Lors de chaque événement historique dont elle est témoin, La Spirale lance une consultation « d’artistes, d’écrivains, de performeurs et de freaks d’obédiences variées » en vue de recueillir leurs impressions et commentaires. Une bonne occasion de structurer ce que l’on pense, de mettre en ordre des sentiments et pensées anarchiques et incontrôlées en vue de les archiver pour le futur… ou le présent. Merci à Laurent Courau de m’avoir proposé l’exercice pour réunir quelques idées en vrac.
L’ensemble des interviews est à lire sur le site de La Spirale.
En direct du Covid-19
Entretien écrit et envoyé le 24 mars, les choses ont pu évoluer (vite) depuis.
01. Comment réagissez-vous à cette pandémie ? Qu’en pensez-vous et que pensez-vous de sa gestion par nos institutions, ainsi que des réactions de nos congénères humains ?
Je me suis toujours foutu de la gueule des millénaristes, du prophète de L’île mystérieuse aux religieux de tous poils, des annonciateurs du bug de l’an 2000 et de l’Apocalypse de 2012. Depuis quelques années pourtant, l’ombre du collapse à commencé à planer très franchement, pesante, jusqu’à s’épaissir d’un coup au cours de l’année écoulée. La perspective de l’effondrement (de nos civilisations thermo-industrielles, pas du « monde ») est alors devenue un sujet de discussion récurrent, un motif d’angoisse tantôt lancinant, tantôt suffocant. Pour ma part il est toujours resté purement intellectuel ; comme le dit bien Édouard Louis les faits d’actualité sont « juste un sujet de discussion » pour ceux qu’ils ne concernent pas directement, ou pas dans l’immédiat. Aux guerres lointaines se sont donc ajoutés les périls climatiques, les écocides, la sixième extinction de masse (accompagnés d’un solide sentiment de culpabilité), puis le glissement des « démocraties » européennes vers un autoritarisme de plus en plus assumé, répercuté en premier lieu sur les réfugiés accueillis par le racisme et la violence les plus crasses, sur les militants, les pauvres et les minorisé(e)s, comme d’habitude. La pandémie mondiale se greffe là dessus, attendue depuis longtemps, qui annonce ou provoque déjà un crash économique qui promet, salement, de rester dans les mémoires.
Serions-nous en pleine répétition avant la générale ? Le Big One aurait-il commencé comme un ensemble de glissements successifs signant la fin de notre ère ? Le courant « cyberpunk », sous-genre de science-fiction pré-apocalyptique, m’a appris à quel point la fin des mondes est un phénomène récurrent, permanent, un glissement marqué parfois, il est vrai, par des ruptures considérables. Je ne sais pas si nos mondes sont si fragiles qu’ils puissent s’effondrer sans crier gare, sans que nos biais cognitifs, nos habitudes de vie et nos infrastructures ne les fassent perdurer jusque bien après leur date de péremption ; mais une chose me semble claire : il n’y a pas de « fin de l’histoire », rien n’est jamais stable, tout s’écoule, tout continue. L’entropie ronge et la marée monte puisque le temps passe.
Et si l’on nous annonçait, après X jours de confinement, que la maladie n’était pas arrêtable ? Que les stocks de nourriture ne reviendront pas, et si l’on ne nous annonçait plus rien du tout ? Les gens se tireraient-ils dessus comme dans les fictions apocalyptiques ? Au bout de combien de temps risquerait-on une sortie pour aller voir par nous-même ? L’imaginaire post-apocalyptique et collapso rejaillit très vite, par réflexe. Tel est « le frisson des classes moyennes supérieures » qui n’est jamais qu’un aperçu du quotidien de beaucoup d’autres, une peur qui se matérialise par l’appréhension du court terme qu’on avait appris à ne pas redouter – et souvent à ne même pas questionner. Pour moi le sentiment est nouveau, et j’y réagis avec plus d’angoisse que je ne l’aurais cru. L’excellent article de Julien Millanvoye dans PostAp Mag m’a heureusement rappelé que cette angoisse n’avait pas trop lieu d’être puisque la vie n’a pas de sens, que la mort est proche et le glissement vers l’après, enclenché.
Il n’aura d’ailleurs pas fallu longtemps pour que cet après se préfigure sous la forme d’une exacerbation des rapports de domination, gerbants, lorsque des milliers de salarié(e)s et de travailleur(se)s pseudo-indépendant(e)s ont été contraint(e)s de travailler au mépris des appels élémentaires du corps médical, à poursuivre des travaux de BTP, acheminer des repas de bobos à domicile, des colis Amazon, etc. Des années d’invisibilisation du travail portent ici leurs fruits, et c’est sans surprise que l’on voit le désir des un(e)s continuer d’exposer les corps des autres – à grands renforts d’appels consuméristes à se tenir « en sécurité ».
Le futur à sale goût aussi lorsque fleurissent aux quatre coins du globe les lois et technologies liberticides qui trouvent la parfaite justification – dans des appels sanitaires justifiés – à l’emploi de leurs arsenaux de surveillance, reconnaissance faciale, tracking et autres déploiements policiers. La fin justifie les moyens, comme d’habitude là encore. C’est oublier un peu vite à quel point ces technologies et logiques-là étaient déjà à l’œuvre, fraîchement unboxées, un peu partout dans le monde et en France notamment. C’est oublier aussi à quel point il sera difficile, pour ne pas dire impossible, d’abolir ces saloperies une fois déployées. Elles seront devenues consubstantielles de nos villes et campagnes, imposées par la situation d’urgence avec l’Amen général, au même titre que les réformes sauvages de nos conditions de travail, acquis et droits élémentaires, lorsque se profilera un tardif retour à la « normale ». Ces technologiques disciplinaires, lois anti-sociales et anti-démocratiques, déployées dans l’urgence sans débat ni moindre recul ou éclairage éthique comme des solutions miracles, masquent difficilement leurs relents fascisants prétendûment consentis pour « le bien de tous ».
02. Quel est l’impact du coronavirus sur vos activités et votre quotidien ?
Nos conditions de vie changent d’ores-et-déjà, avec le confinement et ce qui arrive derrière. Mais la catastrophe en elle-même me reste invisible, indiscernable dans les premiers rayons du printemps, une fois quittés les réseaux sociaux et sites d’actu, les magasins dont les rayons se vident et les rues désormais interdites. Quand la crise économique frappera, « massive, brutale » pour citer Édouard Philippe, je suppose que l’effet du coronavirus sur mon quotidien sera plus palpable. Les indépendants trinquent en premier, il paraît.
Mais il convient pour l’heure de penser vraiment, vraiment, à celles et ceux qui se trouvent au cœur du cyclone, dont le plus gros est à venir, et qui commencent à tomber pour certain(e)s : personnels médicaux et administratifs des hôpitaux, maisons de retraites, ambulanciers, infirmiers, pompiers, médecins et assimilés en ville, paramédicaux, agents de commerce, d’entretien et autres « soldats » de première ligne qui se trouvent piégés à risquer leurs vies sans qu’on puisse dire s’ils sont héro(ïne)s ou victimes de la situation. Sans doute que les deux sont indissociables. Qu’ils soient à jamais remerciés de faire leur possible.
03. Entre prise de risque et confinement, comment organisez-vous votre quotidien ? Et quels sont vos conseils à l’usage de nos lecteurs pour passer le temps durant ce ralentissement des activités humaines ?
Je partage mon quotidien entre le travail, malgré le ralentissement des travaux habituels un certain nombre de projets au long court pourraient trouver dans cette crise les plages de temps qu’ils nécessitent, et les moments supposés m’aérer le cerveau. Or je suis assez obsessionnel et la tentation-culpabilité d’être « productif » me poursuit en permanence. Mon temps d’écran quotidien est proche de 100% de mon temps éveillé et je suis continuellement à côté de mon ordinateur qui constitue une attraction permanente contre laquelle lutter pour ne pas devenir fou. J’ai mis quelques jours à restreindre les réseaux sociaux à 30 minutes par jour – avec un logiciel de blocage anti-addiction.
J’essaie enfin de tisser des liens avec celles et ceux qui se trouvent confiné(e)s seul(e), dans de petits apparts, pour plusieurs semaines. Nous avons monté des rendez-vous téléphoniques, ou de jeux en ligne, des jeux de rôle textuels… Internet peut être un espace incroyablement créatif et multidimensionnel dès lors qu’on quitte le carré infernal Facebook / YouTube / Gmail / Twitter. L’occasion est bonne de nous le rappeler pour maintenir vives nos relations et se soutenir mutuellement. De très nombreuses propositions culturelles gratuites s’ouvrent progressivement en ligne, mais rien ne remplace le contact humain.
~ Antoine St. Epondyle
Propos recueillis par Laurent Courau.