon de gérer la peur qu’elle nous procure. En apprenant à aimer et à désirer la mort, elle nous serait moins difficile. Bref : nous chercherions à moraliser notre finitude pour lui donner un sens et ainsi mieux l’accepter.
Je ne suis pas sûr que la mort ait besoin de nous pour la « défendre », et je rejoins totalement l’idée qu’elle serait totalement dénuée de sens. La mort, comme la vie, n’a aucune morale morale. C’est une construction sociale que de l’en doter, et sans doute cette construction a-t-elle en bonne partie pour objectif de rendre le deuil possible, la vie moins lourde. Pourtant, la rhétorique de défense de la volonté de vire « amortel », c’est à dire « sans limitation de durée », masque difficilement le fond de puérilité égoïste et immorale qui la sous-tend. Pas besoin de reconnaître à la mort un sens profond et transcendant pour ne pas souhaiter vivre ad vitam aeternam. C’est cette attitude que j’ai cherché à démonter au fil de mon dossier, qui touche ici à sa fin.
Conclusion
Au regard des innombrables problèmes moraux, difficultés techniques et failles conceptuelles que j’ai cherché à mettre en évidence dans le concept même d’allongement de la vie par cryogénie, il est à se demander si quiconque croit réellement à ce projet improbable. D’autant que la cryogénie d’aujourd’hui n’est pas celle de quelques body-hackers vaguement illuminés : c’est un projet qui s’inscrit dans l’ensemble des efforts de recherche fondamentales (puis appliquée) des laboratoires propulsés par les transhumanistes avec des fonds, si ce n’est démesurés, en tous cas importants.
Une technologie n’est pas, en soi, transhumaniste. Le transhumanisme est un courant de pensée, une idéologie, pas un ensemble de technologies ni une façon de les utiliser. Que Alcor ou Cryonics Institute croient en leurs promesses, peut-être. A moins de n’être que des ramassis d’escrocs, ce que rien ne me permet d’affirmer, on peut leur accorder le bénéfice du doute. Pourtant, il ne suffit pas d’y croire un peu pour développer et commercialiser ce genre de technologie. Il faut de l’argent.
Dans Le Monde Diplomatique d’août 2018 et leur article A quoi sert le mythe du transhumanisme ? Charles Perragin et Guillaume Renouard explorent une réponse intéressante à cette question. Sans aller jusqu’à croire aux promesses à 1 000 ans de certains, on peut légitimement se demander à quoi, et à qui, sert le transhumanisme dès aujourd’hui. Pour les deux journalistes, les fonds d’investissements qui irriguent les entreprises comme Alcor et Cryonics Institute (et les divers gourous transhumanistes de la Silicon Valley) ne croient pas nécessairement à leurs grandes promesses. Eux qui se targuent d’être des acteurs très rationnels, attendent des résultats des projets qu’ils financent. Et pas dans 200 ans.
Et si tout ça n’était qu’un vaste enfumage ? Et si la cryogénie – et les pionniers de l’éternité « suspendus » – n’étaient que l’effet d’annonce, la campagne de pub destinée à promouvoir un investissement massif dans l’industrie du frigidaire ? Le four à micro-ondes à bien été inventé par un laboratoire de recherche sur les radars, après tout.
~ Antoine St. Epondyle
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