Corps et traces numériques / Mouton 2019

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Le Mouton Numérique ouvrira son année 2019 par un semestre consacré aux « Corps et traces numériques ». Un sujet aussi vaste que multiforme, qui peut être abordé de nombreuses manières et dont je vous propose ici un premier débroussaillage, en guise d’annonce du sujet.

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Le corps laisse des traces.

Depuis la généralisation des outils numériques dans nos vies, il est devenu normal de considérer que nos actions dans le monde laissent des traces. Des traces conscientes, plus ou moins visibles. Un article de blog, une vidéo, une photo ou un statut sur un réseau social sont des traces volontaires, que nous laissons au gré de nos quantifications personnelles et de nos humeurs, parfois à de très nombreuses reprises par jour.

Nous savons aussi, moins distinctement peut-être, que les outils que nous utilisons en ligne et avec « l’Internet des objets » nous font laisser des traces moins volontairement et consciemment. Ce qui pose un certain nombre de questions : Que laisse-t-on exactement ? A qui le laisse-t-on ? Et qu’en sera-t-il fait ? Ces « data », nous les secrétons par nos comportements en ligne et hors-ligne, seuls et ensembles, lorsque nous interagissons avec des objets, des humains, des situations. La terminologie qui exprime ce phénomène est à ce titre trompeuse : les « données » ne sont jamais données, elles sont produites. Les données ne sont pas extraites comme peut l’être le pétrole, mais co-créées : elles sont le fruit d’une interaction (un Like par exemple), d’une contractualisation (avec une plateforme), voire même d’un travail (digital labor). En d’autres termes, les données sont collectives, sociales, elles engagent à la fois les corps des individus, et les individus formant un corps : un corps social que l’on voudrait pouvoir influencer à des fins économiques et politiques.

Ces données sont parfois utiles au fonctionnement et à l’amélioration des services que nous utilisons quotidiennement, mais sont le plus souvent utilisées pour nous espionner à la faveur d’un nouveau « capitalisme de surveillance » – celui-là même qui préside à la conception d’un océan de nouveaux services et gadgets uniquement dédiés à la captation desdites données. De plus en plus, il devient clair que ces traces à vocations commerciales peuvent être utilisées à des fins politiques dans des régimes plus ou moins démocratiques trop heureux de disposer de cet attirail panoptique complet. Attirail qui inquiète les observateurs, à raison sans doute.

Ces traces-là sont beaucoup plus opaques, personne ne peut dire avec précision ce qui est capté de lui-même, ce qui sera utilisé et comment. C’est un sujet de société crucial.

Les traces font corps.

L’idée fait donc son chemin qu’il nous faudrait prêter attention aux traces qu’on laisse. Par souci d’un idéal souvent abstrait du respect de la vie privée, les associations appellent à une maîtrise des données émises – alors que d’autres, fatalistes, suggèrent de vendre nos propres traces plutôt que de se les faire capter à notre insu. Plus généralement, on évite les photos embarrassantes ou les tweets irréfléchis qu’on pourrait voir ressortis dans dix ans. On se « personal-brande », polissant notre « e-reputation » à la faveur d’un nouveau « self control » actif et passif à la fois, pour donner une image maîtrisée de nous-même, constituant par nos traces volontaires une forme de reflet de soi que l’on voudrait calibré, vendeur.

On se conçoit, parfois, carrément en fonction des traces qu’on laisse. On reconnaît un blogueur à ce qu’il blogue. Un blogueur ne bloguant pas en est-il toujours un ? Certains ne repostent que les articles des autres, se font points de passage des flux de contenus qu’ils « consomment » et repartagent – deviennent « curateurs ». D’autres lisent mais ne postent pas, laissant leur trace en nombre de visites (parfois de commentaires, ou de tips) sur les sites qu’ils fréquentent. D’autres achètent et laissent des traces monétaires et des chiffres de ventes sur les sites de e-commerce. Et les pompes à données sans sommeil, aspirent le tout et l’ordonnancent (encore très imparfaitement) dans un « tout » qui deviendra réellement « Big Data » dès lors que les différentes bases de données deviendront intercompatibles. Chacun et chacune fait un peu tout ça à des niveaux divers, laissant derrière des traînées de traces plus ou moins indélébiles.

Se forment donc, par destination, des corps sociaux constitués des groupes de personnes définies par les traces qu’elles laissent : les YouTubeurs, la « blogosphère », les « kheys » de certains forums, les « twittos », les « cam-girls » et « cam-boys ». Ces groupes, lorsqu’ils se constituent, ont des intérêts communs et peuvent parfois se fédérer pour les défendre. En comprenant qu’ils ne sont pas seuls, les individus se regroupent et s’organisent. Ici pour porter un engagement politique ou un syndicat, plus généralement dans des opérations de communication éphémères. Parfois, ce sont les nouvelles marketplaces de « l’uberisation » qui les met en concurrence pour proposer leurs services avec une froide efficacité toute algorithmique. Ils deviennent alors, comme d’autres classés bon gré mal gré, des corps économiques ciblés par des armées de bots et des logiciels de marketing automatisé. En effet, la trace est conçue irrémédiablement pour des objectifs commerciaux, par des entreprises commerciales.

Il est vrai que les nos leur échappent encore parfois, et sont créées à des fins inattendues. Émergent alors des corps politiques dans les hashtags de manifestants qui utilisent les réseaux pour communiquer – dans l’émulation de certains mouvements de buzz spontanés (#MeToo) ou dans le ciblage d’opérations d’influence politique plus ou moins officielles comme les Cambridge Analytica. Dans, peut-être aussi, dans mille autres applications dont nous n’avons pas idée.

Les traces font corps depuis les corps qui les laissent. En élargissant le spectre de ce qui est vu, par des dispositifs toujours plus larges et puissants de captation de tous les aspects de nos vies connectées (ou non), elles s’assemblent et enrichissent les fichiers de tout ce qui se rattache à nous. Morphologie de reconnaissance faciale ou vocale, habitudes de consommation en ligne et hors-ligne, lieux et gens fréquentés, messages envoyés, et à qui, et pour dire quoi, opinions politiques, goûts culturels, pas bien compliqué de nous rattacher à des profils-type de population, d’en déduire nos intentions de vote et de faire des prévisions statistiques sur nos futurs probables, aux échelles personnelles et collectives. Du croisement et de la complétion de ces millions de traces en plein élargissement du domaine du captable, résultent nos avatars comme autant de « nous » troués par endroits, hypertrophiés à d’autres.

Troués parce qu’aucun de nous n’est « [son] travail, [n’est son] compte en banque, [n’est sa] voiture, [n’est son] portefeuille » ; ce qui est capté n’est pas réellement nous, c’est une image de nous qui occulte totalement certains aspects incaptables – ou incaptés. Hypertrophiés parce que les éléments tracés sont autant de catalogues exhaustifs de comportements souvent anodins et inconscients de nos vies. Les milliers de traces qu’on peut collecter sur un acheteur en ligne ne le définissent que très imparfaitement en tant que personne – mais entrent dans des détails de connaissance de son comportement d’achat qui lui échappent totalement à lui-même. Multiplierait-on les angles de vues qu’il serait excessivement hasardeux de penser arriver à une forme de vérité sur la personne en elle-même, c’est à dire – aussi ou avant tout – un corps biologique en mouvement et en évolution perpétuelle.

Là se pose un problème.

La vérité de l’humain, si tant est qu’elle existe, se résume-t-elle à son corps physique et ses comportements ? Son « âme » existe-t-elle et entre-t-elle en ligne de compte dans les comportements que l’on capte (et qui n’en seraient alors que les conséquences) ? Aussi complet seraient-ils si toutes les traces étaient regroupées (ce qui n’est pas le cas, tous les capteurs de traces ne sont pas liés), nos avatars ne donneraient-ils pas foncièrement une image biaisée de nous ? De la façon dont nous vivons et agissons dans le monde ?

La trace n’existe pas à la base. La trace numérique n’est pas naturelle ni consubstantielle au réseau. La seule qui le soit est la marque écologique de l’usage de ces technologies, « l’empreinte carbone ». La « donnée » est une invention des concepteurs de technologies, elle révèle leurs intérêts et leurs objectifs, elle révèle une certaine vision de l’humain – une certaine vision du corps. La captation ultime, de l’ensemble de ce qu’on est, ressent, agit dans le monde, n’est pas à l’ordre du jour. Car la création des traces est toute entière dédiée à la compréhension et à l’inflexion de nos comportements en vue d’asseoir une forme de gouvernementalité telle que définie par Michel Foucault (et réactualisée par Antoinette Rouvroy comme « gouvernementalité algorithmique »). Administration plus que domination des corps, gestion des populations, de leurs flux, de leurs comportements, de leurs aspirations et devenirs. Un design du citoyen-consommateur en lieu en place de sa coercition, qui commence par l’invention de ce qu’on attend de lui.

Dans Les Furtifs, roman à paraître en 2019, Alain Damasio interrogera la société de la gouvernementalité économique et sociale – et ouvrira des brèches vers la notion d’angle mort via la figure des créatures éponymes, les furtifs donc, formes de vie peuplant les interstices. Déjà dans Phonophore, projet sonore en prologue à son roman, il nous apprenait que les furtifs mourraient lorsqu’ils étaient vus, en métaphore du vital à ne pas être infléchi. Aussi Damasio nous enjoindra-t-il, sans doute, à la fuite vers les grands espaces du caché, comme les personnages de La Horde du Contrevent le faisaient vers ceux du mouvement en réaction à la sédentarité forclose.

Une autre voie est peut-être à explorer, celle du détournement. Utiliser la trace pour concevoir un corps collectif qui soit un corps politique avant tout (même si bien-sûr les corps économiques sont foncièrement politiques) et qui réinventerait des manières de vivre ensemble basées sur une vision de l’humain qui ne soient pas l’homo-œconomicus ou, pour s’approcher sans doute plus de la vérité, du consommateur grégaire. Il faudra alors se demander si les traces de nos corps, de nos vies, de nous-mêmes et de nos relations, sont intrinsèquement des outils économiques sans possibilité de [r]évolution – ou si elles pourraient devenir les outils qui nous permettront d’inventer un futur souhaitable.

~ Antoine St. Epondyle
Merci à Irénée Regnauld pour sa relecture attentive et ses conseils.

Tout le programme du Mouton Numérique sur le thème Corps et Traces numériques, à venir sur : https://mouton-numerique.org/

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Mouton Numérique « Corps et Traces » 2019.
Auteur et journaliste SF, fondateur de Cosmo Orbüs

Fondateur de Cosmo Orbüs depuis 2010, auteur de L’étoffe dont sont tissés les vents en 2019, co-auteur de Planète B sur Blast depuis 2022 et de Futurs No Future à paraitre en 2025.

2 Commentaires

  1. Les data centers vont savoir que j’ai lu ton article. Et que j’y souscris complètement. Je sais je prends des risques car qui sait si les membres de l’association  » Le Mouton Numérique  » et ceux qui le lisent ou le commentent ne seront pas dans quelques années inquiétées au motif qu’ils ont eu par le passé une attitude extrêmement subversive vis-à-vis des GAFAM. Mais bon je prends le risque. Cordialement

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