Le monde a découvert cette année le « futur de l’entertainment » autoproclamé en Black Mirror : Bandersnatch, une coproduction House of Tomorrow (Endemol) – Netflix sous la forme d’un film interactif construit comme un « livre dont vous êtes le héros ». Grâce à une technologie développée pour l’occasion et un scénario à choix multiples menant au vertige logique, Bandersnatch est devenu exactement ce que Black Mirror dénonçait.
Attention, vous entrez dans une zone-spoiler.
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Black Mirror: Bandersnatch
Black Mirror: Bandersnatch met en scène la vie de Stefan Butler, programmeur de jeux vidéo pour le compte de la société fictive Tuckersoft. Recruté par cette dernière pour accomplir son œuvre personnelle, Stefan travaille à la réalisation d’un jeu adapté du roman Bandersnatch de l’écrivain (imaginaire) Jerome F. Davies. La programmation de son jeu vidéo à choix multiples (un livre dont vous êtes le héros informatisé donc) amène le jeune homme à collaborer de près avec Colin, développeur plus avancé que lui dans le métier, qui lui ouvrira les portes d’une mystique à base de LSD et de programmation informatique questionnant les notions de libre arbitre et de multivers. Une collaboration éprouvante qui le mènera au surmenage, à la remontée du traumatisme de la mort de sa mère, à remettre en cause sa relation avec son père et à la rupture d’avec la Dr Haynes sa psychologue.
Le roman éponyme de Jérôme F. Davis, est au centre de l’histoire de Black Mirror: Bandersnatch. Le titre « Bandersnatch » annonce déjà la couleur, puisque le titre du (faux) roman de Davies est une référence au (vrai) roman De l’autre côté du miroir, la suite d’Alice au pays des merveilles de Lewis Caroll. Les références à l’œuvre de Caroll sont nombreuses au long du film (la lapin blanc en peluche de Stefan, le fait qu’il passe à travers un miroir dans son rêve) comme le sont les innombrables références à la science-fiction des années 70 et 80, période à laquelle se déroule l’histoire. Citons en pagaille les posters d’Akira (Katsuhiro Otomo) et Ubik (Philip K. Dick) dans l’appartement de Colin, les références au groupe de rock psychédélique Tangerine Dreams (dont les morceaux forment la bande sonore du film), les mentions de l’auteur pionnier de la cyberculture Timothy Leary et de George Orwell bien-sûr ; ou encore les décors à base de all seeing eyes repris notamment de l’artiste Daniel Martin Diaz. Souci du détail oblige, la production est allée jusqu’à embaucher le (vrai) développeur de jeux vidéo psychédéliques Jeff Minter pour incarner le (faux) auteur Jérôme F. Davies lors de ses rares apparitions. Ce dernier est une version à peine maquillée de Philip K. Dick qui aurait conclu sa carrière par le meurtre de sa femme.
C’est entendu : Bandersnatch maitrise ses classiques et nous le fait voir en débordant littéralement de références. En plaçant son intrigue dans les années 80 – âge des pionniers de la fiction interactive vidéoludique – et surtout en la resserrant sur la vie de Stefan, son destin, ses choix, ses traumatismes, il évite soigneusement toute extrapolation technocritique. La technologie ne joue ici aucun rôle dans le récit en lui-même, si ce n’est le rôle de la madeleine de Proust pour amateurs d’un certain âge d’or de la SF et des design rétro très en vogue à Hollywood comme ailleurs.
Mises en abime et vertige logique
Avec ce cocktail de références maitrisées et (lourdement) citées, Black Mirror assume son côté référentiel et s’inscrit dans la lignée des histoires et récits « mind blowing » d’une certaine science-fiction irriguée de LSD, drogue supposée ouvrir la porte à des réalités parallèles et représentées comme telle dans le film. En résulte un entrelacs d’arcs narratifs psychologiques, informatiques et mystiques, qui mobilise telle ou telle ficelle au long des choix du spectateur-acteur pour procéder à plusieurs mises en abimes différentes (plus ou moins visibles selon les chemins pris) :
- D’un côté Stefan est le concepteur du jeu vidéo Bandersnatch, adapté d’un roman à choix multiples, Bandersnatch de Jérôme F. Davies. En même temps Stefan est le personnage principal d’un film interactif, Bandersnatch, inspiré notamment de Lewis Caroll et de Philip K. Dick. Un parallèle est fait entre Stefan et les concepteurs du film (notamment Charlie Brooker, créateur et scénariste de tout Black Mirror).
- Ensuite Stefan est un personnage de fiction joué par Mike (un acteur fictif) qui perd le lien entre réel et fiction lorsque le spectateur-acteur lui demande de faire des choix qui sortent de son script. Il est alors recadré par la metteure en scène. A noter que Mike est un acteur de fiction lui-aussi puisque l’acteur qui joue Stefan s’appelle en réalité Fionn Whitehead et non Mike.
- Ensuite Stefan et les autres sont des personnage de fiction joués par des acteurs réels (Fionn Whitehead, Will Poulter, etc.). Pot-aux-roses dévoilé par Colin lors de sa prise de LSD avec Stefan lorsqu’il dit : « Ils embauchent des gens pour jouer nos proches ». Une remarque qu’on pourrait prendre comme une référence au Truman Show ; ou en tous cas comme l’exacte vérité d’un personnage comprenant son statut… de personnage de fiction incarné par un acteur.
Au long du récit les différentes pistes s’entremêlent et jouent avec la confusion qu’elles induisent entre rêve et réalité. Les différentes branches de l’intrigue permettent au spectateur d’interagir avec l’histoire, en allant jusqu’à citer carrément la maison de production et plateforme de diffusion Netflix pour briser le quatrième mur et créer le vertige logique.
Le spectateur est mis dans la confidence petit à petit, pour mieux le surprendre et donner du poids à ses choix. Bandersnatch fait perdre pieds sans faire perdre le fil des événements, afin d’amener le spectateur à se considérer comme l’un des acteurs du récit en cours. Il est « de l’autre côté du miroir » (l’écran, le black mirror) par rapport à Stefan et sa réalité fictionnelle.
Tous les chemins mènent à Netflix
Si un certain nombre des choix proposés mènent à des culs de sac, aucun ne provoque jamais de fin prématurée au récit puisqu’il est alors donné au spectateur la possibilité de revenir à un embranchement précédent. Les scènes sont alors résumées à l’accéléré pour reprendre le cours de l’histoire, et s’autorisent même à jouer avec le phénomène lorsque Stefan se met intradiégétiquement à commenter les choix du spectateur-acteur (« Oh really ? » lorsqu’on lui demande de découper son père) ou à les annoncer aux autres personnages (« Vous allez augmenter mes doses » au docteur Haynes). Bandersnatch est donc moins un film à fins multiples qu’à chemins alternatifs permettant d’explorer toutes les possibilités et tous les choix possibles, certains étant plus détaillés que d’autres, jusqu’à la seule et unique fin, la seule et unique qui débouche sur le générique et les crédits.
La mystique de la manipulation informatique presque démiurgique évoquée par Stefan à propos de son propre jeu fait écho à ce choix de gamedesign du film interactif : « Ils ont l’impression d’être libres mais c’est moi qui décide de la fin ». De la même manière dans Black Mirror: Bandersnatch, le spectateur à l’illusion du choix mais la fin est décidée à l’avance. Il choisit la route mais toutes mènent au même endroit.
La vraie fin du film, donc, nourrit parfaitement son propos puisqu’elle « corrige » les fins alternatives (où le jeu de Stefan était sorti, recevant diverses appréciations) pour en faire une sorte de jeu maudit jamais paru. Elle boucle la boucle en mettant en scène une scénariste du vingt-et-unième siècle reprenant le travail de Stefan pour en faire… un film interactif sur Netflix. Cette conclusion coïncide avec le réel dans lequel le spectateur-acteur regarde le film et créé un effet de réel saisissant, les autres réalités ayant été explorées mais non retenues.
Intradiégétiquement, l’histoire s’arrête là. Elle nous révèle pourtant un indice subliminal important (volontaire ou pas) : quel que soit le chemin choisi, tous les chemins mènent à Netflix.
« L’arme secrète » de Netflix ?
Dans son excellent article pour Black Mirror: Bandersnatch could become Netflix’s secret marketing weapon (The Verge), Jesse Damiani constatait avec amertume et dans une indifférence semble-t-il généralisée, que la fiction interactive « by Netflix » pourrait préfigurer une nouvelle forme de pompe à données personnelles à l’usage de la plateforme. Celle-là même qui utilise 15% de la bande-passante du web mondial, et sans laquelle il semble désormais impossible de compter pour parler des industries culturelles d’aujourd’hui. Je reprends ci-après un certain nombre de ses arguments.
Bandersnatch, donc, pourrait être considéré comme un prototype embryonnaire d’une nouvelle forme de « marketing programmatique » – un moyen d’extraire la donnée personnelle au plus près de l’utilisateur. Bref, ce qui se fera bientôt de mieux (et qui ne sera quand même qu’un début) en termes de « capitalisme de la surveillance » pour reprendre les termes de Shoshana Zuboff dans Le Monde Diplomatique de janvier 2019. Il n’y a guère de quoi s’étonner ici, comme le rappelle l’article de Damiani : « Netflix a été une entreprise de data plus longtemps qu’un producteur de contenu. Son algorithme de recommandations a été l’une de ses toutes premières propositions de valeur, puis un aspect majeur de son expansion globale. Il a permis à Netflix de cibler les goûts à l’aide de « microgenres » et de générer des miniatures personnalisées. Comprendre ces préférences des utilisateurs a été un instrument de domination du marché qu’il a créé, gardant les abonnés au sein de son écosystème et guidant son planning de créations originales. » Miniatures personnalisées dont Usbek & Rica, en 2017, nous proposait le détail du fonctionnement dans cet article.
Si la technologie est globalement absente du récit de Bandersnatch, elle est donc bien présente dans sa facture même. Développée pour l’occasion, cette infrastructure de surveillance branchée sur la fiction pourrait faire figure de tête de pont d’une nouvelle ingénierie de connaissance des utilisateurs. En interagissant avec la fiction, le spectateur modifie le cours du récit qu’il est en train de regarder et donne en même temps beaucoup d’informations sur ses préférences, son état d’esprit, sa façon de penser et l’impact qu’on eut les scènes précédentes sur lui.
Il participe d’un côté à une forme désormais bien documentée de digital labor en fournissant des données, sans les comprendre comme telles, à Netflix en vue d’enrichir son profil et d’entraîner ses algorithmes de recommandation ; et de l’autre il participe à un dispositif de marketing programmatique inédit.
Marketing programmatique
En faisant ses choix au long de la fiction, le spectateur joue son rôle dans le marketing programmatique de Netflix à plusieurs niveaux simultanés :
- Il choisit entre les plusieurs produits, packaging, noms, aspects qui lui sont proposés.
- Il est exposé à des publicités réelles pour des produits réels et interagit en conséquence.
- Il agit sous le coup d’une série d’émotions particulières qu’il a lui-même contribué à créer par ses choix précédents et retours en arrière éventuels. (Cette co-création émotionnelle n’est pas sans rappeler Les marchandises émotionnelles, sous la direction d’Eva Illouz, 2019.)
Pour Jesse Damiani dans The Verge :
« On demande aux spectateurs de faire des choix esthétiques [la musique de l’auto-radio, non déterminant dans l’histoire] – non seulement pour Stefan, mais pour eux-mêmes. C’est le genre de choix normalement laissé au réalisateur. En le mettant dans les mains du consommateur, Netflix n’invite pas seulement les spectateurs à participer à la création du ton de la scène ; il demande aux spectateur de choisir un produit par rapport à un autre. Dans le processus, ces spectateurs fournissent des données claires sur les préférences musicales. […] Bandersnatch ne donne aux utilisateurs que deux options en même temps. Dans le futur, Netflix pourra proposer des scénarios avec un plus grand nombre de choix, chacun pensé sur-mesure pour la moisson de données. […] Ces moments sont des opportunités pour Netflix de cibler ses utilisateurs pendant qu’il apprend d’eux. »
Stefan est un personnage, toutes les publicités qu’il croise et tous les produits qu’il utilise dans le film sont à destination des spectateurs ; à l’instar des publicités qui entourent Truman (Jom Carrey) dans The Truman Show, elles-mêmes à destination des spectateurs intradiégétiques et non des vrais spectateurs du film. Si celles-là sont des marques fictives, celles de Bandersnatch ressemblent furieusement à des placements de produits bien réels.
Le processus d’étude des consommateurs, précédant traditionnellement le moment du ciblage marketing, se retrouve ici confondu avec lui. Un canal est créé directement entre le marketeur et le consommateur, qui peut donner son avis, sans s’en rendre compte, sur différents produits intégrés à la fiction. La suite de l’intrigue, les chemins pris ou délaissés, est déterminée par ses choix y compris en termes d’habillage commercial et donc (à termes) de vente d’espace publicitaire par la plateforme à ses annonceurs, comme autant de « pages vues » sur les sites Internet aujourd’hui.
Plus encore : contrairement à une étude classique (parfois rémunérée), la fiction interactive à la Netflix permet de tester les réponses des utilisateurs en fonction de différents stimuli émotionnels intradiégétiques. L’ambiance d’une scène, la mort d’un personnage, la culpabilité ou satisfaction du spectateur devant tel ou tel choix sont autant de facteurs déterminants sur ses réponses futures, permettant d’améliorer la subliminalité d’un grand nombre de techniques de persuasion ou de conditionnement émotionnel par exemple. Les débouchées publicitaires sont nombreuses, et elles ne sont probablement pas les seules au regard de l’utilisation qui peut être faite des données personnelles sensibles et liées aux émotions en termes d’intentions de vote par exemple. Rappelons-nous de l’affaire Cambridge Analytica.
Jesse Damiani :
« Dans Bandersnatch, l’une des décisions les plus viscérales que les utilisateurs doivent faire est quel programmeur de jeux entre Stefan (Fionn Whitehead) ou son associé Colin (Will Poulter) va sauter d’un balcon. Comment les utilisateurs vont prendre cette décision – combien de temps il prennent pour cliquer sur un choix ou l’autre, combien de fois ils retournent en arrière (ou annulent) une option donnée pendant les replays – peut être analysé au regard des autres choix qu’ils font dans les timelines qui en résultent. Ces choix offrent des données sans précédent sur ce que les spectateurs de Netflix attendent d’une histoire et sur les choix qu’ils veulent voir un personnage prendre. »
Ces choix offrent aussi une opportunité inédite pour nourrir les algorithmes de la plateforme, d’en apprendre plus aifn de proposer des contenus adaptés aux goûts des utilisateurs, etc. Bref créer la fidélisation des utilisateurs qui garantira leur rétention sur Netflix. A terme cette logique pourrait être étendue à l’ensemble d’une plateforme bien connue pour user au maximum des données de ses utilisateurs. Les goûts et préférences de chacun(e), au sein de chaque film, pourraient être calibré(s) pour à la fois extraire plus de données encore, et les utiliser ces données pour « rhabiller » une galaxie de la consommation culturelle de l’utilisateur aux couleurs des produits, musiques, ambiances, et pourquoi pas acteurs et scénarios choisis pour lui plaire… augmentant ainsi leur impact marketing par une finesse de ciblage jamais vue.
Ce que Jesse Damiani nomme « l’arme marketing secrète » de Netflix consisterait donc en ceci : un découpage des films (interactifs ou non) en centaines de sous-éléments mobilisables (choix utilisateurs) et / ou modifiables affiner et utiliser le ciblage marketing des utilisateurs. On imagine sans peine la commercialisation, par Netflix, d’une solution de ciblage émotionnel basée sur ses données comme Google commercialise AdWords et AdSense en se basant sur une surveillance des utilisateurs à 360°.
Une « arme secrète » d’autant plus attendue que l’hégémonie de la plateforme est menacée sur le marché en pleine croissance de la vidéo à la demande (+39% de croissance en 2019, source CNC). L’arrivée récente de Disney+ et Amazon Prime menacent très directement et très lourdement le leader actuel : la seule annonce du retrait du catalogue Disney (licences Marvel et Star Wars notamment) ayant entraîné à lui seul une chute de 37% de l’action Netflix en juillet 2018, note The Verge.
Du film au contenu
Netflix garde, parait-il, sous scellés les données qu’elle extrait de ses abonnés. On peut se demander jusqu’à quand elle le fera alors qu’elle disposera d’une telle usine à données personnelles adaptables et exploitables via ses productions originales sur-mesure… et quels objectifs elle se proposera d’atteindre à travers ses abonnés. Nul doute que l’algorithme de recommandation ne constituera pas le seul débouché envisagé par la plateforme.
Il n’est dès lors pas difficile d’imaginer Netflix se dédier à la fabrication de séries et films sur-mesure pour remplacer à la fois l’enquête consommateur, le placement de produit (éventuellement multimarque, éventuellement avec A/B testing intradiégétique), l’étude comportementale et je peine sans doute à imaginer les autres débouchées possibles d’une telle technologie. Nous assisterions alors au dernier stade de la compromission culturelle, dans laquelle chansons, films, séries télévisées, jeux vidéo, et tout le reste deviendraient de simples « contenus » multimédias destinés à un usage commercial plutôt que comme une fin en soi. Non plus le « produit » à vendre mais un outil vers toujours plus de monétisation et de surveillance, destiné à la vente d’œuvres annexes, de produits dérivés, de produits des clients de la plateforme, d’un acteur plutôt qu’un autre… mais aussi pourquoi pas d’une certaine vision du monde ou de l’histoire, du futur, de l’étranger, des débats de société, calés sur la zone de confort des choix individuels permettant de maintenir chacun confortablement installé dans sa bulle de filtre.
(Avec le placement de produit et la logique de saga sans fin, l’industrie hollywoodienne n’avait d’ailleurs pas attendu la fiction interactive de surveillance pour feuilletoner ses films à grands renforts de cliffhangers et autres « scènes post-générique » destinées à fidéliser le public. L’univers Marvel est, à ce titre, absolument symptomatique puisqu’aucun film ne se suffit plus à lui-même. De même dans la presse, ça fait longtemps qu’un certain nombre de titres se sont rabattus sur le « contenu » destiné à porter la pub au détriment du journalisme.)
Cynisme et trahison
Bandersnatch forme un triangle intéressant : d’un côté le personnage, qui y découvre n’être qu’un personnage de série, surveillé et agit, dans une réalité parallèle à la nôtre ; d’un autre l’utilisateur qui « surveille » le personnage, et oriente ses comportements grâce à ses choix ; d’un dernier enfin Netflix qui surveille l’utilisateur et influence en retour ses choix, comportements et émotions. Philip K. Dick, largement cité par Black Mirror et Bandersnatch en particulier, n’aurait pas renié un tel dispositif.
S’il est inédit, ce dispositif est aussi particulièrement cynique dans ce qu’il ne dit pas. Et le message « I’m watching you on Netflix » envoyé par le spectateur-acteur à Stefan sur son ordinateur, message qui créé le vertige logique et brise le quatrième mur, peut aussi bien s’adresser au spectateur lui-même à son insu. Et alors que Stefan n’est qu’un personnage joué par un acteur, le spectateur est quant à lui espionné pour de vrai. C’est pourtant à lui que Bandersnatch fait dire « I control it [Netflix] » puis « I make decisions for you ».
Rien n’est pourtant plus faux. Le spectateur ne contrôle rien, et ne prend pas les décisions pour Stefan. Tout est écrit par avance, et ce dernier le disait lui-même en disant, j’y reviens, « Ils ont l’impression d’être libres mais c’est moi qui décide de la fin ». En allant plus loin, on pourrait même dire que c’est l’exact inverse qui se passe : le spectateur, sans le savoir, est agit ou au moins influencé par la série dans la mesure du marketing programmatique actuel, des dark patterns de la plateforme, des structures narratives sérielles destinées à le fidéliser etc. Bref : la fiction l’implique bien au-delà de ce qu’il imagine (et de ce qu’on lui en dit), c’est-à-dire au-delà de son simple pouvoir sur un récit « dont il est le héros ». Ou la ressource à extraire.
Bandersnatch contre Black Mirror
En Bandersnatch, Black Mirror est devenu exactement ce que Black Mirror dénonçait.
Non contente d’avoir été presque entièrement dépolitisée (Ghost in the shell, Blade Runner, V pour Vendetta en ont fait les frais), la science-fiction grand public franchit donc un nouveau cap : celle de devenir précurseure de la surveillance commerciale en devenant un moyen d’extraction, sous couvert de fiction, des données personnelles de ses spectateurs. L’ironie ultime vient du fait que ça soit la série Black Mirror qui serve de laboratoire à cet essai grandeur nature, en s’appuyant lourdement sur des références de science-fiction « mind blowing » qu’elle cite à outrance. Avant Bandersnatch, la série faisait encore figure de tête de pont d’une certaine science-fiction « consciente » à large audience, avec des scénarios technocritiques bien ficelés et, surtout, foncièrement politiques. On avait pris pour habitude de considérer Black Mirror comme synonyme de regard incisif sur une certaine vision du futur, dystopique, hypertechnique, révélant ses facettes dystopiques dans des scénarios glaçants.
C’était peut-être oublier un peu vite que la série était produite, même à ses tout débuts, par Zeppotron, une filiale d’Endemol le groupe de production inventeur de la télé-réalité et donc des premiers assauts contre la vie privée. Oublier aussi les ambitions de son nouveau producteur depuis la saison 3 (2016), Netflix donc, mastodonte de la production et diffusion cinématographique à domicile et créateur original de « contenu ».
Mais comprenons-nous bien…
Il faudrait être aveugle pour ne pas comprendre le potentiel énorme offert par la fiction interactive en général. Associée à des technologies comme le deepfake (qui permet d’échanger les visages de certains acteurs sur des corps différents par exemple), les possibilités sont étourdissantes sur le plan fictionnel et créatif. En tant que joueur et meneur de jeux de rôle, je connais les possibilités de la fiction interactive et sais très bien ce qu’on qu’on peut faire de beau en laissant les mains libres aux acteurs-spectateurs. Je ne pense pas que le rôle de l’auteur s’efface en laissant une part de la fiction aux choix de ceux avec lesquels il la partage.
Pourtant, on peut identifier deux risques sur la transformation de « l’œuvre » en « contenu ». Le premier, on l’a vu, est la conception dirigée du métrage en vue d’atteindre des objectifs d’extraction de données, de ciblage marketing et de transmission de messages compatibles avec les annonces publicitaires des annonceurs. Le second est le lissage définitif de toute subversion, créativité ou sous-texte en vue de plaire à une audience qu’il s’agit de conforter dans une batterie bien précise de sentiments et d’idées sur le monde, parce que ces sentiments et idées sont profitables à la plateforme et ses clients – ou à ses objectifs politiques. Ce mouvement de fond a déjà commencé, très largement. Poursuivre sur cette voie (comme dans le cas hypothétique des livres qui s’écriraient selon les goûts des lecteurs) reviendrait à troquer le rôle de l’auteur contre celui du producteur, lui-même transformé en régie publicitaire.
*
Il est bon de se souvenir toujours des conditions de production d’une œuvre pour comprendre plus précisément ce qu’elle est au-delà de ce qu’elle prétend nous dire. En l’occurrence que Black Mirror ait été choisie pour tester ce nouveau rapport aux productions culturelles a de quoi laisser un profond sentiment de cynisme et de trahison. Ainsi périt l’un des plus beaux projets de science-fiction consciente grand public, récupéré par l’industrie, vidé de sa substance puis transformé en matériau lisse (pas de technocritique mais des relations père / fils et des trauma personnels sans consistance ni portée collective), doucement rétro (tout le monde aime les années 80) un matériau, surtout, inféodé à la machinerie économique.
L’avenir devra nous amener à repenser entièrement notre rapport à ces industries, à consentir ou non à leur mode de production – et sans doute à réinvestir d’un sens nouveau le champ de la production culturelle dite « indépendante ».
~ Antoine St. Epondyle
Cet article est une réécriture complète d’une v1 parue en janvier 2019.
Version audio de cet article à écouter ici (Planète B n°6 : Comment Black Mirror vous manipule et vous surveille) :
A lire :
- Black Mirror: Bandersnatch could become Netflix’s secret marketing weapon, Jesse Damiani, The Verge, janvier 2019.
- Un capitalisme de surveillance, Shoshana Zuboff, Le Monde Diplomatique, janvier 2019.
- Comment Netflix choisit les images des séries selon votre profil, Guillaume Ledit, Usbek & Rica, 2017.
Super intéressant tout ça ! Bien nuancé et fait des ponts pertinents.
Le fait que ce soit BM qui ait été choisi pour opérer ce nouveau tournant (peut-être ?) est fort. Presque trop gros.
Pour moi encore un exemple édifiant que la subversion et la critique ne peut pas se faire vraiment au sein du système. Cette bête vorace saura toujours l’ingurgiter et nous le resservir, contre nos intérêts.
✊ Tuons la bête !
—
Petite remarque sur : « dans toutes les fictions interactives qu’il consomme (et demain dans la musique qu’il écoute, les lieux qu’il fréquente etc.) »
Quand on voit aujourd’hui comment fonctionne Spotify on est déjà là pour la musique; mettre des titres/albums en avant, voire ce qu’écoute l’utilisateur, proposer à ce dernier des playlists « sur mesure » (dans lesquelles j’imagine les artistes payent plus ou moins pour être mis en avant). Voir ce que le user choisi d’écouter/réécouter, sauvegarder.
Rince. Repeat.
(commentaire tiré de ce thread)
Je ne vois pas trop où est la révolution en termes de récolte de données et de marketing ciblé. Naviguer sur Netflix est déjà une source immense de données :
– taper dans la barre de recherche entraîne une IA à reconnaître les goûts de l’utilisateur
– effacer des caractères dans la barre de recherche entraîne une IA à corriger les fautes d’orthographe
– la vitesse de défilement de la souris et de tape au clavier permet de trier les utilisateurs humains des robots de scrapping ou de piratage
– balayer les films entraîne une IA à reconnaître les films non-aimés par l’utilisateur
– noter un film entraîne une IA à savoir quel autre film peut vous plaire ou quel acteur vous appréciez
– noter un film entraîne aussi une IA à savoir à quels utilisateurs vous ressemblez
– regarder un film en entier en une ou plusieurs fois entraîne une IA à prédire la note que vous donneriez au film, quand bien même vous ne l’avez pas noté, et quel temps vous pouvez allouer d’une traite
– les données récoltées par tous les utilisateurs entraîne l’IA à reconnaître les films à succès
– les données récoltées par tous les utilisateurs entraîne l’IA à reconnaître les caractéristiques des films (romantique, comique, dramatique)
– les données récoltées par tous les utilisateurs entraîne l’IA à vous catégoriser dans un groupe de population (ceux qui aiment les films d’actions, ceux qui aiment les sitcoms etc.)
L’avantage compétitif de Netflix repose justement sur les bulles de filtres et la proposition personnalisée de films. On ne peut que s’attendre à ce que tous les leviers d’évaluation de cette préférence soient actionnés. Et le film interactif est un moyen d’y parvenir tout en proposant à l’utilisateur une expérience narrative originale.
Donc sur le principe, pourquoi pas ?
Là où je rejoins la critique, c’est sûr la recommandation de produits non-cinématographiques, où clairement l’expérience de divertissement est polluée par de la publicité que l’utilisateur ne recherche pas en allant sur Netflix. Et tout comme les placements de produits au cinéma, je pense que les utilisateurs sont (à raison) très allergiques à ce genre de chose (encore plus si cela demande une action de leur part). Je pense qu’à l’avenir les films ne seront pas du tout (comme tu le redoutes) des vitrines publicitaires plus que des films, car il en va aussi de la survie de Netflix de satisfaire ses utilisateurs, et donc de proposer des films de qualité où la publicité n’est pas une nuisance.
Et si Netflix ne figure pas dans les GAFAM, ou n’est pas considéré aussi puissant qu’eux, c’est peut-être parce que les données récoltées sont très peu intimes et très circonscrites à un périmètre bien défini : les films et les séries. En cela, il est moins omniscient que ne le sont Google et Facebook qui récoltent pour le coup tout type de données intimes et en savent plus sur nous que nos psychanalystes.
Bonjour,
Personnellement j’y vois une évolution importante car on réduit considérablement le temps de test et d’apprentissage de l’IA. Le traitement des data repose sur un système de récolte des données, analyse, formulation d’hypothèse, test de l’hypothèse, validation ou non de l’hypothèse, affinage de l’hypothèse etc… Au niveau de Netflix, chaque test d’hypothèse ne peut se faire que sur un nouveau contenu, ce qui est complexe. Or là, on peut tester chaque hypothèse séparément dans un même contenu et le niveau de certitude du résultat est bien plus élevé.
Cela peut avoir des conséquences au niveau artistique car :
– Avec ce système, on passe d’un système où l’on peut savoir quel type de film plait à un système où l’on sait quels types d’actions et quels fils narratifs plaisent le plus
– Actuellement, lorsqu’on sait qu’un film a plu on ne sait pas si c’est à cause des acteurs, de l’histoire, de la direction artistique, de la musique… Et pour les placements de produits, on ne sait pas non plus ceux qui passent le mieux voire qui sont acceptés par le spectateurs. Alors qu’avec ce système, lorsque c’est bien découpé, on sait précisément ce qui a plu et à quel moment.
Du coup la création risque de s’appauvrir si on sait à tous les coups ce qui fonctionne ou pas.
Et du point de vue éthique, ce système permet de cibler très précisément les opinions (politique, religieuse etc…) de chacun d’entre nous et notre système moral, plus encore que Facebook.
Bref, selon moi nous ne sommes pas dans une révolution de la data mais quand même dans un affinement de l’analyse.
Merci pour cet article, que j’ai trouvé passionnant!
OK dans ce cas je propose GAFNAM, parce que GAFMAN ça fait super héros maladroit et GAFAMN est imprononçable. Vous avez 10 secondes pour choisir, je laisse l’IA relever les copies. :)
Comme je te le disais sur Twitter, une fois n’est pas coutume, je ne suis pas d’accord avec une partie de ton analyse. Je te rejoins sur le fait que Netflix collecte beaucoup de données de ses utilisateurs, et comme cela a été évoqué dans les commentaires, probablement bien plus que nos seuls goûts culturels. Je suis d’accord également quant au fait qu’une fiction interactive est une source supplémentaire de données, et que oui, il existe des risques d’abus mercantiles via ce genre de pratiques.
Je te rejoins enfin sur le fait que ces nouvelles données collectées serviront probablement à renforcer encore plus la bulle de filtre des utilisateurs.
Ceci étant dit, tout ce que tu décris, Netflix le faisait déjà avant cette fiction interactive, et le cinéma n’a pas attendu Netflix pour faire du placement produit, voire se mettre au service du merchandising pur et dur (coucou la prélogie Star Wars). Ces pratiques ne sont pas nouvelles, elles prennent d’autres formes. Ca ne les « excuse pas », mais je n’y vois pas une escalade particulière.
Personnellement, j’y vois surtout un magnifique coup de com’ de Netflix, qui, comme tu l’as évoqué, a été quand même bien ébranlé par le divorce d’avec Disney, et avait besoin de se remettre en lumière. Aussi cynique ou ironique soit-il, le choix de Black Mirror pour se prêter à ce type d’expérience est un coup de maître en terme de communication. Et la série dénonçant ce genre de dérive, on ne peut pas écarter non plus la volonté de faire réfléchir/réagir, via cette expérience interactive, le public cible de cette série, qui est, à priori, sensibilisé aux dérives du système.
Petit complément à mon commentaire : l’auteur de la série a indiqué dans une itw vouloir inciter les gens à voir toutes les fins, quitte à proposer des achievements (succès) pour inciter le spectateur à le faire. On a basculé dans un modèle de consommation du média qui singe le jeu vidéo : augmentation de la durée de vie du produit par gratification de l’atteinte de succès. On rentre dans la « gamefication » du produit culturel, ce qui traduit aussi une adaptation de Netflix aux usages de ce qui est tout de même, aujourd’hui, la plus grosse industrie de loisir au monde, à savoir le jeu vidéo.
Oh tiens donc, un article où Netflix évoqué la concurrence de Fortnite : https://www.numerama.com/pop-culture/456454-netflix-assure-que-fortnite-est-un-concurrent-plus-feroce-que-hbo.html
Peut-être que Netflix va bientôt inventer le test A/B sur les séries: un épisodes A, le même épisode avec de menues variations B proposé aux utilisateurs. Et étendre le résultat aux catégories susceptibles d’apprécier l’un ou l’autre.
Ce serait pratique pour la conversation au café du matin. « Et quand on découvre que le coupable, c’est Reynolds, roh, c’était fort! » « Hein? mais non, c’était Stéphanie, t’as buggé ou quoi? »
Mmmh, bcp d’investissement pour pas beaucoup de retour.
En revanche, du placement de produit dynamique où la pub en arrière-plan est pas la même pour Jeannine ou pour François, ça, ça, ça peut se concevoir…
En lisant ton article, je trouve tes réflexions tellement logiques que j’en viens à me demander si ce ne serait pas là le vrai thème de cet épisode.
Je m’explique : est-ce que la mise en abîme ne pourrait pas être poussée un cran plus loin ?
Est-ce que Bandersnatch, au lieu de raconter la vie d’un programmeur de jeux vidéo, ne raconterait pas plutôt l’expérience d’un spectateur de Netflix qui regarde un film interactif ?
Le pitch collerait bien mieux à un épisode de Black Mirror. Parler d’un informaticien qui fait un jeu vidéo dans les années 1980, ça ne colle pas avec le reste de la série. Alors que présenter une personne lambda du 21ème siècle devant sa TV qui se laisse fasciner par un film interactif produit par une multinationale, c’est bien plus raccord avec l’univers et dans la totale continuité des épisodes précédents.
L’objectif des auteurs de la série est de nous faire réfléchir aux dangers de la technologie. Et tout ce que tu évoques dans ton article est exactement le genre de réflexions qu’un épisode de Black Mirror est censé faire naître.
Du coup, lorsque tu exprimes une certaine déception face à cette « trahison » de la série, j’y vois au contraire un coup de génie. Il n’y avait pas de meilleure série possible pour proposer un film de ce genre-là. Bandersnatch dénonce exactement ce qu’il est : la mise en abîme est tout simplement vertigineuse !
Netflix voulait faire un film dont le spectateur est le héros. Black Mirror a réussi un film dont le héros est le spectateur !
La réflexion peut s’entendre mais ça m’étonnerait qu’aucune boîte accepte de passer dans l’une de ses propres productions pour une multinationale manipulatrice. Toute entreprise (ou presque), ou en tous cas Netflix, cherche à gagner le cœur du public avec un côté sympa. Et là ça pêcherait terriblement.
Après que les auteurs aient eu l’idée de le sous-entendre à l’intérieur du film n’est pas exclu, ces œuvres sont collectives après tout.
Merci pour ton intérêt en tous cas. La mise en abyme est vertigineuse en effet, mais est-elle assumée au point ou tu le dis ? Il n’y a qu’une seule façon de le savoir c’est de demander à Charlie Brooker.
tu exprimes une certaine déception face à cette « trahison » de la série, j’y vois au contraire un coup de génie.
Mais encore ?