« Nous vivons les années d’hiver de la sécurité, du confort glacé,
de la peur gérée comme une variable de docilité optimale des populations. »
Alain Damasio

Alain Damasio est certainement l’auteur le plus inventif et engagé de l’Imaginaire actuel. Connu essentiellement pour ses deux romans cultes La Zone du Dehors et La Horde du Contrevent, son activité artistique ne s’arrête pourtant pas là. Damasio bouillonne littéralement de projets, dans des domaines aussi variés que le jeu vidéo, le cinéma d’animation et surtout la fiction sonore.

Je vous ai déjà parlé des Fragments hackés d’un futur qui résiste, cette fiction dystopique à écouter qui imagine un monde où l’espace urbain est privatisé par les multinationales. Je vous parlerai bientôt de la bande sonore de La Horde, mise en musique par Arno Alyvan, qui donne une épaisseur sonore à l’univers du roman. Nous parlons aujourd’hui de Phonophore, projet transmédia initié par Alain Damasio et ses complices du studio Tarabust, Floriane Pochon et Tony Regnault. Le concept  est d’accompagner, approfondir et compléter l’univers des Furtifs, son roman à paraître.

L’art sonore a peu de points communs avec l’écrit. C’est un média beaucoup plus puissant pour véhiculer des émotions, mais moins dense en contenu que l’écrit. Pour Alain Damasio le touche-à-tout de génie, c’est une occasion inespérée d’évoquer différemment ses univers fictionnels.

Voici la transcription de notre discussion sur le sujet.

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Rencontre avec Alain Damasio : fictions sonores et technocritique

Saint Epondyle Votre nouveau projet, Les Furtifs / Phonophore s’annonce comme un univers transmédia complet. Et pourtant, on n’en sait très peu sur le sujet. Comment articulez-vous le travail littéraire et sonore ? Avez-vous projet d’étendre l’univers à d’autres médias ?

Alain Damasio  Je dirais plutôt qu’il s’agit d’un univers transonore complet, qui parie sur l’articulation, finalement assez sobre, entre textes, voix et sons. Les Furtifs sont au départ un projet de roman, qui mûrit depuis dix ans, et qui était suffisamment développé déjà quand j’ai rencontré Floriane Pochon et Tony Regnauld, pour qu’ils puissent s’en emparer et faire vivre l’imaginaire qu’il porte par leur talent de prédilection : la création sonore et radiophonique. L’articulation entre le littéraire et le sonore n’est pas forcément l’enjeu majeur car c’est l’imaginaire des furtifs, leur biologie, leur faculté de métamorphose, leur aptitude à se loger dans l’angle mort des visions humaines, la façon dont on les chasse, qui nourrit un travail qui est fondé sur le son d’abord.

Un seul chapitre du roman est écrit, des fiches personnages très complètes, quelques textes, beaucoup de cahiers, mais rien qui soit suffisamment textuel pour se contenter d’une mise en son. Du coup, Floriane et Tony sont repartis de l’univers en soi, du fait que les furtifs sont faits de chair, certes, mais de sons surtout, qu’ils naissent d’ondes sonores, pour créer une œuvre qui leur appartient, qui leur est propre. Nous avons quelques scènes « cinémacoustiques », de science-fiction réaliste où l’on vit une scène « comme au cinéma » mais par les oreilles, mais certaines des pièces sonores sont purement matiéristes, elles n’utilisent que le son.

À plus long terme, quand le roman sera écrit, un film est potentiellement imaginable. Jan Kounen est passionné par cet univers, il veut que je lui réserve les droits !

Dans notre précédent entretien, vous disiez que l’écrit est « le matériel sensible le plus pauvre » à la disposition des artistes. Que vous apporte le matériau sonore ?

Alain Damasio  Le son est une énergie physique parce que c’est une onde qui nous traverse concrètement. Pas seulement en faisant résonner nos tympans, par le corps aussi. C’est un medium fondamentalement sensible, qui « parle » tout seul, qui dit beaucoup de choses sans texte, sans mots, et donc complète l’imaginaire que peuvent susciter les phrases, leur donner une assise corporelle, un ancrage. Un morceau comme Ville Pervasive Duplicity possède une empreinte concrète, crée un monde où s’insérer, amorce un parcours dans les rues, le métro, les centres commerciaux, met en vie ma prospective de la ville en 2030.

Ecouter <em>Ville Pervasive Duplicity </em>(12 min.)

Ce que le son m’apporte, c’est de la chair. Cette chair qui manque aux lettres noires sur page blanche. C’est aussi le plaisir de créer ensemble, collectivement, avec Floriane, avec Tony avant qu’il parte se réinventer dans le Vercors, avec mon pote Aymeric qui joue certaines scènes, avec les comédiens de Je Pars à Zart à Montpellier. Avec tous les experts et artistes que nous avons rencontré aussi : Yves Citton, Juliette Volcler, Jan Kounen… Un univers créé ex nihilo, c’est lourd à porter seul. À plusieurs, non seulement, ça vit mais ça se développe et ça enrichit ce qui était embryonnaire.

Comment écrit-on pour le son ? Quelles sont les différences avec l’écrit en termes de style, de syntaxe, de narration, voire de message ; ces piliers fondamentaux de votre recherche littéraire ?

Alain Damasio  J’aimerais pouvoir répondre mais je ne suis qu’un débutant dans le domaine, encore qu’un padawan en pleine recherche. Des bribes que je devine, il y a l’idée d’une écriture suspendue, délibérément tronquée, lacunaire à souhait. Parfois un syntagme suffit, et pas la phrase entière qui conduira trop l’écoute et fera retomber l’évocation. C’est naturellement plus poétique selon moi, même si certains passages purement didactiques, comme dans les Fragments hackés d’un futur qui résiste, fonctionnent extrêmement bien à l’audition s’ils sont dits par des comédiens investis — précisément parce que la harangue ou le discours politique sont pensés pour l’oralité.

Au fond, tout discours adressé porte en radio. Sur le style même, j’ai pu remarquer que des laisses très longues et très rythmées fonctionnent tout autant que des éclats courts de quelques mots : simplement, le rythme doit être vivant, doit épouser une forme d’oralité, c’est-à-dire une stylistique émotionnelle où l’ordre des mots est inversement proportionnel à l’intensité : le plus intense vient en premier, et tord la phrase pour se frayer un chemin en tête.

Vos furtifs sont des avatars du mouvement, insaisissables par essence, qui évoluent dans les angles morts de la vision humaine. Faut-il y lire une métaphore de la vie alternative, un hommage aux mouvements « libristes » ?

Alain Damasio  Bien sûr, et plus qu’un hommage j’espère. Les furtifs sont une incarnation du seul mode de résistance et de persistance libertaire que j’entrevois dans nos sociétés de trace, de contrôle et de surveillance totipotente. Nous vivons les années d’hiver de la sécurité, du confort glacé, de la peur gérée comme une variable de docilité optimale des populations. La crise comme pure invention technique du capitalisme financier, qui produit des effets magnifiques de servitude et de contention sur les masses. C’est une époque globalement triste, qu’en tant qu’humains et artistes, nous avons le devoir d’aérer, perturber, trouer. Le son est une arme dans la guerre des imaginaires qui fait rage, tout doucement, chaque jour.

L’extrême-gauche dont je me revendique ne cesse de le répéter mais le clou n’entre pas dans la poutre des normes : nous avons à inventer de nouvelles formes de vie, de vitalité, d’intensité, des modes d’échange qui échappent autant que faire se peut à la computation, à la mesquinerie ignoble du capital, à la tristesse fastueuse de l’instinct sécuritaire, qui est une honte et une indignité dans nos sociétés riches. Qu’un réfugié demande un minimum de confort et de sécurité, pour pouvoir survivre, c’est absolument légitime. Qu’un citoyen français des classes moyennes exige la même chose, ferme ses portes et son cœur et ne veuille que devenir un régisseur frileux de sa vie minuscule protégée dans un technococon de smartphones et de réseau, c’est juste à gerber.

Les furtifs répondent à ça, offrent de nouveaux modèles, mettent en scène un avenir où l’on se bat pour respirer autrement. Ils incarnent la part animale, fugitive, vivante, que l’on est en train de perdre. Ils sont la mobilité du son face au panoptique fixiste. Ils ouvrent là où banques, assurances, gouvernements, polices et armées n’ont de cesse de refermer, enclore. La furtivité est la condition du vital aujourd’hui.

Êtes-vous anti-technologie ? Comment vivre l’époque malgré-tout ?

Alain Damasio  Je vois mal qui pourrait être ou se prétendre anti-technologie en Occident, dans un monde où l’acte même de naître est monitoré par de multiples machines, où le moindre transport public, la moindre machine à café, le moindre coup de fil ou mail envoyé fait appel à une myriade de dispositifs technos. Et même ontologiquement, se poser comme anti-techno alors que le fait technique est constitutif de la « venue-au-monde » de l’homme, c’est-à-dire de la sortie de sa condition animale, comme le montre Sloterdijk, ça me semble absurde.

Par contre, oui, je suis clairement techno-critique et techno-interrogatif, surtout dans une période ultracapitaliste où la techno n’est le plus souvent qu’un produit d’appel, parfaitement superflu. On voit pourtant bien ce que la techno nous apporte : une maîtrise. Un pouvoir accru sur le monde, notre monde. Bien. Elle outille magnifiquement nos paresses, elle nous permet d’externaliser vers la machine et nos apps de nombreuses tâches ; elle nous rassure aussi en nous aidant à contrôler notre environnement et nos rapports aux autres, à le filtrer. Certes.

La question qui me taraude serait : est-ce que plus subtilement, plus profondément aussi, cet apport de pouvoir, qui nous obnubile, ce gain supposé, ne se doublerait pas d’une perte ? Est-ce que nous ne sommes pas en train de perdre quelque chose ? Quelque chose de très personnel, de très précieux, et que l’on pourrait appeler, à la façon de Spinoza, ma puissance ? Ma puissance de vivre et d’agir par moi-même, avec mes propres forces. Ma puissance d’éprouver le monde avec mon corps et mon cœur, de persévérer dans mon être, pour reprendre les mots de Spinoza.

Mon intuition est donc que l’accroissement de pouvoir que nous a apporté la technique est allé de pair, jusqu’à très récemment, avec un accroissement de notre puissance. Oui, la technique a ouvert et dynamisé nos facultés mentales et physiques. Mais il y aurait désormais comme un croisement des courbes, où l’accumulation massive des pouvoirs qu’on nous propose se paierait, comme une ombre portée, d’une diminution de notre puissance, et même d’une forme latente et grave de dévitalisation.

À mes yeux, il est urgent de trouver ou de retrouver un art de vivre dans notre rapport à la technologie. Ni une fuite ni une résistance brute, ni une critique automatique, ni une acceptation infantile et fascinée. Plutôt une sorte d’épicurisme.

À chaque technologie qu’on nous propose, il s’agirait de sentir ce que cette technologie vient ouvrir ou fermer dans mon rapport au monde et aux autres. Qu’est-ce qu’elle impuissante et qu’est-ce qu’elle empuissante en moi ? Est-ce qu’elle m’aide à me lier où est-ce qu’elle me coupe, me sépare de ce que je peux ? Ce sont des questions vitales qui engagent l’individu et le collectif à la fois.

Comme Benasayag et Angélique Del Rey, je pense par exemple que le portable est une « mauvaise rencontre » qui fonctionne sur des pulsions fusionnelles régressives à base de « plus jamais seuls ». Une mauvaise rencontre sociétale. Personne ne niera que le portable nous a doté de pouvoirs exorbitants — de joindre, d’être joint, de bénéficier du web partout et tout le temps, de prendre film ou photo à tout moment, etc. — mais qui s’interroge sur les êtres humains sociaux que nous sommes devenus par le portable et par les pratiques autocentrées, filtrantes et systématiquement intermédiées qu’il propose ? Qui dira ce qu’on perd en présence en monde quand le portable toujours s’interpose ?

Personnellement, j’ai renoncé au portable parce que j’ai besoin de vacuoles de liberté et d’injoignabilité absolue pour retrouver prise avec le monde, pour regarder la rue, les Calanques, les gens, pour leur offrir ma présence totale. Ça ne signifie pas que tout ceux qui ont un portable sont des cons, ni que le portable n’apporte pas des choses fabuleuses, ça signifie qu’il faut interroger ce que ça ouvre et ça ferme, ce que ça impuissante ou encapacite en moi, en nous, dans telle ou telle situation, et comment apprivoiser ça, le mettre à distance, l’utiliser intelligemment. Et tout ça vaut pour le web, le mail, les réseaux sociaux, le GPS, les jeux vidéos, etc.

Un homme qui court avec son smartphone scratché au bras, lequel égrène pour lui sa vitesse, son nombre de pas, ses calories perdues, sa tension et son pouls, un tel homme passe désormais par la médiation de la technique et du quantifié pour se saisir comme corps courant, comme force et dynamisme, comme présence au monde. Qu’il le reconnaisse ou pas, qu’il en ait conscience ou non, il désadhère de la route où il court, il décolle sa rétine intérieure pour se vivre médié par un dispositif par ailleurs tout à fait superflu. Si tu ne sais pas sentir si tu peux accélérer ou ralentir, si ta foulée est bonne, si tu te sens bien, où en est ton souffle et ton cœur, à quoi bon courir ?

Il me semble qu’on aurait tout à gagner, dans notre occident saturé d’anthropotechnique, à déchirer à la main le technococon qui nous rassure et qui nous gère pour retrouver ce rapport sans interface avec le dehors, avec l’étranger, avec l’animal, la plante, la pluie, avec l’autre qu’on ne connait guère, avec le chaos ou la folie parfois. Désintermédier les face-à-face nécessaires avec la nature et les autres, et aussi avec soi. Car rien ne fait plus écran à soi que les applis de gestion et de présentation de soi, qui sont notre quotidien « social ».

Bref, l’époque est fat en techno, elle est technobèse au plus haut point, au point même de vomir. L’épicurisme techno serait cette attention soustractive, cette nécessaire sobriété dans l’utilisation des outils qu’on nous tend comme à des mômes un jouet. Pertinence, clairvoyance et justesse pour éliminer, esquiver ou rejeter ce qui nous pollue nos rapports au monde, y font écran. Et accueil des technologies fécondes, qui ouvrent et qui ne nous apporte pas plus de pouvoir, mais davantage de puissance intérieure, d’épanouissement intellectuel et sensuel.

~ Antoine St. Epondyle
Quitte à me répéter, je remercie encore et encore Alain Damasio pour son accessibilité à nulle autre pareille.

A écouter : Phonophore, une création sonore inédite signée du collectif Tarabust : Alain Damasio, Floriane Pochon, Tony Regnauld.

7 Commentaires

  1. Excellente interview, des propos toujours aussi intelligents et éclairés! Cet homme est un véritable phare, si clairvoyant sur notre époque et notre futur… et les dangers de notre retour en carapace, de notre induvidualisme galopant, de notre séparation de nous-mêmes. Nous sommes humain, perçevants et ayant besoin d’être perçus, et nous utilisons trop souvent la technologie pour nous séparer, cacher, tout en prétendant communiquer plus. Un bien étrange moule qu’on a créé, capitalisé et imposé comme norme.

    • « Capitalisé », tout est là. La responsabilité individuelle des moutons (que nous sommes) se dilue dans la rentabilité. Si c’est bankable, nous trouverons toujours des raisons de trouver ça « moral » ou de le considérer comme un « progrès ».

  2. La réflexion porte loin. Elle me renvoie à cette peur et cette fascination désincarnée de la mort que je perçois chez nos contemporains. Où la seule façon d’appréhender le trépas, expérience sensible s’il en est, devient celle qui l’aseptise à travers un écran de télévision ou une photographie. Non qu’il soit souhaitable d’être confronté à la Faucheuse tous les jours, mais plutôt d’accepter qu’elle fait partie intégrante de notre vie, du sensible. Ne pas la refuser pour ne pas la subir. La technologie nous prive du sensible.
    Merci pour cette retranscription.

    • Je t’en prie. :)
      Je ne sais pas si le renvoi à la mort est véritablement le sujet ici. La technologie pour nous prémunir de la violence du décès ? Je ne suis pas sûr.
      Par contre, oui, nous cherchons énormément à amoindrir le chaos du monde, le bordel général et si complexe à comprendre, qui effraie nos petites façons de penser économistes et étriquées. Du coup, la technologie permet d’y ajouter une grille de lecture claire, interface l’univers pour le simplifier. La réalité « augmentée » est une diminution.
      Mais va raconter ça aux milliers de « technophiles » qui dorment devant les Apple Stores avant la sortie d’un énième téléphone…

  3. Alain avait parlé aussi de la mort il me semble, sur le fait que l’internet n’a pas de capacité d’oubli et que cela devenait problématique… sauf pour ceux qui se cherchait une « trace post-mortem », volontairement. Laisser une sorte de double, de souvenirs pour l’après, pour ses proches, pour soi (?).
    Tu as tout à fait raison, Saint Epondyle, l’écran fait « filtre » et nous dégage un peu de nos responsabilités. Quand on écrit quelque chose à quelqu’un, on ose plus, car on ne l’a plus en face de soi, seul l’écran et le clavier sont là, dans le réel. On se permet plus, on blesse.

    • Je ne saurai dire si c’est pour laisser une trace post-mortem, tant la capacité d’oubli existe finalement sur le net. D’accord, le réseau n’oublie rien. Mais il enfoui sous des couches de plus ne plus épaisses qui font qu’on perd vite la trace d’une publication, d’un article, d’un échange…
      Pas sûr que la digital-immortalité soit vraiment au niveau. A moins de payer une « concession numérique à perpétuité », et alors seuls les riches auraient le droit à un souvenir éternel comme dans les cimetières anciens, pleureuses numériques en option ? Ca me donnerai des idées pour écrire une nouvelle tiens. :)

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