Initialement publié dans Usbek & Rica.
Dans cette tribune la philosophe Léna Dormeau et l’essayiste de science-fiction Antoine St. Epondyle introduisent Nos Sphères, un projet de podcast actuellement en financement participatif sur Kiss Kiss Bank Bank. Découvrez et soutenez le projet en cliquant ici.
En 1922, le philosophe Pierre Theillard de Chardin propose le terme de « noosphère » pour désigner la « sphère de la pensée humaine ». La culture, la philosophie, les croyances et l’imagination forment alors cette couche englobante, superposée à la biosphère (le vivant) et à la géosphère (l’inanimé), une sphère dans laquelle nous vivrions au même titre que l’atmosphère que nous respirons.
Cette noosphère est pourtant multiple, les couches de nos imaginaires ne sont que partiellement connectées, compatibles, et finalement très peu partagées. Chacun.e vit dans sa propre réalité. Certaines sphères sont encore à bâtir et d’autres sont à questionner radicalement. C’est le projet que nous nous proposons de mener à travers Nos Sphères.
Une crise de l’imaginaire occidental…
La chute de l’URSS est souvent considérée comme une rupture constitutive, fondamentale, de l’imaginaire géopolitique mondial. A l’issue de la Guerre Froide, c’est le récit victorieux du bloc capitaliste américanisé qui s’est finalement imposé comme seule voie possible, obligeant le bloc communiste soviétique à se fondre dans cette nouvelle histoire. Pour reprendre le slogan de Margaret Thatcher « There is no alternative ».
Encore aujourd’hui, nous vivons dans la continuité de ce socle, de cette culture dominante dans laquelle nous sommes né.e.s et avons grandis.
Dans La fin de l’homme rouge, Svetlana Alexievitch démontre à quel point la fin du bloc soviétique a pu être vécue par ses citoyens comme un effondrement culturel majeur, une perte de leur imaginaire collectif et structurant. Bien que créé, nourri, et suralimenté par la propagande politique d’un régime tyrannique, la disparition de cette culture de l’Est, selon Alexievitch, a pu être vécue comme une brutale désillusion par des millions de citoyen.ne.s des Républiques Soviétiques. Celles et ceux-là durent se familiariser avec les nouveaux récits, les nouvelles valeurs importées de l’Ouest, qui s’imposèrent progressivement.
Parfois qualifiée de « crise mondiale des représentations », cette fracturation des imaginaires dominants concerne surtout le monde occidental et les pays de l’ex-URSS. D’autres imaginaires politiques ont été invisibilisés, subalternisés et finalement dissous par les récits de nos livres d’histoire.
…jusqu’à l’effondrement de l’imaginaire dominant ?
C’est cet imaginaire occidental dominant qui semble se fissurer aujourd’hui de partout. Ses promesses sonnent faux.
Certaines « utopies » des décennies passées sont rattrapées par une réalité plus complexe. La promesse de la croissance illimitée ne convainc plus, au regard des périls climatiques et du creusement des inégalités. Le réseau mondial n’a pas contribué au rapprochement entre les peuples, il est devenu un secteur industriel parmi d’autres, orchestré par les GAFAM et mué en économie de l’attention. Le numérique se fait volontiers antidémocratique et inquiétant lorsqu’il déploie son infrastructure de surveillance contre les citoyens. Les voitures volantes et les promesses transhumanistes ressemblent désormais à une mauvaise blague, tandis que le réel confirme certaines des prévisions les plus sinistres de la science-fiction.
Parallèlement, d’autres enjeux sont rendus visibles : le réchauffement climatique, les crises sanitaires mondiales ; le repli vers les extrêmes et la xénophobie ; le complotisme et la crise de confiance envers les politiques et l’économie ; notamment. Ces nouveaux périls mettent à l’épreuve les fondements de notre vie en commun.
Des mouvements comme #MeToo et Black Lives Matter embrasent les esprits et font espérer de meilleurs « mondes d’après ». Ces mouvements laissent espérer des futurs plus émancipateurs, dégagés pour partie de la violente réalité actuelle, où les dominations de classe, de race et de genre (entre autres) continuent de structurer nos sociétés occidentales, héritages de notre histoire coloniale, impérialiste et hétéro-patriarcale.
Sur la Terre entière, les imaginaires dominants sont disputés, remis en cause et réappropriés. « La vérité » présentée autrefois comme unique et irréfutable, peine à rester crédible tandis que ses contradicteurs cherchent à faire imploser ses binarismes : bien / mal, noir / blanc, homme / femme, bon / mauvais.
Pour de nouvelles utopies
Selon l’expression consacrée, « la parole se libère ». Réjouissons-nous en ! L’attention récente portée aux voix auparavant ignorées, inaudibles, subalternisées donc, ouvre la porte à de nouveaux imaginaires, de nouvelles façons d’envisager la vie en commun. Ces imaginaires seront nécessaires et souhaitables pour faire face aux enjeux sociopolitiques qui se dressent déjà devant nous.
Il est donc grand temps de reconnaître que l’imaginaire à un sens. Que tous nos récits sont politiques même – ou surtout – lorsqu’ils ne le disent pas.
Car produire des récits n’est pas revendiquer une réalité, c’est créer du sens. Mettre en lumière les récits alternatifs, ou subalternes, c’est donner vie et souffle à des rapports au réel mutilés, minimisés et étouffés par des visions uniques, binaires du monde. Ces voix que l’on entend désormais sont nourries d’anticipations en tous genres, d’art, de science-fiction, de projections romanesques et de fantasmes technologisés. Elles dénotent radicalement avec le monde forgé par la publicité, YouPorn, Disney et Call of Duty.
Quelle prise avons-nous sur les imaginaires qui vivent en nous et dans lesquels nous vivons ?
Comment bâtir les imaginaires dans lesquels nous voulons vivre ?
Il n’est pas si facile de s’extraire des valeurs et schémas qui nous ont forgé.e.s. Il ne suffit pas de le décréter. Nous sommes imprégné.e.s du monde dans lequel nous vivons. Il irrigue notre façon de vivre, de penser, modèle nos choix, influence nos goûts, structure nos personnalités. Il façonne notre vision des autres, de nous-mêmes, du monde et de l’avenir.
C’est pour prendre conscience des sphères qui pèsent sur nous, qui nous retiennent et nous protègent, ainsi que de celles que nous pourrions créer, que nous lançons un projet de podcast.
Nos Sphères sera un voyage collectif et subjectif, pour tenter de déconstruire les imaginaires dominants et surplombants. Et pour tenter d’esquisser des sphères respirables, émancipatrices et dignes.
C’est à ce voyage que nous souhaitons vous inviter. Un périple se voulant libérateur, entre le présent et le futur, en territoire science-fictionnels et en zones interstitielles, dans l’inexploré et les angles morts de la pensée dominante ; au cœur des points aveugles de nos choix, de nos désirs et de nos espoirs.
Puissiez-vous embarquer avec nous !
~ Léna Dormeau & Antoine St. Epondyle
Le podcast Nos Sphères est en financement participatif sur Kiss Kiss Bank Bank. Pour en apprendre plus et soutenir le projet, cliquez ici.