C’est avec un grand plaisir que je publie ici l’intégralité de Steppe Back, la nouvelle de Mélanie Fievet initialement publiée dans notre livre L’étoffe dont sont tissés les vents, sur sa proposition. Ce texte incroyable raconte le destin de certains personnages de La Horde du Contrevent, après qu’ils et elles aient décidé de tourner les talons pour revenir en arrière, abandonnant la quête. Mais « l’abandon » est aussi une autre voie, avec ses mérites et ses richesse, que Mélanie nous fait entrevoir dans un texte magnifique.
Steppe Back a été couronnée du premier prix Fanfiction Folio SF 2015. Merci encore Mélanie pour cette mise à disposition !
~ Antoine St. Epondyle
Mélanie Fievet
Professeure agrégée de Lettres Classiques, Mélanie Fievet a dirigé la rédaction de L’Antiquité dans l’imaginaire contemporain (fantasy, fantastique, SF), et Renaissance imaginaire : la réception de la Renaissance dans la culture contemporaine. Elle est également l’autrice de Steppe Back la nouvelle présentée ici et publiée initialement aux côtés de deux textes d’Alain Damasio dans L’étoffe dont sont tissés les vents.
Steppe Back
< > Hâve, lavée, avalée par des langues de vagues, je tressaille : la salve prend mes chevilles, retrousse mes jambes, gravit mes reins, mon dos, l’emporte, contre mon corps. Fait ployer ma nuque, file avant vers l’amont de ma tête. Bousculée, drainée par sa cavalcade en cascade, je jurerais pourtant que le fleuve remonte son cours.
ƛ À plat ventre, vite, sinon la rafale me virevolte. Les mains, les pieds, fouissent la terre comme des bébés racines. Deux corps plus grands replient leurs ailes sur moi. Formation en nid. Le blaast me chatouille des pieds à la tête. Je l’entends derrière dans les rameaux-roseaux chantants, qui vibre et crache.
Maman rigole.
– Je m’y ferai jamais, moi, je crois.
Le bon sens de la chatouille, maman dit, c’est de la tête aux pieds.
On se relève et on marche, voiles enflées.
< > Aval, il trace.
Yol danse sur les rouleaux du vent, dans ses bourrasques élabore les marches d’un escalier où il s’élève, puis d’un entrechat léger dégringole le long d’une turbule. Parfois il se retourne, serval de six ans, engloutit une grande goulée de vent qu’il tourne en bouche, pour faire comme papa, puis déploie sa gorge, son rire, souffle sur moi en tendre foehn les lames de l’amont. Quand ça tape trop fort, il se blottit comme une petite séolicorne, petit bout d’algue palpé de vent, tellement tramé des boucles de vifs dont nous l’avons, chacun, brodé. Plante sur ma joue un baiser qui m’effleure, où affleure le souvenir de Steppe.
En lui spiralent aussi quelque chose des autres, de nos liens, et les coussinets doux des chats sur le manteau d’avalanche. Je n’avais pas pu rattraper leurs vifs mais Yol, mon bébé source, a su se tatouer de leurs gouttelettes. Il aura été cette petite pelote de réserve pour ceux qui sont là-bas, là-haut, amont, ou qui ne sont plus nulle part, digérés par Norska, arrivés ou non. Serré des forces à vif de nous deux – trois, quatre ? – Alme et Silamphre et Steppe et moi, nous qui avions, vers l’aval et la vie, dévalé, dévissé, et de ceux qui pour me recueillir ont tendu les mailles de leurs filets, qui ont sur Yol agrippé leur rage et leur espoir. Yol, naissance solaire de sève et de source et de sel, s’est tricoté des orphelins que nous fûmes, tous, à Camp Bobàn, des enfants que nous abandonnâmes, de cette part de nous où le fil autrefois s’est rompu, des petits nœuds que nous avons inventés pour nous rapiécer.
– Amarre, Yol !
ƛ Je m’entortille aux mains de Maman et de Fuschia. Même pas peur du vent, moi, d’abord. Yeux ouverts pour guetter le passage d’un chrone. Oreilles dressées pour arracher la moindre bribe de consonne.
Même pas vrai qu’on n’est pas une horde. Deux femmes et un garçon et un genre de bout de bois qui déboulent vent arrière, paraît que c’est pas du jeu. Moi, quand j’étais petit et que je jouais dans la Steppe, on m’a dit qu’une Horde c’était des gens un peu fous qui se serrent les uns contre les autres sous le vent et qui cherchent quelque chose qui n’existe peut-être pas mais qui est la chose la plus importante du monde pour eux. Nous, la chose la plus importante, c’est faire chanter papa.
Le meilleur jeu, quand j’étais petit dans la Steppe, c’était de dé-cortiquer Papa caché dans l’arbre. Mais sans faire mal, hein. Plutôt comme un cache-cache qui creuse. Fuschia me surveillait, je lui posais des questions, elle me parlait de petites graines. Elle me faisait réciter les comptines des plantes et j’écoutais le frétillement des feuilles, alors, je savais toujours la réponse.
– C’est papa qui souffle !
< > Ce souffle, pendant longtemps, Yol seul sut l’entendre et le comprendre ; j’en percevais confusément le bruissement, la rumeur, un clignement d’yeux dans les bourgeons, une pulsation de sang encore miellé de sève. Faute d’écouter ses airs, je les respirais. Peu à peu, notre enfant pelotonné sur mon ventre, j’appris à déchiffrer son long lamento de feuillage yodlé : aoioyoiyol.
Le vent dans ses ramées a tressé nos prénoms, et Steppe s’est peigné d’une canopée sonore. Infiniment lent, d’abord : une inclinaison de feuille venue laper ma joue, une racine déterrée qui arrête la chute de Yol, mes cheveux inexplicablement capturés dans ses lianes. Et cet ostinato lourd, ce chant qui explose, sous la brise, en fruits et en pétales.
– La voix, répétait Matsukaze, ça n’est jamais que ça : la rencontre entre une colonne d’air qui résonne et un vif qui lui donne son timbre. Le vif de Steppe s’est tapi dans le bois, le végétal. S’il n’est pas encore prêt pour s’incarner, il recouvre déjà, sinon la parole articulée, au moins de la parle. Plus le vent trouvera en lui à se frayer, à se faire écho, plus sa langue aérienne pourra devenir subtile. À ce stade, il faudrait, pour traduire ses ondes, un chrone vocamorphe…
– Et après ?
– Il répond à votre présence, c’est certain. Il fait ondoyer sa colonne d’air autour de vos noms, il les mélodise, les parle faute de savoir encore les dire… Le seul vent qui le fasse vibrer, pour l’instant, c’est celui-là, celui de vos deux noms. Yol-et-Aoi-Nan. C’est sa source de souffle, de phonèmes.
’, Loin, noyé, nié. Là, lié au lieu. Allie l’eau au lit, Aoi à Yol né. Aoi aille là-haut.
ƛ Depuis qu’on marche sous le vent, j’ai appris à me lover sous les ailes. Fuschia, aile de corolles et de duvet. Maman, aile de ruisseau frissonnant. Papa, aile d’éclisse en bois ployé. Moi dessous, oisillon, qui m’amarre pour éviter les sursauts du vent. Au début, je voulais jouer à être un super-Golgoth, et je criais : formation en buisson ! poussin de contre ! Ça faisait rire maman. Après, je me suis tu pour bien écouter si papa apprenait des nouveaux mots.
– Dis maman, on pourrait le chercher le chrone qui retrouve papa caché, comme elle a dit Matsukaze, et après papa il aurait encore ses cheveux en graminées tu crois ou pas ? Et peut-être si l’arbre de papa il réapprend à marcher, après il voudra se replanter, mais pas ici, on irait tout à l’autre bout là où y’a la déferlante et on le planterait et il deviendrait grand grand grand et il toucherait le ciel peut-être et moi j’y monterais tout en haut, ou peut-être quelqu’un en descendrait, comme dans l’histoire tu sais ?
– Tu sais, Yol, on pourrait l’aider à apprendre, déjà. Son bois est en pleine métamorphose. Je crois qu’on peut l’accompagner. Créer des couloirs d’air en plus, des caisses de résonnance, pour qu’on l’entende mieux. Ses branches sont déjà en train de se mouvoir : si on les dirige, elles pourraient devenir des flûtes-de-Vent, des tuyaux d’orgue-anes. J’ai peur de lui faire mal, mais je suis persuadée qu’il a besoin de nous pour se refaire des cordes vocales…
Alors, je suis devenu un tailleur de cordes vocales.
Fuschia et Siphaé m’ont aidé.
– Tu sens, Yol ? me demandait Fuschia. Tu sens l’aubier s’adoucir et se duveter ? Tu vois la gangue s’étoiler de peau, de ganglions, se veiner en courses de lymphe et de désir ?
Au cœur il y avait comme un grand poumon autour duquel on ciselait des becs de flûtes, des vessies de souffle, des pavillons, où on brodait un faisceau de cordes sonores qu’on accrochait aux nervures des feuilles. Après, Fuschia et Siphaé lui faisaient boire du vent, à papa, elles l’exposaient aux slaminos coulés dans les sentes de myrtes et de sauges, ça se dressait, ça résonnait et ça chuintait
sfffischhhfff
Elles disaient que dans le vent, il y avait comme des petites graines, mais trop petites pour qu’on les voie, et c’est pour ça que le vent nous nourrit et nous féconde tout le temps, et qu’il pouvait redonner sa matière à papa. On l’a fait chuchoter dans les saxifrages, vocaliser au milieu des cosmos et couiner avec les chats. On l’a fait babiller et causer sous la bruine et dans les effluves. C’était joli. Plus on tressait ses rameaux en petites cannéoles chevelues, plus je le comprenais. Maman et Fuschia et Siphaé aussi, de mieux en mieux. Son chant s’était arrondi autour de nos prénoms.
Il nous buissonnait à l’oreille.
’, Sachez-le, le choix est fait. Le souffle celé, fouillis feuillu, se noue, siffle, s’effle et s’afflie. Fils ? Fils, fle ici, Yol fls éo-lien. Le choix : laisser ici, aller là-haut.
< > Aval, ainsi. Incroyable de m’être élevée si haut avant d’embrasser ma nature de source, de m’élancer aval, déferler flante, nourrir des crues, des fleuves, des deltas, cascader vers l’aval d’Yol qui grandit, ruisseau canaille qui joue à se pencher au-dessus des grands engouffrements du vent. Et Steppe qui m’avait éflorée, ensemencée, avant de chercher abri dans la métamorphose, c’était quoi son aval ?
L’arbre sauvé par mes sources se mua en eau-bois mélomane. Petit à petit, la vibration se propagea jusqu’aux racines. Elles crevèrent le sol pour chercher l’accord, s’encorder à la symphonie. Un matin, je trouvai l’arbre penché, une racine déplacée.
– Yol, viens voir, vite ! Papa a fait son premier pas !
Il y eut d’autres pas feutrés, sonores, step, step. Mon premier élan rejoua le sien : aller, comme il me le chuchotait, là-haut. Retrouver la trace de l’arbre originel agrippé à sa roche et au froid. La trace des autres, ceux qui avaient continué, six ans auparavant. La trace de son espoir fervent, son renoncement raide au jardin des plantules et des pousses pour quêter le grand jardin des origines, pour s’enivrer et s’envivrer, encore, de vent. Ses cordes d’âmes, notre chordée, s’étaient tendues vers l’amont, pour toujours.
Je harcelais Matsukaze pour savoir où trouver cette autre forme, fine et subtile, qui aurait rendu toutes ses consonnes à Steppe. J’imaginais à nouveau la neuvième, non plus terrassante mais ténue, un fil fragile et pneumatique à faire vocaliser les vifs. Cachée quelque part dans les plis de l’Extrême-Amont.
Amont, décoller, harnachée de mon enfant et de mon amant. Personne à Camp Bobàn ne savait prendre les chemins de l’aval. Personne ne savait tisser les voiles qui se gonfleraient sous les bourrasques, cambrer son échine à la rafale. Là où nous avions pris racine, lentement, Steppe apprit à se déraciner. Ses pieds de palétuvier cherchaient l’eau de mes sources. Mes doigts se faufilaient dans ses ouïes, jouaient sur les cordes de son tronc, tendues sur le chevalet derrière lequel je sentais vibrer l’âme. C’était lui, des années-vent avant, qui avait exigé de moi, de nous, le sacrifice du départ vers Norska ; c’est lui, bien plus que Fuschia ou moi, qui porta l’espérance de cet improbable départ. Faute de vraiment marcher, il apprit à étreindre, à grand secours de radicelles. Je portais contre moi, sur mon dos, ce corps d’écorce mâle, comme une coque ou un bouclier d’arbre où la chair venait à la rencontre de son dehors, l’explorer des brindilles de ses doigts. Je frissonnais sous les baisers éclos aux bouches de ses nœuds, je sentais la chaleur de la peau vive monter entre ses bras de branches.
Enfn Steppe me déracina moi, une deuxième fois, il m’arracha aux chatons, aux touffes de poils et de pollens, pour rechercher les hauteurs et les légendes. Fuschia, Aoi, Steppe, Yol en koala sur ses branches ou les miennes. Pâle petit pack. Y croyaient-ils, les autres ? Savait-elle, Matsukaze, ce que nous trouverions sur la piste de l’amont ?
Six ans plus tôt, quand j’avais débarqué avec ma bouture vivante à Camp Bobàn, je m’étais prise à rêver, pour retrouver les autres, de tendre des flets, des collets dans le goulot du déflé, ou d’airpailler tout là-haut, pour rattraper peut-être leurs boules de vif lorsqu’elles débouleraient des hauteurs de Norska. Des petites pelotes dorées pour faire jouer les chats. Je mettais tous mes espoirs dans ma compréhension amputée du vif, un peu béquillée par la science de Matsukaze. Je les guettais, les autres, pas leurs visages, plutôt la vision de leur être dans le chrone véramorphe. Je ne m’attendais pas à trébucher sur leur absence. Trébucher sur leur absence – c’était qui, Caracole sûrement, qui avait dit ça un jour ?
Sitôt sortis dans Norska, sitôt senties sur mon visage la glace et la verticalité, un tacle d’avalanche me ft chavirer. Une avalanche statique, immobile, impitoyable ; comme cette vision, autrefois, penchés au-dessus du siphon, tétanisés. Ce n’était pas l’arbre-Steppe. Ce fut, sculptée dans le vent, une grande statue d’absence. Là, le flux se scindait, se diffractait. Yol, grelottant, se tourna vers moi.
– C’est quoi, maman ? Pourquoi le vent il fait des trucs bizarres ? Y’a un obstacle ? Tu crois que c’est un chrone, peut-être c’est le chrone pour faire revenir papa ?
– Non chaton, c’est pas un chrone. C’est eux, c’est les autres. Ils faisaient tellement bloc face au vent, tu comprends, que le vent s’arrête encore sur leur passage…
Cette balafre aveugle et debout, c’était la mémoire tangible d’Alme, autour de laquelle l’air même faisait des détours, ourlait des contours. À peine plus loin se dressait, dessinée évidente par les airances, la colonne vide de Silamphre. Cette inflexion du vent autour du manque, qu’il esquissait par effleurements et attaques, sifflait une mélodie mémorielle. Yol et Fuschia ne comprirent pas mon sursaut.
Steppe, lui, les avait reconnus, déchiffrait ces silhouettes pétries de respirations perdues, solfait la marque imprimée par la course du vent là où quelque chose de cher, de chair, avait été arraché. Le vent n’avait pas su éroder ces cristaux nets de mémoire qui, par-delà la mort, amarrait leurs corps absents à la terre. Je cédai toute à l’avalanche.
Ce creux dans l’espace écrivait, pour les souffles de Steppe la partition de leur présence. Les tuyaux dans ses branches, comme limés par la main de Silamphre, se font claerinettes ; de Silamphre un écho roulant ronfle et fredonne sur ses lyres, d’Alme monte, maternelle, une mémoire émerveillée d’infnie tendresse. Le corps de Steppe, cornemuse dolente, entrée en luth, se plie en éclisses sonores et en rides sur son front. Il accroche notes et soupirs à sa langue.
’, Frémissement frêle, larmes semées sur mes yeux, à mes cils ! Mes rameaux fleuris en mains, mes feuilles émues et muées en os ! Mes amis ! Ma mère, ma sœur, mon fils, ma femme aimée et moi, fleuron, me faire homme ?
ƛ J’ai essayé de noter ce que disait papa avec les lettres. Mais il aurait fallu aussi l’alphabet du vent pour bien écrire, et je le connaissais pas très bien. Moi, j’entendais fleu’ron, ¨me faire^h°mme. Quelque chose comme ça. L’alphabet du vent, il avait été fait pour noter des grosses bourrasques qui vont très loin, alors pour noter des turbinulettes toutes petites qui font la bagarre dans les canaux du bois, c’est pas pratique.
– Mais maman c’est là alors qu’ils sont morts Alme et Silamphre ?
– Non. Ils n’étaient même pas si près l’un de l’autre…
Pourquoi est-ce qu’on les retrouve ici, alors ? Je ne sais pas. J’ai l’impression que le vent a gardé la mémoire des endroits où on s’est vraiment mis debout, dressé contre lui, un peu comme un mémorial d’un combat hors du commun… C’est fou, je les ai reconnus du premier coup, les traits de leur visage, le mouvement de leur contre, alors qu’il n’y avait rien, rien à voir, justement ! Et cette manière dont ils se sont engouffrés en Steppe pour enrichir sa voix… Qui aurait cru que le vent aussi faisait sa trace ?
< > Aval, la gifle du vent sur ma nuque, sa caresse dans mon dos, comme un ennemi amant tapi derrière. L’avalanche nous fit choisir l’aval. Aval, nous suivrions Alme, Silamphre et les autres. Nous marcherions à rebours dans le trac de leurs pas, passés partout sur la croûte du monde, pour réenrouler les fuseaux de la horde. Aval, renouer devant ces silhouettes de mémoire, modelées par le vent, ces vestiges restés dans le monde, souffle et sons et cicatrices.
Steppe était d’accord. On partait en quête d’un autre jardin des origines. La terre-mère, on l’avait imaginée Extrême-Amont, on avait cru la faire fructifer entre mes bras ; mais la matrice, c’était aussi cet élan initial, cette poussée du premier jour qui inflexible nous avait soufflé dans le dos, à contrevent, et qui gueulait dans nos oreilles : La 34, au bout ! Aval, c’était un autre amont, celui de la Horde, de sa mémoire écharpée, d’un tout délité, des liens dont nous nous étions encordés. Il voulait gueuler aussi, Steppe, à nouveau. Pour faire résonner son vif, le faire vibrer et chanter, le vent devait venir de l’arrière, s’insinuer en lui, le mettre en mouvement et le rallier à nous. Quel que soit l’azimut.
Sur mon visage claquent d’autres bourrasques, plus lancinantes que les assauts des furvents. Gifles de l’avant, de l’aval. Le nœud d’avancer, peut-être, vers la trente-cinquième, vers un que j’aurais laissé, que je retrouverais ; le nœud de recroiser ceux qui sont perdus, leurs vestiges laissés dans la matière du monde et du vent. L’irréalité de cartographier la trace à rebours, à leur rencontre, à l’encontre du contre. La porte d’Urle se profile depuis un moment, avec ses faisceaux de vent limé qui minent, ses façades hallucinées de blizzard qui tabasse et bouscule. Une vibration se hausse à m’en faire chavirer. Yol s’agrippe brutalement à moi comme le bébé mammifère qu’il n’est plus depuis longtemps, terrorisé. Amarre, amarre! Je hurle, inaudible, tétanisée par cette nouvelle reconnaissance. J’entrevois, j’en suis certaine, au détour d’un coude, les contours de Callirhoé, bientôt de Léarch, érodés, rongés, présents. Je voudrais les dévisager, mais dévaler, c’est renoncer au temps du contre, ce temps long de l’effort interminable à trois mètres par heure, à laisser tout loisir d’admirer le décor. Aval, c’est la tyrannie de l’instant insaisissable, tout fuse et fusionne. La main d’Yol dans la mienne, Fuschia sur mes traces, nous sommes aussitôt engloutis, emportés loin par la rafale, traînés jusqu’à l’écluse à toute allure, avant d’avoir pu rejouer la scène, revoir Calli.
Elle est là, pourtant. Je ne sais pas, comme Oroshi, capturer les vifs. Je charrie seulement, dans mon cours qui les entraîne aval, les restes d’amour noués à eux. Yol s’arrime à moi, roulé comme un caillou, le flux me martèle contre les murs du déflé. Steppe trépide, trille, feule à leur passage. Son chant se renfle et se cuivre de feu et de métal.
’, Calmé, moi ? Moi, clamer, crier, crisser, mais moi aussi caresser, recréer, réécrire. Moi courir hors, faire clamer les crocs, les racleurs, Calli, Léarch. Les morts, leur souffle ronfle, hurle, claque en moi. Morphique, me refaire un corps à leurs mots.
ƛ On n’a pas pu s’arrêter avant l’écluse. À un moment, papa s’est courbé comme un bateau et nous on s’est soudés à lui, et là, plus d’amarre, plus d’ancre, on a chevauché la vague folle du vent, bu ses soubresauts, moi je jouais à être un corsaire fréole et puis on a déboulé tout détrempés d’air, les cheveux dégoulinants et tout, à travers la porte ouverte. En voyant les tours d’Alticcio, maman a eu l’air inquiète et papa, encore plus. Il y avait un cliquetis craintif dans son feuillage. Alors, on est restés à l’extérieur de la ville et j’ai pas pu aller escalader les tours. C’est dommage, parce qu’elles étaient hautes hautes hautes et je suis sûr qu’on y aurait attrapé des sons d’altitude très rares. Le soir, on se repose. Fuschia nous a trouvé de quoi manger.
– Aoi, ça va, vous deux ? Tu as presque pas parlé depuis l’écluse. Steppe non plus. Vous avez l’air… aspirés.
– Steppe a assimilé les noms de Callirhoé et de Léarch.
Les revoir, comme ça, c’était… Je me demande où les autres ont laissé des marques. Là où ils ont été infniment debout. Je les sens tout près, juste là, dans Alticcio. Désemparés et pugnaces. Un coup de choon et ils nous bondiraient dessus. Je crois entrevoir dans un coin de couloir une statue bordélique de babil fou, là où Caracole a déclaré forfait, ou une gargouille beuglarde qui nous balancerait à travers la gueule le G guttural de Golgoth. Pietro aussi, vertical, évidemment. Ou, aux abords de la tour d’Aer, croiser furtives, à la jonction des briques, des statuettes d’Oroshi, d’Erg, de Sov.
– Il dirait quoi papa s’il reconnaissait Sov ?
– Il dirait Je vous aime…
< > D’aval, un autre vent susurre. Il a cueilli sur mes lèvres le nom de Steppe, toute la nuit.
Je sens insister sur moi ce baiser de brise à contre-courant, ce souffle levé depuis la ville, depuis Chawondasee et la flaque, depuis avant, depuis l’escadre fréole, depuis plus loin encore – zéphyrine dissidente et gentille soupirée par l’unité perdue. Est-ce la bouche de ma Horde, ou de la trente-cinquième, qui la souffle ? Est-ce un ressac du vent majeur contre cette foule de vestiges qui me renvoie, en mode mineur, une nostalgique note? Ou est-ce une hallucination de trop vouloir me persuader qu’il y a quelque chose à trouver en aval ? Je m’éveille dans un silence terrifant après la sonatine permanente des derniers mois. Fuschia dort encore. D’Yol, pas trace. De Steppe non plus.
Dehors, un fouillis de feuillées, d’écorces, de branches. La terre a été labourée, creusée. L’air aussi, remué, fouaillé, crevassé. Les rochers arrachés. Ces entailles, c’est Steppe. Des lettres s’égrènent sur les nervures minces des feuilles. Les bâtons et les cailloux épèlent, sur la page du paysage, des mots. Des phrases ont été inscrites, à grands renforts de doigts et de racines, sur le sol martyrisé ; dans l’air, des pistils flottent en suspension, ponctuent les vers.
Yol rompt le silence, surgit en dansant d’une expiration, et criant à tue-tête.
– Maman maman papa il a appris à dire Steppe t’as vu !
’, Chanter penser écrire
Fractal
Partir sur la piste, attraper la trace
Sentir le sang les nerfs la moelle palpiter
Être père – être poète – être ˙
ƛ Papa a terminé son poème, et ensuite il est sorti de sa cachette parce qu’il avait plus peur et plus froid. Ou peut-être c’est le poème qui l’a sorti. C’est pas très important. Pour l’instant, y’a que moi qui l’ai trouvé, alors j’ai gagné.
Il a la voix rauque, poisseuse de sciure, et quelques consonnes en moins. Il a des drôles de veines en cercles sur le dos, et les orteils encore un peu profond plantés. Il a les cheveux en jardin de fougères comme elle racontait maman.
< > J’entends déjà, dans le jardin fou de sa chevelure, sa voix d’éolienne affolée qui m’appelle. Son poème s’étale en vestiges à leur tour laissés aux caprices du vent. Je m’élance vers le bout du vers, la fn de la phrase. Au lieu de l’arbre, un corps, dont je ne sais plus s’il est chair ou mémoire, empreinte ou matière. Peut-être trébucherai-je sur la béance de son chant désincarné. Peut-être étreindrai-je un corps mutilé et mutique. Ou bien ce sera Steppe et entre nos bras nous flerons à nouveau l’étoffe de la Horde. Ni aval ni amont, je traverse la strophe, marche transverse dans ses vers, vers lui, vers ce point fnal du poème, ce poing levé comme une graine de turbule : ˙
. . . . . .
~ Mélanie Fievet
Très jolie nouvelle qui nous donne le plaisir de retrouver l’univers et le rythme si atypique de la horde!
Merci pour le partage.