« Nerve » et l’urgence de la science-fiction actuelle

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La science-fiction a le vent en poupe, certains disent même que nous en vivons l’âge d’or. C’est sans doute vrai, mais moins qu’on le dit. Nous vivons indéniablement une période forte de l’esthétique science-fictionnelle, ses technologies de pointe, ses épopées spatiales et ses avancées techniques (bien réelles) qui s’en inspirent directement. Mais où est passé l’anticipation politique et sociale ?

nerve-science-fictionNerve est justement un film d’anticipation, passé assez inaperçu lors de sa sortie en salles à l’été 2016. Je suis allé le voir par curiosité en me préparant au nouveau massacre d’une idée originale par une réalisation feignante et un gros empilement de clichés. Et bien non. Nerve évite habilement les plus gros écueils auxquels on pouvait s’attendre et rattrape par une thématique passionnante ce qu’il cède aux poncifs.

Évacuons la critique : Nerve est un bon film. Bien filmé dans une esthétique inspirée du cyberpunk (néons néons néons !) quoique très contemporaine. Il raconte l’emballement d’un jeu en réseau, où des Voyeurs lancent des défis IRL à des Joueurs qui peuvent gagner de l’argent en les relevant. Plus le défi remporte les suffrages des Voyeurs et plus la somme gagnée est importante. Ce qui commence, pour les jeunes protagonistes, comme une épreuve de liberté et de transgression, doublée d’une affirmation de sa coolitude dans le milieu estudiantin, finit évidemment par déraper. Les Joueurs relèvent des défis de plus en plus extrêmes, et en viennent à accepter de faire n’importe quoi pour éviter la déchéance sous l’objectif de leur smartphone.

Car dans Nerve, la téléréalité à définitivement quitté les studios pour devenir le lot de chacun. Tout le monde se filme, et filme les autres, tout le temps. En plus de la mise en scène de leur vie quotidienne (que nous éprouvons déjà dans une moindre mesure), les joueurs de Nerve sont également talonnés par un nombre de Voyeurs proportionnel à leur notoriété dans le jeu. Ces paparazzis amateurs sont partout et, smartphone à la main, rien ne leur échappe. Toutes les actions des joueurs de Nerve sont tracées et enregistrées, les soumettant au vote continuel des Voyeurs pour assumer leur rôle et défendre leur place dans le classement. C’est là le point essentiel du propos ; personne n’est obligé de jouer. Au départ du moins. Le regard des Voyeurs est recherché comme une forme de gratification sociale, une compétition de coolitude trash, jusqu’à devenir une véritable prison (au sens propre dans le film).

Si Nerve est un film sans équivalent – a ma connaissance – ce n’est pas pour ses personnages ou situations inattendues (non), mais pour sa brûlante actualité. C’est un film qui parle d’un futur non pas lointain, mais à échéance de quelques années. Un futur qui se joue maintenant.

A une époque où tous les collégiens sont équipés en smartphones et vivent des existences numériques riches souvent étrangères à leurs parents et aux institutions (notamment scolaire), où le sexto, le revenge porn et le slutshaming sont des pratiques en expansion parce que nouvelles, il est passionnant de voir un film s’emparer de ces thématiques avec intelligence. Car Nerve ne parle pas d’autre chose. On pourrait prendre le propos pour une exagération dystopique, un tableau noircit à des fins de dramatisation. Ce serait une erreur, car s’il est vrai que Nerve cède parfois son réalisme contre des scènes plus hollywoodiennes (à la fin surtout), son propos n’en est pas moins pertinent.

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Le film ne condamne d’ailleurs pas les réseaux, jeux vidéo ou technologies mobiles en bloc. Il montre lucidement que la vie de ses personnages, et son univers entier en sont irrigués. A travers le jeu éponyme, il fustige la puissance irresponsable de la foule anonyme sur les individus. Tombée dans le jeu par mimétisme social, Vee incarne le stéréotype hollywoodien de la « fille coincée » qui cherche l’émancipation et se retrouve poussée bien au-delà de ce qu’elle aurait voulu, par la pression de ses Voyeurs et des autres Joueurs (en l’occurrence, Ian). Métaphore du harcèlement en ligne ? Oui, mais surtout de la pression induite par l’obligation sociale d’être toujours connecté et de se mettre en scène sous le regard d’une multitude « likant » ou non nos « défis » comme autant de marques de reconnaissance de ce qu’on est intrinsèquement.

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C’est le double-sens du dialogue entre Vee et Syd, stéréotype hollywoodien cette fois de la « fille à succès ». Quoiqu’elle ait été la première à jouer à Nerve et à justifier d’un fort prestige grâce à des milliers de Voyeurs, celle qui menait le jeu social se retrouve mise en cause dès que Vee dépasse son nombre de followers. C’est alors que surgissent des remarques sur sa vie dissolue, son manque de confiance en elle, et que ses « amis » l’encouragent (ou la forcent) à risquer sa vie en relevant une épreuve absurde et très dangereuse. Cette séquence dramatique, vraiment bien filmée, montre comment le jeu numérique revêt soudain une réalité froidement analogique (échelle grinçante, vent froid, vertige, pesanteur des mouvements raidis par le stress et l’alcool…). Le film opère plutôt subtilement le changement de statut de Syd, dépassée et donc déclassée dans son groupe social, à cause de son incapacité à défendre sa place dans le jeu. Sa tentative de rattrapage sous les yeux de dizaines de smartphones ne trompe personne et tient plus de l’acte désespéré qu’autre chose.

Si Nerve est aussi actuel, c’est que dans sa thématique, sa réalisation et son esthétique générale, il a tout du film générationnel. Il se distingue des autres films de jeux dangereux (quoiqu’il y a sur la fin un petit quelque-chose de Battle Royale) par le fait que, dans Nerve, le jeu en question est accessible à tous, ce n’est pas un montage de psychopathe ou une torture sophistiquée. C’est un jeu qui se superpose a un monde « normal » qui l’ignore et le prend pour terrain de jeu. Ce cybermonde est toujours intangible ; l’ennemi, insaisissable. En fait il n’y a même pas d’ennemi à proprement parler, le jeu à été conçu à un moment donné mais ne peut plus être arrêté tant que des joueurs y sont actifs. C’est un meuporg qui fait serveur de chaque participant. Ce petit twist narratif permet d’asseoir l’une des forces principales du film : son absence d’une volonté de contrôle. La foule des mobinautes en roue libre vers « toujours plus trash », provoque une puissante influence de fait, sans qu’individuellement les membres de la foule n’aient l’envie consciente de faire du mal ou de contrôler, leurrés qu’ils sont du libre choix du Joueur. C’est un pouvoir uniquement médiatique mais non moins réel, qui agit directement sur les individus en leur versant de l’argent pour leur faire faire n’importe quoi.

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Si l’argent est clairement une motivation importante des joueurs de Nerve, elle n’en reste pas moins secondaire. La première motivation, la première pression conduisant à participer en tant que Joueur ou Voyeur, est sociale.

On pourrait relier ces comportements à la situation des collégien(ne)s d’aujourd’hui « incités » par leurs pairs à diffuser des images suggestives sur Instagram et consorts. En montrer trop, c’est s’exposer au harcèlement réservé aux « filles faciles » dans les milieux adolescents (slutshaming). Pas assez, c’est passer pour coincé, le contraire du cool dans un milieu obsédé par le fait de s’affirmer comme adulte. Quelle obligation alors de diffuser quoi que ce soit ? Dans un monde ou la vie sociale ne se conçoit plus qu’intermédiée par les réseaux, ne pas participer c’est ne pas exister sur des pans entiers de l’existence de ses amis.

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Alors c’est vrai, dans Nerve la révélation de fin (Voyeurs / Joueur / Prisonnier), induit l’existence d’une bande de hackers prêts à passer carrément du côté de la clandestinité pour faire exister le jeu. Du point de vue de la pertinence du propos (pas de méchant car tous responsables), on peut le regretter. L’existence de ces anonymes (jamais mentionnés, jamais montrés) est une conséquence ouvrant sur un final grandiose, qui justifie l’impossibilité finale de faire marche arrière. C’est une facilité hollywoodienne qui, en étant traitée intelligemment, ne gène pas la focalisation du propos sur la responsabilité collective et le pouvoir de la foule.

A la fin du film, le hacking réalisé par les amis de Vee (« Vous êtes complice de meurtre ») ouvre d’ailleurs sur une scène très forte, au service de cette idée. Sans être punis légalement, les Voyeurs ayant voté pour la mort s’en retournent à leurs activités, bonne conscience en moins.

Il faut écrire de la science-fiction

La science-fiction est LE genre par excellence pour porter un discours sur le monde d’aujourd’hui et ses devenirs possibles. Attirées par l’exotisme des futurs lointains, la majorité des œuvres abordent toutefois des question inactuelles. Je pense par exemple à Her et à sa romance entre un homme et son système d’exploitation. Malgré la beauté du film et l’intérêt de l’exercice de pensée, ce genre de problématiques visent trop loin pour nous impliquer personnellement, et demeurent d’agréables réflexions théoriques dénuées d’actualité. Charge au futur de changer leurs prévisions en œuvres rétrofuturistes démodées d’ici quelques années, au même titre que les voitures volantes des décennies précédentes.

Bien entendu, ce genre de sujets sont importants, nécessaires même. Il n’en demeure pas moins que dans notre « âge d’or » science-fictionnel perdure un manque cruel de fictions dédiées aux technologies et modes de vies d’aujourd’hui. Un film comme Nerve est incompréhensible à qui n’aurait jamais utilisé un smartphone. Il est strictement d’actualité, en ce sens qu’il n’aurait jamais pu exister il y a dix ans, et qu’il sera sans doute largement dépassé par la réalité dans dix ans.

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Les auteurs classiques de la science-fiction d’anticipation, George Orwell, Aldous Huxley, William Gibson, Ray Bradbury…, s’emparèrent en leur temps des problématiques propres à leurs époques. 1984 est un roman directement inspiré des totalitarismes du XXème siècle, qui doit se lire comme tel. Du strict point de vue de l’anticipation (et uniquement de ce point de vue), il n’y a plus de sens à écrire ou filmer de nouveaux univers de ce type. Le monde à muté, il porte de nouveaux enjeux, espoirs et dérives potentielles, qui ne sont pas moins passionnants.

Certains auteurs, trop peu, osent s’emparer de ces problématiques souvent délaissées par simple méconnaissance, habitude du genre ou difficulté d’appréhension. La privatisation du langage, l’urgence écologique, le digital-labor, le Quantified Selfla « nudité » face au numérique ou les questions soulevées par la réalité augmentée sont autant d’exemples de terrains d’innovation pour la science-fiction à venir. Aujourd’hui, ces nouveaux sujets sont en friche quasi totale.

En s’emparant des réseaux sociaux et de la pression qu’exercent leurs pairs à travers eux sur des individus toujours considérés comme libres, Nerve s’empare d’un de ces sujets. Le film n’est pas parfait, comporte des clichés et quelques facilités narratives. Mais l’exemple est passionnant de cette oeuvre d’anticipation s’emparant d’une problématique vraiment nouvelle.

Fournir la matière fictionnelle et analytique à un regard critique sur nos sociétés est l’une des attributions principales de la science-fiction. Nous avons ce qu’il faut de robots géants, d’apocalypses nucléaires, de zombies, de vaisseaux spatiaux et – surtout – de superhéros. Mais pour produire de la fiction littéraire, cinématographique, ludique ou sonore, directement adressée à notre façon de vivre et d’évoluer ensemble ; pour baliser les terrains nouveaux où nous mettons déjà les pieds sans avoir la moindre idée de là où ils pourraient nous mener, par contre, il y a urgence.

-Saint Epondyle-

A lire : Un collégien sur cinq a été victime de « cyber-violence », sur Le Monde.

3 Commentaires

  1. Ca fait un moment que ce film est dans ma liste « A voir ».
    Ton article m’a d’autant plus motivé à le voir.

    Ca me fait penser au slogan de la célèbre caméra personnelle: GoPro
    « Be a Hero »…

    J’ai un peu délaissé ton blog ces derniers temps, du coup je vois que j’ai pas mal d’articles à lire en retard. ;)

    • Oui le slogan GoPro colle pas mal avec le sujet en effet. Va voir ce film et tu nous diras ce que t’en auras pensé (mais attention, y’a quand même du teen-movie dedans hein).

      Bonne lecture en tous cas ; y’a encore du neuf à venir sois en sûr. :)

  2. […] SCIENCE FICTION Nerve ♥ – reinformation.tv. Nerve : un assez bon film malgré ses faiblesses Les limites de Nerve tiennent fondamentalement à son caractère de film pour adolescents : les personnages, y compris dans leurs supposées complexités, restent tous parfaitement prévisibles. On retrouve l’adolescente sage, fausse-timide, prête à se révéler dans les épreuves, l’ami intellectuel amoureux transi qui n’ose pas se déclarer, inversement la fausse audacieuse provocatrice, tout simplement en grande souffrance intérieure, et le courageux chevalier servant, à motocyclette, pas aussi net ni pur que ne laisse croire la première impression, mais pas si mauvais non plus…Le spectateur familier des films pour adolescents repère donc très vite ces caractères stéréotypés et prévoit leur évolution. Même si par son rythme, le film n’ennuie pas, ce manque de sophistication et d’originalité sur ce plan est tout de même regrettable. Hector JOVIEN. Nerve et l'urgence de la science-fiction actuelle | Cosmo [†] Orbüs. […]

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