The Department of Truth est le nom d’un comics écrit par James Tynion et Martin Simmonds, qui traite du complotisme et de la notion de vérité dans un récit de politique fiction à la frontière perpétuelle de la science-fiction. Avec un graphisme ultra saturé et léché, dense et parfois un peu confus (ce qui est raccord avec le thème du coup), les auteurs nous amènent à repenser la réalité et la démocratie à l’aune des luttes d’influence et de pouvoir des sociétés secrètes et agences occultes qui œuvrent dans l’ombre.
Plongée dans ce nouveau « rabbit hole » présenté comme LA BD de la post-vérité, 100% Thinkerview compatible.

Post post vérité
Qu’est-ce que le réel, demandait Morpheus à Neo dans Matrix. Pour Department of Truth, le réel est d’abord relayé par l’ensemble de la population, c’est un maillage de croyances et de vérités acceptées communément qui font et défont le monde. Concrètement. Que tous croient au deep state et aux réseaux pédophiles entretenus en cachette par le parti démocrate américain, et ils existeront. Que la Terre soit admise comme plate et l’on en verra très concrètement le bord, ceinturé d’une barrière de glace, en navigant assez loin. Pour une mère dont le fils est prétendu mort dans une fusillade de plus, l’idée qu’il puisse être en vie et retenu prisonnier par des réseaux sataniques la hante au point de relayer l’information dans les cercles complotistes… jusqu’à peut-être rendre cette information réelle et donc redonner vie à son enfant. Vertige.
L’univers de Department of Truth pose ce préambule : la vérité, c’est ce en quoi l’on croit. A combien de « vérités » prêtons-nous foi sans les avoir testées par nous-mêmes ? Ainsi fonctionne la délégation de connaissance, dont me parlait récemment Albert Moukheiber dans un interview sur le complotisme. Et si tout était un mensonge ? La notion même de mensonge, pourtant consubstantielle aux théories du complot, trouve ici sa limite. Rien n’est plus vrai ni faux en soi ; tout n’est que forces d’influence en lutte, croyances et faits admis. Tout peut devenir vrai si l’on y croit en majorité, la science vole en éclats (et rappelle notre Didier Raoult national lorsqu’il jugeait l’efficacité de son traitement contre le covid-19 à sa côte de popularité). L’utopie de la liberté se heurte à la disparition corps et âme de la vérité, à la manipulation de l’information, des croyances collectives et des actes qu’elles induisent, comme lors du très réel pizzagate ou l’assaut du Capitole étasunien par les militants pro-Trump en 2021.
Et ce sont les vainqueurs de ces luttes invisibles qui écrivent, non plus seulement l’histoire, mais le réel tout entier.
Black hat
Ce postulat fait, les auteurs de Department of Truth prennent à malin plaisir à dérouler leurs tentacules dans un thriller politique très noir et très réussi. Le vertige logique est là, en embuscade, partout, tout le temps. Juste derrière vous.
Pour l’agence gouvernementale de la vérité (le fameux Department of Truth), manipuler les théories du complot permet d’empêcher leur propagation et de garder le réel sous contrôle. Mais de qui ? Et pourquoi ? Une question d’ordre démocratique se pose : pourquoi ne pas laisser les gens décider par eux-mêmes du réel dans lequel ils vivent en fonction des théories et croyances auxquelles ils prêtent foi ? « Pour éviter de se retrouver sur une Terre plate infestée de pédophiles » répond l’agent Cole, stigmatisant la crédulité supposée de ses concitoyens – et connaissant sûrement aussi les puissances d’influence qui œuvrent à faire advenir leurs propres desseins. Ce à quoi on pourrait contester que le fondement même de la démocratie consiste à laisser au peuple le pouvoir de décider du monde dans lequel il vit, et que c’est l’éducation, la science, la culture et tout ce qui fait les « citoyens éclairés » qui devront servir de gardes-fous, pas la manipulation obscure et incontrôlée des informations. Peut-on, et doit-on décider à la place du peuple « pour son bien » ? Et qui serait alors ce « on » ? Ici se rejoue l’éternel et passionnant débat entre technocrates et démocrates, entre le pouvoir laissé à ceux qui savent ou prétendent savoir, et ceux qui risqueraient de « mal choisir » en croyant n’importe quoi et décidant à l’avenant.
La réalité du travail du Département, au départ présenté comme une agence gouvernementale dédiée à la protection des citoyen(ne)s contre les théories conspirationnistes, se brouille. Car le Département est lui-même une incarnation typique de théorie du complot : agence obscure et anonyme, vaguement gouvernementale mais très autonomisée, manipulant les faits, les opinions, les médias et donc le réel pour… pour quoi d’ailleurs ? Pour maintenir sa main-mise sur l’american dream, sur le récit national de la première puissance mondiale, et donc sur la marche du monde ? Pour mettre sous sa coupe les américains par soif de contrôle ? Pour justifier sa propre existence – persévérer dans son être – surtout. Comme toutes les « vérités » qui cessent d’exister parce qu’on ne croit plus en elles, l’agence cherche à justifier son existence en agissant. Ainsi va sans doute la guerre pour le réel, où les perdants se voient purement et simplement effacés de l’histoire. Cole, coincé entre deux entités conspirationnistes en guerre (Black Hat et le Department of Truth), en perdra peut-être sa foi en l’utilité publique de son travail et devra comprendre ce à quoi il participe, et qui manipule qui.
Bref, Department of Truth est une belle et très noire bulle d’angoisse paranoïaque qui se propose de plonger sans mesure dans les thèmes parmi les plus actuels de notre époque torturée. Dans un vertige pas si loin de Philip K. Dick, les auteurs se jouent de nos certitudes et fracassent les pistes avant, n’en doutons pas, de nous retourner le cerveau plusieurs fois encore dans les prochains tomes à paraître. A moins qu’ils ne nous aient menti là encore ?
~ Antoine St. Epondyle
Merci aux éditions Urban Comics pour le SP.