Après des semaines de teasing, notre épisode de Planète B avec Alain Damasio est enfin sorti. Au programme, se poser la question des modes de résistance et du pouvoir de la littérature pour vivre et lutter. De quoi boucler en beauté notre cycle d’épisodes consacré au thème de la surveillance et des pouvoirs en science-fiction. Dans les prochains épisodes, on repart sur autre chose !
A chaque épisode nous sommes très heureux de voir l’engouement qu’ils suscitent auprès du public de Blast et plus largement des amateurices de SF et de décryptages pop-culturels sur YouTube. Merci de votre intérêt et on continue sur cette voie.
PLANÈTE B : SOMMAIRE DES ÉPISODES
Comment vivre et lutter face au capitalisme de surveillance ? feat. Alain Damasio
Reflet de ses époques respectives, et des préoccupations de ses auteurs et autrices, l’imaginaire est souvent le porte-voix de la révolte, de mouvements insurrectionnels fictifs et très variés, en écho aux luttes sociales bien réelles.
On le disait précédemment : la plupart des pouvoirs tyranniques sont mis en scène dans la science-fiction pour imaginer, en même temps, les luttes et les mouvements émancipateurs qui se dresseront contre eux.
C’est donc de cette révolte que nous vous parlons aujourd’hui.
Qui sème le vent, récolte la tempête.
La résistance à l’ancienne (les romans orwelliens)
1984, écrit par George Orwell en 1948, est à la fois le roman fondateur de la critique de la tyrannie dans l’imaginaire, et une exception dans son genre puisqu’il se termine sur l’échec total de la révolte de son personnage principal, et sur l’impossibilité même de concevoir une rébellion future. Question d’intention littéraire : il s’agit pour Orwell de décrire les mécanismes à l’oeuvre dans le totalitarisme, pas de faire un récit d’émancipation.
Tous les récits orwelliens, ou inspirés d’Orwell, ne sont pourtant pas aussi sombres. Dans La Servante écarlate écrite par Margaret Atwood et publiée en 1985, et surtout sa suite Les Testaments (paru en 2019) ou dans Fahrenheit 451 (de Ray Bradbury, paru en 1953) pour ne citer que les plus connus, les mouvements de rébellion ou d’émancipation sont un peu plus couronnés de succès. Et sans vouloir “spoiler” ces magnifiques romans, notons que c’est aussi le cas, parmi ceux présentés par Hugues il y a deux épisodes, du “Gnomon” de Nick Harkaway et du “Mustiks” de Namwali Serpell.
Toujours au chapitre des histoires orwelliennes, et leurs régimes dictatoriaux très proches du réel, citons également V pour Vendetta (publié de 1982 à 1990) où Alan Moore met en scène le personnage d’Evey. Incarnée à l’écran par Natalie Portman, celle-ci est torturée pendant de longues journées et comprend – en lisant la lettre de sa voisine de cellule – qu’une résistance reste possible dans son for intérieur. Avec la certitude de faire ce qui est juste, elle refuse de collaborer avec le régime au péril de sa vie et démontre que ce choix lui appartient envers et contre tout.
L’idée est belle en ce qu’elle incite non pas à garder espoir, il n’y en a aucun, mais à poursuivre le combat pour ses convictions, qu’importent les chances de succès et les conséquences pour soi.
Elle rappelle un peu le roman Fight Club de Chuck Palahniuk (publié en 1996 et adapté au cinéma en 1999 par David Fincher) dans lequel Tyler Durden assenait que “c’est quand on a tout perdu qu’on devient libre de faire ce qu’on veut.” De même que le narrateur de Fight Club, Evey sort de prison dévastée mais investie d’une liberté nouvelle, celle de pouvoir réellement agir sans plus craindre la répression ni la mort.
Cette idée, qui place la liberté comme horizon ultime quelque soit le prix à payer, reste extrêmement contestable dans son côté sacrificiel. Et dans le fait qu’elle vienne, dans les deux cas, d’une figure extérieure toute puissante (Tyler et V) venue “émanciper” leurs “protégés” contre leur gré. Sacré paradoxe qui risque de condamner à une nouvelle aliénation.
Face à la surveillance : le hacking
Plus en phase avec la réalité contemporaine de la surveillance et du contrôle (tels que nous en causions dans nos deux épisodes précédents), nombreuses sont les œuvres de SF à romantiser la figure du hacker, individu solitaire ou en groupe, capable de comprendre les mailles du réseau de la surveillance, pour mieux les retourner à son avantage.
Cet archétype a été popularisé par William Gibson dans sa trilogie de la Conurb’ et notamment Neuromancien (paru en 1984), qui met en scène le hacker Case capable de surfer dans le cyberespace, pour monnayer des informations secrètes chourées à des corporations géantes. Le courant cyberpunk a ensuite repris cette idée jusqu’à plus soif et sous de nombreuses formes, dépassant les frontières du mouvement pour s’incarner dans de nombreuses oeuvres.
Si l’image du hacking est séduisante, c’est parce qu’elle offre une reprise de contrôle, une possibilité de reprendre pied dans un environnement numérisé à l’extrême et dont les algorithmes ne sont pas de notre côté. C’est d’ailleurs cette reprise de pied que tentait déjà de théoriser, de manière très pragmatique dès 1986, le Manifeste du hacker de Loyd Blakenship.
Au fil des incarnations, et à mesure qu’elle devenait de plus en plus réelle, l’image du hacker est devenue un poncif, un cliché facile, sorte de super héros (ou de super méchant !) en sweat à capuche, plus ou moins punk, presque omnipotent.
Un cliché donc, qui ne peut plus suffire à incarner une figure de rebelle.
…mais le hacker a besoin du Système pour exister
Car les hackers de fiction sont bien gentils (ou pas, d’ailleurs), mais ils atteignent rapidement leurs limites politiques et surtout démocratiques.
Même lorsqu’il se comporte en Robin des bois numérique, le hacker a besoin du Système contre lequel il se bat pour exister… Il agit contre lui, tout contre lui, et à ce titre n’a jamais vraiment intérêt à sa destruction.
Matrix (film des Wachowski, sorti en 1999), est le paroxysme mythique de l’iconisation des hackers en cuir noir, lunettes de soleil badass et cheveux gominés.
Dans sa conclusion, le premier opus de la saga, qui aurait mieux fait d’en rester là, offre moins de détruire la prison dans laquelle l’humanité est asservie, que d’accéder à la toute-puissance au sein de cette prison. Pour l’humanité il n’y a pas de futur à espérer dans le “monde réel” dévasté. C’est donc l’illusion qu’il s’agit de défaire pour espérer vivre aussi libres que possible, pas la prison.
Le hacker n’est souvent traité que comme une forme de superhéros. Et comme tous les superhéros, il pose la question de l’usage et du contrôle de son pouvoir démesuré – qui n’est une bonne nouvelle que dans la mesure où il se comporte, justement, en « héros ». Avec le risque de créer une caste de valeureuses et valeureux individus ultra-compétents et insaisissables, libres à défaut des autres, qui imposerait à la majorité sa conception personnelle de ce qui est juste, bon ou souhaitable. La population n’a qu’à croiser les doigts pour que les hackers utilisent leur pouvoir pour le bien de tous, comme le font les Avengers et autres Batman.
Bref, pas grand-chose de très démocratique là-dedans. Ni de très émancipateur à part pour quelques happy few.
La crise comme régime de base
Si les hackers restent suspects et peuvent difficilement incarner à eux-seuls le réveil des peuples face aux oppressions, nombreuses et protéiformes, de la fiction, d’innombrables oeuvres mettent en scène des mouvements insurrectionnels et des révoltes en tous genres. A défaut d’être toujours légitimes ou couronnés de succès, ils ont le mérite d’être plus collectifs…
…même s’ils sont souvent personnalisés par des personnages de leaders forts. Citons par exemple l’inoubliable Earthboi de la BD Unfollow de Lukas Jüliger (parue en 2022), qui est une sorte d’influenceur gourou incarnant et fédérant à lui seul la “génération climat” pour tenter de provoquer une révolution écologique.
Le tiroir des “rebelles” en général est un peu sans fond, tant le motif du “groupe de résistant” est lui-aussi un cliché souvent sans grande profondeur et sans pertinence politique au-delà d’une vision très manichéenne du monde.
A moins que le zbeul généralisé ne deviennent la toile de fond idéale pour mettre en scène des univers en proie au chaos. Emeutes, affrontements avec les flics, destruction et revendications en tous genres servent alors de papier-peint pour décrire, en creux, des mondes instables et perturbés.
C’est le cas dans par exemple Transmétropolitain, le comics culte de Warren Ellis illustrée par Darick Robertson (paru entre 1997 et 2002) où le bordel total fait partie de la normalité, et contribue à poser le cadre d’une ville pour qui la crise est le statut de base. Tout s’enflamme, tout le monde revendique, la révolte est perpétuelle mais stérile, car rien n’aboutit jamais.
Toute ressemblance avec la réalité serait, bien sûr, totalement fortuite.
Réforme ou révolution
Moins courantes sont les oeuvres dont la révolution est le sujet principal. C’est pourtant le cas dans Snowpiercer (sorti en 2013), adaptation très libre de Bong Joon Ho de Transperceneige, la BD de Jacques Lob et Jean-Marc Rochette parue en 1984 (décidément une année faste). Dans le film comme la BD, la ségrégation classiste du train où survit l’humanité donne lieu à une révolte. Les passagers de troisième classe, entassés dans les wagons de queue, prennent les armes pour tenter de conquérir les premières classes. Leur violence assumée répond à la violence du système injuste qui s’impose à eux, celle des soldats et de la ministre Mason (incarnée par la queen Tilda Swinton).
A la fin du film, cette révolte armée, arrive à la locomotive après avoir vu ses troupes décimées. Ses leaders doivent alors choisir entre faire littéralement dérailler la machine (qui tient en vie tout ce qui reste de l’humanité, même si c’est dans des conditions de domination très dures et injustes) et alors tenter de créer autre chose à l’extérieur du train… Ou contribuer à la faire fonctionner en trahissant ses idéaux d’origine pour un principe d’efficacité dans la survie. Bref, perpétuer le système en lui reconnaissant le mérite d’exister, ou faire tout péter pour tenter sa chance en dehors.
Une illustration glaçante et très réussie du match entre réforme et révolution, et qui présente les deux points de vue.
Focus sur L’insurrection
Tenez, puisqu’on parle de point de vue, je me permets ici une petite parenthèse pour évoquer un jeu de rôle pour lequel j’ai eu le plaisir d’écrire un minuscule supplément aux côtés d’auteurices de grand talent. Ça s’appelle L’insurrection, c’est écrit par l’autrice Melville, illustré par Willy Cabourdin, et paru chez Electric Goat cette année. Le principe du jeu c’est d’incarner les diverses forces à l’œuvre dans une insurrection réelle ou imaginaire, et de raconter une histoire sur ce thème tous ensemble. Chacune et chacun endosse un rôle entre médias, pouvoir, forces de l’ordre ou peuple par exemple – ou alors un personnage individuel pris dans la “grande histoire”. C’est un très beau projet, du bel artisanat de jeu de rôle et d’édition indépendante, alors on se permet de leur donner un petit coup de pouce ici. Allez jeter un oeil si ça vous intéresse.
Ouverture sur Damasio
Le sujet de la révolte, et de la résistance aux pouvoirs autoritaires et violents dans la science-fiction, mériterait d’autres épisodes tant les oeuvres sont nombreuses. Sans doute, autres épisodes il y aura.
Parmi les romans marquants, en France, sur le sujet, citons Outrage et Rébellion (de Catherine Dufour, paru 2009) où des clones élevés dans des fermes à organes renouent avec la musique punk pour défier l’ordre établi d’une Chine totalitaire. Ou le plus récent Subtil béton (du collectif Les Aggloméré.es, sorti en 2022) qui propose que la résistance à un pouvoir définitivement fasciste se joue dans les liens du quotidien, les modes de vie collectifs, marginaux, furtifs, de lieux autogérés, familiaux et militants. Et n’oublions pas l’incroyable Melmoth Furieux (de Sabrina Calvo, paru en 2021) où les couturières de la commune libre de Belleville, dans un Paris fractionné en îlots indépendants, décident de partir en insurrection joyeuse et créative pour brûler EuroDisney – et libérer l’imaginaire qui s’y trouve captif.
Mais avant de creuser, je l’espère, toutes ces œuvres dans des épisodes à venir, nous tenions à recevoir l’un des boss de fin sur le thème de la résistance politique en SF, pour lui demander comment avait évolué son approche du sujet, et son écriture, au fil de ses romans et nouvelles.
Inspiré par Foucault, Deleuze, Spinoza, Bergson et bien d’autres, ce dernier s’illustre dans le paysage science-fictionnel par une approche radicalement poétique et philosophique de la lutte.
On sait que vous l’attendiez, voici donc notre entretien avec Alain Damasio pour Planète B.
L’équipe
Auteurs : Antoine Daer, Hugues Robert
Montage : Alexandre Cassier
Réalisation : Alexandre Cassier, Mathias Enthoven
Images : Arthur Frainet
Son : Baptiste Veilhan
Graphisme : Adrien Colrat
Production : Sophie Romillat
Directeur des programmes : Mathias Enthoven
Rédaction en chef : Soumaya Benaïssa
Directeur de la rédaction : Denis Robert
Liste des références
Lana et Lily Wachowski, Matrix (film, 1999)
Irvin Kershner, Star Wars : L’Empire contre-attaque (film, 1980)
Alan Moore et David Lloyd, V pour Vendetta (bande dessinée, 1982-1990)
James McTeigue, V pour Vendetta (film, 2006)
George Orwell, 1984 (roman, 1948)
Michael Radford, 1984 (film, 1984)
Margaret Atwood, La servante écarlate (roman, 1985)
Margaret Atwood, Les testaments (roman, 2019)
Ray Bradbury, Fahrenheit 451 (roman, 1953)
Nick Harkaway, Gnomon (roman, 2017)
Namwali Serpell, Mustiks (roman, 2019)
Chuck Palahniuk, Fight Club (roman, 1996)
David Fincher, Fight Club (film, 1999)
Sam Mendes, Skyfall (film, 2012)
Sam Esmail, Mr. Robot (série tv, 2015)
William Gibson, Neuromancien (roman, 1984)
William Gibson, Comte Zéro (roman, 1986)
William Gibson, Mona Lisa s’éclate / Mona Lisa disjoncte (roman, 1988)
Shinichiro Watanabe, Cowboy Bebop (série tv anime, 1998)
Masamune Shirow, Ghost in the Shell (manga, 1989-1991)
Mamoru Oshii, Ghost in the Shell (film, 1995)
Ubisoft, Watch Dogs (jeu vidéo, 2014)
Eidos Interactive, Deus Ex (jeu vidéo, 2000)
Loyd Blankenship, Manifeste du hacker (essai, 1986)
Stieg Larsson, Millénium – Les hommes qui n’aimaient pas les femmes (roman, 2005)
Niels Arden Oplev, Millénium (film, 2009)
David Fincher, Millénium (film, 2012)
Walt Disney Productions, Robin des Bois (film, 1973)
Steven Spielberg, Bruce Timm, Tom Ruegger et Paul Dini, Freakazoid! (série tv anime, 1995-1997)
Katsuyuki Motohiro et Naoyoshi Shiotani, Psycho-Pass (série tv anime, 2012-2013)
Hikaru Miyoshi, Psycho-Pass : Inspecteur Akane Tsunemori (manga, 2012-2014)
Bruce Timm et Eric Radomski, Batman (série tv anime, 1992-1995)
Eric Kripke, The Boys (film, 2019)
Todd Phillips, Joker (film, 2019)
Francis Lawrence, Hunger Games (film, 2014)
Lukas Jülliger, Unfollow (bande dessinée, 2022)
George Miller, Mad Max : Fury Road (film, 2015)
Warren Ellis et Darick Robertson, Transmetropolitan (série de bande dessinée, 1997-2002)
Jacques Lob et Jean-Marc Rochette, Le Transperceneige (bande dessinée, 1984)
Bong Joon-Ho, Snowpiercer (film, 2013)
Melville, L’insurrection (jeu de rôle, 2023)
Catherine Dufour, Outrage et rébellion (roman, 2009)
Les Aggloméré.e.s, Subtil béton (roman, 2022)
Sabrina Calvo, Melmoth furieux (roman, 2021)
Michel Foucault, Surveiller et punir (essai, 1975)
Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille plateaux (essai, 1980)
Baruch Spinoza, L’éthique (essai, 1677)
Henri Bergson, La pensée et le mouvant (essai, 1934)
Alain Damasio, La zone du dehors (roman, 1999)
Alain Damasio, La horde du contrevent (roman, 2004)
Alain Damasio, Les furtifs (roman, 2019)
Alain Damasio, Aucun souvenir assez solide (recueil de nouvelles, 2012)
Antoine St. Epondyle, L’étoffe dont sont tissés les vents (essai, 2019)
Jeremy Bentham, Le Panoptique (essai, 1786)
Gilles Deleuze et Félix Guattari, Qu’est-ce que la philosophie ? (essai, 1991)
Serge Lehman, préface au recueil Retour sur l’horizon (essai, 2009)
Paul Virilio, La machine de vision (essai, 1988)
Alice Carabédian, Utopie radicale (essai, 2022)
Ursula K. Le Guin, Les dépossédés (roman, 1974)