Pour moi, Matrix est l’un des meilleurs films jamais réalisés. Et j’ai beau connaître les analyses poussées de la trilogie en entier, comme celle de Rafik Djoumi (must read !), je reste à considérer le premier opus comme un tout, autosuffisant, chef d’œuvre de cinéma et de science-fiction philosophique inégalé.
Si les deux épisodes qui suivirent furent largement critiquables, ils avaient le mérite d’étendre un peu le propos, de donner à explorer l’univers et de creuser certains thèmes philosophiques esquissés dans le premier film. Ce dernier traitait principalement des notions d’illusion, de réel et de foi, les suivants se concentraient sur la dialectique entre choix et déterminisme.
Évidemment que rallonger la sauce encore une fois n’était pas une bonne idée. En sortant de ma séance de Matrix 4, la question que je me posais était donc moins « le film est-il décevant ? » que « pouvait-il en être autrement ? ».
Attention, vous entrez dans une zone ultra-spoiler.
Damage control
Dès son démarrage, désarçonnant, le film joue la carte de l’honnêteté. Thomas Anderson, qu’on ne pensait plus revoir sous ce nom, est remis en scène sous la forme d’un développeur à succès d’une trilogie vidéoludique « Matrix« . La trilogie est présentée comme un game changer, des jeux devenus si cultes qu’ils changèrent les règles de leur industrie. On aura compris la transposition directe, et déjà le film pose habilement sa dissonance : peut-on faire un chef-d’œuvre sur commande ? Surtout à partir d’un développeur starifié en dépression manifeste, autrefois plein de sève et ayant tout à prouver. Le parallèle avec Lana Wachowski, co-autrice et co-réalisatrice de la trilogie et autrice-réalisatrice de cet opus-ci est tentant, et presque transparent.
Pour un démarrage, c’est un excellent démarrage. Sans doute le meilleur que Lana Wachowski ait pu faire pour intégrer intradiégétiquement ses propres problématique et sa conscience de la nature du projet Matrix : Resurrections. Le pied de nez est frontal, assumé, bourrin, et très surprenant. Je ne crois pas qu’on ait déjà vu un film hollywoodien à gros budget mettre en scène sa propre conception dans le récit. Et de nouveau cette dissonance : le film met clairement en avant son peu d’envie d’être là. Commandé par la prod (Warner Bros, cité explicitement), le jeu vidéo Matrix 4 est conçu par les équipes marketing plus que par l’auteur initial, et à partir d’un benchmark, d’une étude consommateur plus que d’un propos artistique. Autant dire qu’on est mal barrés.
A travers Anderson, Lana Wachowski semble donc parler d’elle-même : contrainte de revenir aux fourneaux qui ont fait sa gloire pour des raisons commerciales. Le film s’excuse d’exister, car « bien sûr qu’ils (Warner Bros) peuvent » donner autant de suite qu’ils le voudront à son œuvre, à l’image des tombereaux de goodies étalés dans les bureaux de l’entreprise. Alors autant peut-être, pour Lana, s’y coller elle-même. Plus pour du damage control que pour tenter réellement quelque-chose ?
L’auto-dérision et le recul sur soi-même sont réussis, et démarrent le film de manière très inattendue, en situant d’où il parle et dans quel état d’esprit. Mais ceci étant dit, la note d’intention est hardcore et laisse planer sur la première partie cette question : comment le film dépassera-t-il son statut de produit marketing de commande pour devenir le game changer qu’ont été ses prédécesseurs ? Comment inventer un nouvel équivalent au bullet time, du nom de cet effet visuel typique inventé par le premier film ? Spoiler : il ne le fera pas, il ne le pourrait pas.
Dans le film, Morpheus 2 rappellera à Néo qu’il n’y a jamais eu de véritable choix à faire, seulement l’illusion du choix (un thème central dans Reloaded et Révolutions). Peut-être la remarque s’étend-elle à Lana Wachowski elle-même, peut-être considère-t-elle ne pas avoir réellement le choix de revenir, ou pas à Matrix. Sa sœur, ceci dit, a pris une décision différente.
« On raconte toujours les mêmes histoires… »
Contraint de donner une quatrième suite à son jeu à succès, Anderson replonge dans une forme de délire paranoïaque l’amenant à considérer le monde du jeu comme une vérité vécue plutôt qu’une œuvre de fiction. Bref retour aux sources dickiennes de la saga, questionnement sur la nature du réel, tout ça est très chouette. Le reste sombre dans la parodie douloureuse.
Après avoir mis en scène jusqu’aux brainstorming des marketeurs et créatifs travaillant sur Matrix : Resurrections, le film égraine les clichés cités par eux jusqu’à l’écœurement pendant les deux heures qui suivent, sans presque rien inventer de neuf en termes de narration, de thèmes philosophiques ou de mise en scène. « On raconte toujours les mêmes histoires » dira un personnage, en écho aux convictions des Wachowski sur les grands récits fondateurs (le monomythe, notamment), ce que Lana mettra en scène concrètement en projetant des scènes du premier Matrix en fond, comme un clin d’œil trop appuyé ou un aveu d’échec.
Cloud Atlas, autre immense film des deux sœurs, travaillait pourtant cette idée de récurrence des récits avec plus de subtilité, en faisant varier les rôles aux mêmes acteurs et actrices sur différentes époques et situations – différentes mais partageant un même fond : la lutte entre l’oppression et l’émancipation, entre la vérité et le mensonge, le contrôle et la liberté. Dans Matrix : Resurrections l’auto-citation tourne à vide et ne remets jamais le couvert ni ne revient réellement aux sources de la saga. L’intéressant aspect paranoïaque dickien des hésitations de Néo face à son analyste et à son vécu (réel ou imaginaire ?) est évacué au profit de scènes d’action lambda, sans enjeu, et de très très très lourdes citations des autres films.
Binarité et porosité
Le seul discours politique et philosophique un peu neuf – outre les pics envers les réseaux sociaux et les effets de meute – porte sur le dépassement d’un rapport binaire au monde. Lana Wachoski déroule ce qu’elle sait faire, une histoire de libération / émancipation en miroir (motif récurrent) à la trilogie originale. Cette fois, c’est Trinity qui doit accomplir le chemin de l’éveil en se découvrant nouvelle élue approchée par Néo. La métaphore fonctionne : la mère de famille américaine rangée des voitures deviendra bikeuse ninja en suivant son appel intérieur à renouer avec elle-même.¹
Le message queer de plus en plus affirmé des Wachoski au fil de leur œuvre (notamment depuis Sense8 dont on retrouve ici une partie du casting) est filé sur la totalité du film, avec notamment une plus forte représentation de couples lesbiennes et gays que dans les films précédents, en plus de la diversité ethnique parmi les éveillés (« woke »). Nouveauté toutefois : c’est la binarité qui est attaquée à travers une critique émise par Niobe de la ville de Zion, autrefois présentée comme la Terre Promise des humains libérés.
Au contraire de son ancêtre Zion, la ville de Io propose une nouvelle voie en dehors de l’affrontement humains / machines. Elle est présentée non comme une forteresse mais comme un îlot à même de recréer la vie (des plantes) à partir de la Matrice, et grâce aux connaissances conjointes des humains et des machines. Le nom même de la ville suggère cette idée, en associant le 1 et le 0, composantes de base du langage binaire en informatique. L’opposition eux / nous, guerre / paix, vivant / inerte, réel / virtuel est ici battue en brèche au profit d’une nouvelle porosité entre les mondes et les espèces. L’hybridation des humains en cyborgs (avec leurs plugs, leur dépendance aux machines nourricières de Zion, etc.) trouve un miroir (encore un) chez les scentients, ces machines passées du côté de la paix et programmes capables de s’incarner dans le « monde réel » sous la forme de bonhommes de nano-billes en 3D (moche).
On pourrait d’ailleurs se demander pourquoi un film aussi queer, aussi porté sur le dépassement des normes et des frontières établies (motif matrixien par excellence) place à ce point en clé de voûte une relation hétérosexuelle des plus classiques, même si Trinity est représentée comme une femme forte pour contrebalancer le fameux Syndrome Trinity de Reloaded et Révolutions. Une image en particulier m’a fait tiquer à ce propos : lorsque Néo sort de sa cuve et voit le corps endormi de Trinity en face de lui, on le voit concrètement tendre les bras vers cette silhouette de femme endormie, rendue innaccessible par les machines et l’illusion. On peut dès lors considérer la relation hétéro de Néo et Trinity (prérequis pour sortir un blockbuster mondial) comme une nouvelle occurrence de l’allégorie trans de la saga : Néo et Trinity sont les deux faces d’une même pièce, la même personne devenant l’Élu. En sortant de sa cuve, Néo tendrait alors vers son propre corps féminin, Trinity. Ça fait d’ailleurs longtemps que la ressemblance physique (cheveux, jeu très retenu, forme du visage) entre Keanu Reeves et Carrie-Anne Moss pouvait le suggérer, d’ailleurs.
Rétrospectivement, Matrix : Resurrections fait voir à quel point le premier film était sombre. Et à quel point la trilogie entière était encore limitée à une logique d’affrontement. En poussant l’analyse de cette partie avec le début du film, on pourrait se demander si l’alliance humains / machines vers une troisième voie présentée comme souhaitable ne reflèterait pas intradiégétiquement la nouvelle alliance entre Lana Wachowski et l’industrie du divertissement cinématographique au profit de son message d’émancipation queer ? Dans Matrix la matrice, et plus largement les machines, ont toujours représenté l’oppression normative et capitaliste ; l’existence même d’un Matrix 4 a ce point conscient de son statut de blockbuster pour fans peut sans doute être analysé sous l’angle de l’alliance entre un « capitalisme de gauche » et les « éveillés », entre la cause LGBTQIA+ défendue par Lana Wachowski et ce qu’elle dénonçait dans Matrix 1. Un exemple de divergence des luttes ?
(Évidemment une telle analyse me pousserait plutôt à comparer le film avec Black Mirror: Bandersnatch, autre licence de SF critique devenue tête de pont récupérée par ce qu’elle tendait à dénoncer. Voir mon article.)
Jeu de miroir
Le recul sur soi-même est intéressant, c’est une bouffée d’air frais qui permet au film de situer d’où il parle et d’affirmer une conscience de sa démarche. Malheureusement, c’est aussi un mur dressé entre le récit et les spectateurs, ironisant constamment la situation, et le besoin nostalgique des fans de recoller avec les saveurs et thèmes d’antan. Le résultat est un oubli, en cours de route, du premier degré, de l’émotion et du sens de ce que l’on fait, de pourquoi l’on se bat.
Connaître le piège n’empêche visiblement pas de tomber dedans, sidekicks-robots « mignons » kitschissime à la Disney, héroïsme basique et fan service à la bétonneuse en prime. Faites ce que je dis (« ouh la la, ils récupèrent nos rêves pour en faire du fric »), pas ce que je fais (du fric).
TOUTES les anciennes ficelles seront tirées une à une, scènes filmées identiquement, clins d’œils très appuyés, chat noir nommé « déjà vu »… était-on obligés d’aller si loin ? Le personnage de Lambert Wilson, Merv, nouvelle incarnation du Mérovingien, est une quintessence de ridicule. Il donne pourtant un indice dans sa logorrhée caricaturale : « On avait la classe, regardez ce que vous avez fait de nous ! » Lana Wachowski trolle son public et lui assène, via Merv, ce nouveau miroir. Voilà ce que vous demandez, du Mérovingien surjoué beuglant des insultes en français, du bullet time à gogo, des flingues et du Keanu Reeves, on vous le donne. La scène post-générique va d’ailleurs dans ce sens. Et la Warner se laisse troller par autocritique ou par cynisme ; peu importe la discours critique tant qu’il reste bankable. (Le four au box office de Matrix : Resurrections va peut-être faire relativiser cette idée ceci dit.)
La madeleine n’existe pas
A la fois pied de nez inoffensif à l’industrie cinématographique et suite commerciale consciente de l’être, Matrix 4 reste avant tout un digne représentant des blockbusters actuels : sans autre ambition que de pomper les références au passé et de surenchérir sur les effets spéciaux plutôt que d’étayer un peu son propos (les considérations sur la binarité restent en surface).
Et si le jouet, comme le propose Marie Turcan dans Numérama, était cassé volontairement, pour nous inciter à la révolte devant les suites de trop, les blockbusters stéréotypés et commerciaux ? La conscience de ce qu’il est, martelée dans tout le film, suffit-elle à le rattraper ? Faut-il à ce point aduler Lana Wachowski pour supposer qu’elle ait commis un mauvais film nostalgique pour relancer au forceps une saga qui n’en avait pas besoin… pour critiquer le fait de le faire ? Le résultat est le même, et les industries du divertissement capitaliste digèrent tous les discours critiques.
Dans un nouvel éclair de lucidité, le personnage de Bugs remarquera pourtant que le pouvoir des histoires et les émotions qu’elles génèrent dépassent y compris la démarche qui préside à leur conception. En voyant que l’histoire – réelle pour elle – de Néo a été récupérée par la matrice, puis transformée en jeu vidéo à succès, elle nous rappellera cette évidence : peu importe ce que l’industrie, la matrice, tentera de faire de nos rêves, de nos histoires et de notre vécu, cela n’aura aucun impact sur le fait que des milliers de gens aient été libérées par eux. Pour Bugs, l’histoire de Néo est réelle, car c’est aussi la sienne. Qu’importe qu’elle soit redigérée dans un jeu vidéo ou une suite de trop.
Peu importe que la matrice hollywoodienne débridée, et Lana Wachowski avec elle, puisse remixer indéfiniment nos films favoris. Ils peuvent nous gaver de nos madeleines de Proust jusqu’à écœurement, et ne s’en privent pas, Star Wars, Marvel, Indiana Jones, et Le Hobbit sont là qui le prouvent. Ils n’ont aucun pouvoir à changer le passé. Le goût de la madeleine originelle, nos histoires à son contact, resteront définitivement préservés. Au moins le cynisme ne s’entache-t-il que lui-même.
~ Antoine St. Epondyle
¹ On passe rapidement sur l’incohérence majeure mais nécessaire à l’existence du film : pourquoi Néo et Trinity sont-ils là alors qu’ils étaient morts dans Révolutions ? L’explication avancée (ça fait plus d’énergie pour les champs humains) est grotesque au regard du nombre d’humains branchés sur le système, et du risque que l’existence du couple fait peser sur lui. Une explication méta est beaucoup plus convaincante que cette rustine scénaristique : ils sont là parce qu’ils ne pouvaient pas ne pas y être. L’illusion du choix, peut-être, encore.
Très bon article, merci.
point de vue intéressant. Et que dire de l’agent Smith alors ? :D
Pour info, l’explication de la renaissance de Neo et trinity est expliquée dans la page wikipedia :
« In her words, Wachowski felt that while she could not have her parents back, she then could have Neo and Trinity back, feeling very comforted to see them alive again » [ref.30 en bas de page].
J’imagine que tu l’avais lu ;)
Antoine, tu me donnes la sensation d’un vieux anar nostalgique, on en est pas tous là?
Suis-je trop vieux et aveugle aux jeunes combattants de aujourd’hui, aux utopistes qui voudraient créer un monde meilleur?
– Si les 3 premiers volets ne sont que ce qui se passe dans un jeu vidéo à succès, comment se fait-il que ça se passe aussi dans la réalité?
– Si ce qui s’est passé dans la trilogie d’avant ne sont que des souvenirs d’une vie passée alors comment se fait-il que les personnages (Neo + Trinity) s’en souviennent?
– Comment se fait-il que Neo + Trinity soient encore en vie bien que déjà mort-e-s surtout vu la menace que ces 2 personnages représentent??
– Si une trêve a été conclue entre les humain-e-s et les machines alors pourquoi les premiers sont encore les esclaves des seconds?
– Si Neo est l’élu et qu’il a toujours le même corps ou avatar, alors pourquoi la matrice ne le tue pas avant qu’il enclenche la rébellion?
Et Morpheus c’est idem, il est censé être mort dans l’un des jeux vidéo Matrix. Ces derniers sont censés être canoniques…
Juste une chose que votre billet ne mentionne pas.
Si votre explication sur io est correct je cite :
« Le nom même de la ville suggère cette idée, en associant le 1 et le 0, composantes de base du langage binaire en informatique. »
Vous avez oublié (ou pas) que dans les 2 meilleurs épisodes des Animatrix « la seconde renaissance » (vu qu’il explique comment l’humanité en est venu à se battre contre l’IA), le nom de la ville des machines et de son chef (une partie de la conscience de B1-66ER) le « Deus Ex Machina » est 01 (zero-one).
Par conséquent le fait que l’opposé soit 1.0 ou io n’est pour moi absolument pas anodin, car malgré le discours plus ouvert envers les machines, l’humanité reste contraire a ses principes.
@ Chrys (si tu repasse un jour ici) Neo et Trinity sont effectivement mort physiquement dans « révolution » mais le nouvel architecte les as refabriqué/reparé (les cadavres étaient faciles a trouver et il dit avoir vu mourir neo) il mentionne que cela a couté très cher et en gros il a eu l’autorisation car il était certain que cela pourrait grandement augmenter la production d’électricité en les mettant cote à cote dans la machine qu’a conçu le père de Saty.
Il faut croire que les machines ont toujours su travailler le corps le humain, en faire des piles, liquéfier les morts pour en nourrir les vivants (cf Morpheus).
Par conséquent comme on le voit dans la courte scène, un peu de chirurgie réparatrice sur Neo, et Trinity, on injecte suffisamment de technologie pour les refaire vivre dans les pods speciaux (j’ai oublié le nom) du père de Saty, et voilà une « résurrection » ca tombe bien c’est le titre du film, résurrection de Neo et Trinity, de la Matrice, du film au cinéma etc etc.