SHIN ZERO, loose générationnelle

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Shin Zero Singelin Bablet
Shin Zero, Guillaume Singelin, Label 619.

Moi les sentaïs, je m’en fous pas mal. Par contre, ce que font Guillaume Singelin (au dessin dans Shin Zero) et Mathieu Bablet (au scénar), ça m’intéresse énormément. Pas seulement parce que j’ai eu la grande chance de les croiser régulièrement (ici, ici ou ), de parler de leur travail et de suivre leur évolution ; mais parce que ladite évolution est très parallèle avec la mienne propre, avec des questions changeantes et évolutives qui me hantent au quotidien et me semblent résonner avec le monde d’aujourd’hui comme jamais.

Si l’imaginaire sert à quelque-chose, il me semble que c’est à percuter notre vision du monde, se prendre dans nos cordes sensibles pour les faire résonner ; et à tisser des liens entre nous, nourrir nos conceptions du monde et de la vie. Et alimenter le dialogue. Avec Shin Zero, le binôme Bablet / Singelin a réussi à me faire aimer les sentaïs. Parce que, bien sûr, ça ne parle pas vraiment de ça. Si on y croyait on pourrait presque y voir un effet générationnel.

Bande annonce de Shin Zero :

Loose yourself

Guillaume Singelin n’a pas son pareil pour dessiner le quotidien. Dans un entretien à FLAASH, il m’expliquait son processus de création très organique et comment il élabore des décors et intérieurs riches de détails pour y faire évoluer ses personnages. Shin Zero ne fait pas exception à la règle, rappelle un peu PTSD (Label 619, 2019) dans sa description d’une ville asiatique indéfinie. Et aussi la mélancolie profonde et la tension narrative bouleversante qui émane de Dead Dead Demon’s DeDeDeDe Destruction d’Inio Asano.

Shin Zero donc, publiée au Label 619 / Rue de Sèvres dans un joli format noir & blanc proche des manga, raconte la vie quotidienne d’une colocation de jeunes vingtenaires dans une ville probablement japonaise. Particularité : toutes et tous vivent d’un petit job uberisé de superhéros du dimanche, payé à la tâche, mis en concurrence et soumis au jugement perpétuel des clients dans la grande tradition de la gig economy. « Uberisation » dit le quatrième de couverture. Un jour on surveille les étals d’un magasin de fringues, le lendemain ou escorte tel ou tel client, l’œil toujours rivé sur les notifications de l’appli de la maison mère. Le métier n’est plus ce qu’il était et déjà l’horizon mélancolique de l’album pointe le bout de son nez.

Ces jeunes sont-ils pour autant des « losers » comme le dit explicitement le quatrième de couverture ? Sans l’expliciter, Shin Zero laisse entrevoir le milieu social et la pression systémique qui pèsent sur eux et les déterminent largement à recourir à ces petits jobs pour diverses raisons. Raisons économiques, bien sûr.

En creux se dessine un monde bien familier. Car pour qu’une application de héros uberisés existe et prospère, encore faut-il (l’absence de) cadre réglementaire qui va avec (le néolibéralisme). Il faut que les services publics soient bien délabrés pour qu’ils recourent à de tels personnels freelance, non formés et non équipés en soutien de la police. Il faut encore que les jeunes en question voient ces micro-tâches comme une possibilité vaguement souhaitable, parce que rien d’autre n’est possible. Que « se faire casser la gueule de temps en temps » puisse apparaître comme un risque acceptable pour gagner un peu de thunes selon un ratio danger / rentabilité correct. Bref, il faut un monde tout entier.

On touche là à quelque-chose. Car si nos sentaïs se définissent eux-mêmes, sont définis par leurs potes, leurs parents et jusqu’au quatrième de couv’ de leur propre BD comme des losers, c’est que les critères de jugement de la réussite d’un ancien monde pèse sur eux. Et s’ouvre ce gouffre : les attentes d’une époque révolue confrontées au potentiel bien aride d’un nouveau réel.

Au contraire, peut-être, des générations précédentes, nos héros n’ont pas le luxe de la stabilité et de l’insouciance. On aperçoit dans le dessin foisonnant et précis de Guillaume Singelin les jolis pavillons très middle class des parents de Warren et Héloïse, par exemple. Dans la nouvelle donne économique et sociale, la vie des jeunes est liquide. Au sens de Zigmunt Bauman : il n’y a pas de repère stable, les individu ne sont pas des sujets de leurs vies, qui agissent parce qu’ils ont une compréhension du monde ; ils ne font que réagir et s’adapter comme ils peuvent. Héloïse le dit bien :

« J’aurais pu tout autant faire serveuse ou cam-girl, franchement, je m’en fiche. Je veux juste payer mes études. »

Et elle sera cam-girl en effet. Ou en prendra le chemin en monnayant ses nudes contre un peu d’argent à des internautes kinky envers les belles sentaïs en costume. Le « slashing » est la norme.

« Loose » structurelle, donc, qui n’empêche pas nos héro(ïne)s de culpabiliser, et de vivre cette situation comme une transition sans voir peut-être que ce qu’ils nomment « transition » est en fait l’aboutissement de la modernité néolibérale : le tâcheronnage de travailleurs atomisés et sans droit. Seul Satoshi, un sentaï rouge parmi d’autres, croit réellement à ce qu’il fait. Et idéalise les héros du passé. Les autres assument la misère de leur condition, intériorisant les codes et la pression d’un monde dont ils pressentent pourtant qu’il a cessé d’exister depuis longtemps.

Cette phrase de Sacha Guitry :

« On parle beaucoup trop aux enfants du passé et pas assez de l’avenir – c’est-à-dire trop des autres et pas assez d’eux-mêmes. »

Voilà pour l’écume.

Shin Zero Singelin Bablet
Shin Zero, Guillaume Singelin, Label 619.

Foreverism et épuisement

D’un point de vue plus méta, Shin Zero ouvre la porte à une réflexion plus profonde sur la pop culture et la culture en générale, en écho au petit essai Foreverism de Grafton Tanner (Façonnage, 2024).

Dans ce petit bouquin passionnant qui rappelle notamment les travaux de Mark Fisher (❤️) , Tanner étudie l’obsession actuelle des industries culturelles pour le recyclage de motifs connus. Pour lui, cette tendance à « foreveriser » les œuvres du passé, consiste à les rendre éternellement présentes par des remakes, reboots et suites qui nous empêchent de ressentir le manque. Manque d’une époque (notre jeunesse, notre enfance), manque de la découverte (les premières fois), manque de la passion que nous concevions jadis pour les œuvres par lesquelles nous nous sommes construits. Et sans manque, pas de nostalgie. Résultat : un présent perpétuel qui s’étire à l’infini depuis les années 80, sans plus de nouveauté pour imaginer et vivre le monde. Ça me rappelle des souvenirs.

Des usines foreveristes des « industries du divertissement » sortent quotidiennement des quantités astronomiques de livres, BD, mangas, films et séries. L’objectif : réactualiser sans cesse un passé culturel et artistique présenté comme indépassable. Dresser des statues, des mausolées, se recueillir à l’infini sur les chefs-d’œuvre de jadis pour rappeler à quel point c’était bien, à quel point c’était culte, à quel point on ne fera jamais mieux. (A quel point c’est rentable, by the way.) Quand bien même nous n’étions, pour beaucoup, même pas né(e)s ; pour toujours Indiana Jones, Star Wars, Dune, Blade Runner, Marvel bien sûr et… les sentaïs. « I love you ! I know. »

Et s’égrainent sans fin les anecdotes de boomers rabâchées aux générations d’en-dessous, elles-mêmes encouragées à entretenir le culte.

Personne sans doute n’a aussi bien saisi cette plastification de l’imaginaire dans un formol mercantile que Sabrina Calvo avec Toxoplasma, Melmoth Furieux et Les nuits sans Kim Sauvage (La Volte, 2017, 2021 et 2024). Et pourtant, l’autrice laisse transparaître à quel point l’imaginaire reste puissant malgré tout. Elle semble dire « ils peuvent vendre nos rêves, nous rêvons encore ». C’était un peu la conclusion bizarre et un peu foirée de Matrix Resurrections, d’ailleurs.

C’est littéralement le problème de Satoshi, sentaï rouge de Shin Zero. Biberonné au culte des générations précédentes, du fameux Red Striker dont il a repris la couleur du costume et de sa victoire finale contre King Zero, le kaïju légendaire. Lui, Satoshi, ne se bagarre que dans les bars ou contre des malfrats de seconde zone pour toucher des sommes ridicules et gratter des notes pourraves ⭐ ⭐. Les gloires de jadis sont indépassables, la vie ne peut s’envisager que dans leur ombre. Il habite littéralement dans le bâtiment d’en face de ses parents.

Prisonnier d’un monde qui l’encourage à poursuivre ses rêves de gosse tout en récompensant cette quête par la précarité et les railleries, Satoshi cherche à marcher dans les pas de ses glorieux prédécesseurs à une époque où la menace héroïque semble écartée pour de bon. Il donne une nouvelle version à cette réplique de Watchmen prononcée par d’autres héros désabusés et moins dignes de compassion.

« What happened to the american dream? It came true ! »

Ici, c’est moins du rêve américain que d’espoirs de paix de la génération d’au-dessus dont il est question. Le trauma nucléaire, omniprésent dans les mangas de SF dont s’inspirent Bablet et Singelin, est dépassé. Dépassé aussi le « miracle économique japonais » et ses années fastes économiquement. (Si, du moins, l’histoire se passe au Japon.) Reste une crise économique perpétuelle, sans espoir d’amélioration et si peu de perspective que quelque-chose, enfin, se passe.

Les kaïjus sont désormais changés en marées polluantes s’échouant sur les plages. On le sait, on s’en fout. La catastrophe n’a plus rien de grandiose, comme la pollution de l’air ou le réchauffement climatique elle est acceptée par une société résignée à vivre avec, à défaut de vivre sans. Le présent tire en longueur, la catastrophe est perpétuellement au présent, refrain connu ici aussi.

Dans les prochains épisodes, le retour des kaïjus sonnera peut-être comme une métaphore climatique et générationnelle donnant aux héros l’occasion d’affronter une épreuve existentielle qui leur appartienne pour de bon. Je connais Bablet et surtout je connais ses œuvres.

Shin Zero Singelin Bablet
Shin Zero, Guillaume Singelin, Label 619.

Heavy boomers

Très conscients de cette tendance à la nostalgie envers les héros de notre enfance (« Go go Power Rangers ! »), Bablet et Singelin construisent avec Shin Zero la meilleure réponse possible à la tendance « foreveriste » des industries culturelles. Ils proposent une histoire de jeunesse et d’émancipation dans un monde post-kaïjus et donc post-héroïque, citant les grands anciens (Tomoyuki Tanaka, Eiji Tsuburaya, Shōtarō Ishinomori ; grands noms du tokusatsu au Japon) pour mieux parler du fait de vivre dans leur ombre. La recherche d’émancipation des jeunes héros est aussi celle des artistes d’aujourd’hui, dans un monde livré à la surproduction et à l’adulation d’aïeuls aux relents de formol.

Pour le binôme, le costume de sentaï est à la fois le véhicule d’un sentiment de nostalgie, un peu kitsch mais enthousiaste, celui de l’enfance et de la découverte d’une porte vers une culture exaltante… en même temps que le symbole d’un déjà-là qui s’avère bien encombrant.

A la fin du volume 1 de Shin Zero, un papy grabataire s’évade de son EHPAD en se transformant en géant dévastateur quoique inconscient de l’être. Clin d’œil évident à L’Attaque des Titans (Hajime Isayama, 2013 – 2021), autre monument titanesque du genre. Et image iconique résumant le propos de l’album : les vieux emportent le monde dans sa chute. Leur poids est destructeur. Pour les jeunes wannabe, il n’y a de gloire et d’accomplissement qu’en affrontant leurs aînés, malgré l’amour qu’ils leur portent, pour empêcher la fin du monde, se donner un avenir et permettre celui de leurs propres enfants.

Métaphore climatique, headshot.

Dans un entretien pour FLAASH, Mathieu Bablet me disait :

« Mathieu Bablet : Je suis très préoccupé par la question du renouvellement culturel. Le monde de la culture va très vite en ce moment, et le changement est beaucoup plus rapide qu’avant. Mes œuvres s’adressent aux personnes de mon âge, peu ou prou, mais on a déjà des plus jeunes qui sont en train de faire école pour leur propre génération. Mes récits ne les touchent pas forcément, avec mes références, mon traitement des sujets qui créé un décalage inexorable. Or j’ai la ferme conviction que la culture se doit d’être avant-gardiste dans les thématiques qu’elle propose. Et je crois que les artistes durent trop longtemps.

Antoine Daer : Particulièrement en SF où le panthéon est non seulement très ancré mais également répété ad nauseam par des légions de continuateurs.

Mathieu Bablet : Voilà ! Alors qu’on a cruellement besoin de renouvellement en termes de représentations, de genre, d’ethnie, d’idées nouvelles. Et je me demande moi-même si je ne suis pas en train de faire obstacle aux jeunes dans leur ascension, en verrouillant l’accès au rayonnement culturel.
On fait partie d’un tout. C’est très important d’avoir conscience du bain dans lequel on baigne, de l’époque dans laquelle on est. De savoir que l’on appartient à une tranche d’âge, à ses influences, à ses questionnements. Non pas qu’il soit vain d’essayer de réinventer les choses, mais on ne peut pas s’extraire de soi-même.
Le lectorat, les éditrices et éditeurs, les journalistes d’aujourd’hui ont, pour beaucoup, mon âge. Il faut faire attention à ne pas occuper toute la place. Dans le monde de la BD comme ailleurs, il faut que la parole des jeunes soit entendue. Ce sont elles et eux qui ont les idées nouvelles, et ces idées doivent se diffuser dans nos sociétés verrouillées et de plus en plus réactionnaires.

Antoine Daer : Confiance aux jeunes alors ?

Mathieu Bablet : Et même confiance aveugle ! On leur laisse littéralement le futur entre les mains, et à personne d’autre.

Message reçu, je mets cinq étoiles. ⭐⭐⭐⭐⭐

~ Antoine Daer

Mathieu Bablet et Guillaume Singelin au lancement de Shin Zero à Paris
Mathieu Bablet et Guillaume Singelin au lancement de Shin Zero à Paris en janvier 2025. Photo Antoine Daer (CC BY 3.0 FR).
Shin Zero 1, guillaume singelin et mathieu Bablet
Shin Zero, Guillaume Singelin, Label 619.
Antoine Daer
Auteur et journaliste SF | Website

Fondateur de Cosmo Orbüs depuis 2010, auteur de L’étoffe dont sont tissés les vents en 2019, co-auteur de Planète B sur Blast depuis 2022 et de Futurs No Future à paraitre en 2025.

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