
« Si j’en avais le pouvoir, j’émettrais aujourd’hui un trou noir.
Quelque chose comme un cône d’extinction forant au ventre l’épaisseur du jour.
Pour rouvrir l’espace. »
Plus encore que par Les Hauts® Parleurs®, j’ai été profondément marqué par So Phare Away, cinquième nouvelle du recueil d’Alain Damasio. Il s’agit d’un puissant récit poétique, doublé d’un regard philosophique sur la condition de l’Homme face à la Technique.
Un océan de goudron
La nouvelle met en scène un monde métaphorique : une ville sans limite, bétonnée du sol au ciel, peuplée de camions rugissants sur les axes autoroutiers qui en forment le sol. Une marée d’asphalte s’abat régulièrement sur la mégalopole, laissant derrière elle de nouvelles structures : hypermarchés, échangeurs routiers ou barres d’immeubles.
Au-dessus de cet enfer de macadam tonitruant, des centaines de phares s’élèvent dans un brouillard de pollution constante. La Nappe, comme l’appellent les pharistes, est un smog qui obscurcit le ciel et permet aux phares de communiquer par la lumière. Chacun émet ses propres faisceaux, non plus pour guider les navires (il n’y a pas de navire) mais pour s’exprimer par les couleurs et le rythme. La lumière est le langage de ces individus réfugiés dans leurs tours de béton, et celui des innombrables phares publicitaires et gouvernementaux. Alors qu’ils saturent la Nappe de lumières discordantes et que de nouvelles constructions poussent entre les individus, les messages se retrouvent de plus en plus dilués dans le bruit général. La relation interpersonnelle est anéantie par la fureur communicationnelle.
« Dans un monde où tout le monde croit devoir s’exprimer, il n’y a plus d’illumination possible. Rien ne peut être « éclairé » dans la luminance totale. Il faut beaucoup de silence pour entendre une note. Il faut beaucoup de nuit pour qu’un éclair puisse jaillir, pour qu’une couleur neuve soit perçue, soit reçue. »
Plus clairement que dans Les Hauts© Parleurs©, le parallèle est évident entre la Nappe et ce qu’appelle encore parfois « la Toile ». Alors que chacun y va de son message plus ou moins inepte, les relations se distendent entre des individus de plus en plus incapables de parler entre eux. Les nouvelles générations semblent inaptes à communiquer naturellement, trop habituées qu’elles sont à interagir via le réseau social formé par la Nappe. C’est le cas du personnage de Loupiote, qui ne parle plus de langue précise mais se contente d’exprimer des émotions pures, dont le sens ne peut qu’être suspecté par les autres pharistes.
Eux-mêmes sont en proie à la déformation, ou la perte de leurs messages, entraînant parfois de tragiques conséquences. A l’instar de ce voyeur qui n’accepte de passer les messages qu’en échange de l’exhibition de ses victimes, les exemples ne manquent pas dans le très riche récit d’Alain Damasio, pour rappeler l’Internet d’aujourd’hui. Exemples que je vous laisse découvrir par vous-même.
L’Homme et la Technique
Il devient alors légitime de se demander de quoi précisément So Phare Away se veut l’allégorie ? Serait-ce une condamnation des échanges numérisés ? Voire carrément un manifeste anti-modernité au profit d’un utopique « bon vieux temps » ?
Depuis ses conférences et interviews sur le transhumanisme (voir ici), Alain Damasio passe parfois pour un ennemi de la technologie. Il est vrai que le rôle du sonneur d’alertes face à l’enthousiasme technophile quasi général n’est pas très tendance. Et – sans doute – transparaît-il plus que de la retenue dans les interventions de l’auteur. On aurait pourtant tort de réduire la pensée de Damasio à un simple plaisir d’empêcheur de twitter en rond.
« Notre vide si moderne, la Nappe : ce tissu lumineux entre les phares, toujours changeant. Cet écheveau de faisceaux et de rayons qui se cumulent, rivalisent et s’annulent. Rien de tout ça n’aurait acquis la moindre épaisseur s’il n’y avait la circulation éternelle des voitures au sol, le smog qui en résulte et la bruine. La lumière s’y colle, y prend corps et texture. Et ça donne la Nappe , oui, saturée et surinvestie, notre espace de communication. »
Dans So Phare Away comme dans ses conférences, Damasio poursuit une pensée très cohérente. C’est celle des philosophes vitalistes, et notamment Gilles Deleuze, pour qui la vie n’est pas réductible à des principes physiques, et qui prônent la libération de l’énergie vitale contenue en chacun. Pour Alain Damasio, toute réduction ou muselage de la force vitale des individus doit être combattue, qu’elle soit technologique ou pas. L’interfaçage du rapport au monde est vu comme un rempart au ressenti direct, seul capable de forger l’expérience et de faire grandir. La « réalité augmentée » n’est en fait qu’une réalité amoindrie. C’est pour ça que les personnages de La Horde du Contrevent refusent d’utiliser un véhicule et ne contrent qu’à pied. C’est pour ça que Les Hauts© Parleurs© ne s’adressent aux foules que par le biais du discours direct. Et c’est également pour ça que les pharistes de So Phare Away souffrent de solitude et de claustrophobie dans un monde qui, s’il ne fait que communiquer, a presque tout oublié du contact direct.
Dans ce tableau très sombre, les personnages (éminemment damasiens) de la nouvelle cherchent à reconquérir une liberté d’expression, de pensée, et donc leur force vitale. La sauvegarde de soi passe par la lutte. Au milieu du maelstrom lumineux permanent, des multinationales qui hurlent leurs flash publicitaires et leur propagande politique, des amoureux s’échangent leurs petits mots, ricochant sur les phares amis qui acceptent de transférer leurs messages. Des artistes peignent, sur le brouillard pollué, d’immenses toiles de lumière vivante, alors que s’éteignent respectueusement les phares alentours.
Ces « Grands Vivants » inaptes à la reddition fuient la démesure d’une Technique en roue libre, devenue matrice d’aliénation et broyeuse d’êtres humains. En perdant son statut d’outil, la Technique devient un technosystème. Les marées de goudron (ou fourmillent des câbles électriques et des sacs plastiques comme vivants), reflètent le fait que la Technique devient le cadre de la vie des individus, forge leurs comportements et architecture leurs façons de communiquer. Tout le monde parle dans le vide, et personne n’écoute réellement.
Damasio, anti-technologie ?
Alain Damasio serait-il réactionnaire ? En première lecture, on serait tenté de le croire. Pourtant, le « bon vieux temps » de ses personnages n’est pas une époque sans phares, mais le temps d’un petit nombre d’entre eux, autogérés, avant l’érection des tours publicitaires et gouvernementales (et d’une multitude de suiveurs). Les phares en eux-mêmes ne sont pas critiqués, mais leur récupération par le commercial et la propagande, amenant de facto la perversion de leurs idéaux. Comme le note le Transhumain sur son blog, le parallèle avec l’histoire de la radio ou de l’Internet est saisissante.
Peut-être Alain Damasio est-il un lecteur éclairé d’Ivan Illitch, philosophe de la décroissance, et défend-il comme lui l’idée que la Technique n’est bonne que proportionnée aux besoins humains. La folie des grandeurs technologique, comme les institutions sous la plume d’Illitch, aurait atteint un stade de contre-productivité qui, dès-lors la transformerait en machine d’asservissement.¹ Pour les deux philosophes, c’est moins la Technique qui est condamnable que son assimilation à la logique de croissance exponentielle d’un capitalisme incontrôlé. Il devient alors vital de fuir le paradigme expansionniste d’un modèle devenu aliénant (les phares, les réseaux, Internet…), non en poursuivant sa logique (comme les multinationales qui dressent de nouveaux phares toujours plus hauts), mais en traçant de nouvelles routes, usant de nouveaux langages, vers les prochains territoires de conquêtes encore non-annexés par la sauvagerie de la modernité.
-Saint Epondyle-
1 – REY Olivier, Ivan Illitch et la décroissance, Philosophie Magazine n°88, avril 2015.