J’ai lu Los Angeles et l’imagination du désastre à l’époque ou je préparais ma campagne de COPS, en guise d’inspiration et de découverte de cette ville-monde qu’est Los Angeles. Je ne saurais dire si le livre m’a réellement apporté de la matière pour le jeu (le livre de COPS est très riche en descriptions de la ville), mais je dois reconnaître qu’il m’a hanté longtemps après l’avoir terminé. Au point de le relire récemment, chose que je ne fais jamais d’ordinaire.
Le titre Au-delà de Blade Runner est légèrement trompeur puisque le bouquin de Mike Davis ne parle pas du film de Ridley Scott (ni de la nouvelle de K. Dick) autrement que dans son introduction. Il se propose néanmoins de dépasser ce que Blade Runner échouait à faire dans les années 80 : imaginer le futur de la ville de Los Angeles autrement que par quelques images saisissantes et fondatrices de l’esthétique cyberpunk au cinéma. Il décrit ainsi, avec un regard politique aiguisé, les principes généraux qui font de Los Angeles le laboratoire urbain de la ville du futur – une ville qui tient moins de la Smart City que de la prison de haute sécurité. La technologie n’y est ni de pointe, ni centrale, et d’ailleurs le livre date des années 90. C’est plutôt dans l’urbanisme, les choix politiques et sociaux, que Los Angeles assume une certaine vision du monde et de la vie ensemble. Ou plutôt, de la vie chacun de son côté.
Depuis les émeutes de Watts en 1952, Mike Davis note que la ville n’a eu de cesse de s’enfermer sur elle-même, dans une logique sécuritaire, de peur de l’autre et de contrôle des populations jugées sensibles (les noirs, les latinos, les pauvres, et ô miracle, les noirs et les latinos sont souvent pauvres). Par la description d’une « guerre raciale de faible intensité », Los Angeles et l’imagination du désastre rappelle Se Défendre, une philosophie de la violence, l’exceptionnel ouvrage d’Elsa Dorlin paru aux éditions Zones, qui décrit les phénomènes de « chasse aux sorcières » implacables qui s’exercent sur certaines populations sans espoir de s’en extraire, mais aussi Penser dans un monde mauvais de Geoffroy de Lagasnerie pour l’aspect systémique de cette violence et Les utopies du XXIe siècle de Libero Zuppiroli pour les « futurs souhaitables » défendus par certains… contre les autres.
Même si le livre de Davis est paru bien avant toutes ces références, il rappelle avec elles qu’une mégalopole comme Los Angeles n’a rien d’un organisme vivant ou autonome. Qu’elle ne vit pas une évolution « naturelle » qui serait séparée de l’action humaine. L’urbanisme, comme tout design, suit des objectifs politiques et sociaux, autant dans la construction de nouveaux quartiers, de bretelles autoroutières ou la ségrégation d’un district (et donc de ses habitants) par rapport à un autre. Autant de « nudges » ou micro-influences (voire pas micro du tout) qui modifient en profondeur la vie des habitants.
C’est peut-être là que l’essai justifie son titre, et sa mise en avant de l’œuvre de Ridley Scott. Dans Au-delà de Blade Runner, il s’agit de dépasser l’esthétique (buildings de verre, pyramides noires, néons roses, publicités géantes) pour comprendre en profondeur la tectonique urbaine qui anime une ville inimaginable, pour nous européens, comme Los Angeles. Bien souvent les « innovations » ou changements visibles révèlent quelque-chose de plus profond que ce que l’on voit, quelque-chose qui tient de « l’écologie urbaine » et qui se façonne par les luttes à armes inégales entre différents intérêts et contrôles. Selon l’auteur, il est à parier que la Los Angeles de demain tiendra plus, d’assemblages de ghettos concentrationnaires que d’une Coruscant hyper-moderne sillonnée d’improbables voitures volantes.
Une remarque essentielle pour faire et penser la science-fiction, je crois, qui rappelle qu’on a tout intérêt à ne pas se focaliser sur l’esthétique si l’on veut essayer de parler du futur. Ou, pour reprendre les termes d’Edwin Mootoosamy sur InternetActu : « Arrêtez de faire de la prospective, faites de l’histoire ! »
~ Antoine St. Epondyle
Sujet intéressant, mais ta chronique me laisse un peu sur ma faim: j’aurais voulu avoir quelques exemples de ces choix politiques urbanistiques.