Dans cet avant dernier épisode de la saison 1 de Planète B, Hugues nous dresse un panorama riche et dense du thème ô combien actuel de la lutte des classes… sous l’angle de la science-fiction. Accrochez-vous et prenez de quoi noter, vos PAL vont chauffer !
Rendez-vous en août pour notre dernier épisode qui clôturera la première saison, avant la reprise en septembre.
PLANÈTE B : SOMMAIRE DES ÉPISODES
En haut et en bas : lutte des classes et science-fiction
Depuis les années 1980, la lutte des classes était devenue ringarde, passée de mode, obsolète, non pertinente. Entre échec parfois sanglant des communismes dits « réels », dissolution des énergies soixante-huitardes dans le confort de la consommation croissante ou de la répression féroce selon les situations, résignation ou passage à « autre chose », l’heure semblait plus que jamais au ruissellement, au win / win, au confort pour (disait-on alors) toutes et tous, et, éventuellement, à de nouvelles luttes au cas par cas, qui seraient nécessairement bien disjointes les unes des autres.
Pourtant, dans ce concert presque unanime, une voix discordante surgissait en 2005 d’un lieu fort inattendu, lorsque Warren Buffett, l’un des hommes les plus riches du monde, déclarait sur CNN, dans le silence embarrassé de ses pairs : « Il y a une guerre des classes, c’est un fait. Et c’est ma classe, la classe des riches, qui mène cette guerre et qui est en train de la gagner ». Ce à quoi il ajoutait d’ailleurs, paradoxalement fidèle à son surnom de « sage d’Omaha (Nebraska) », et parce que sa remarque se situait dans un contexte où il expliquait pourquoi, à son avis, les riches comme lui ne payaient pas du tout assez d’impôts : « Et ce n’est pas du tout normal. ».
C’est François Ruffin, en France, reprenant cette anecdote dans son ouvrage « La guerre des classes » en 2008, qui soulignait cet écart croissant entre perception et réalité, qui soulignait aussi le surréalisme conduisant l’un des plus emblématiques capitalistes mondiaux à revendiquer les mots même que la gauche dite « de gouvernement », un peu partout en Europe, semblait à toute force vouloir définitivement oublier.
Le terrain de la lutte des classes, de la franche opposition entre l’en haut des riches et l’en bas des laissés pour compte, avait été largement abandonné par les cultures littéraires et artistiques majoritaires – avec sans doute deux exceptions intéressantes : le théâtre (le grand Dario Fo obtient ainsi le prix Nobel de littérature en 1997, par exemple) et le roman noir (dont beaucoup de représentants, un peu partout dans le monde, ont continué toutes ces années-là à témoigner à leur manière en littérature ou à l’écran des réalités de la domination).
Ce n’est néanmoins pas un petit village gaulois réfractaire qui a corrigé le premier massivement cet effacement, mais bien toute une culture à travers le monde, celle de l’imaginaire en général et de la science-fiction en particulier, comme nous allons essayer de le partager avec vous dans ce huitième épisode de Planète B.
Avant d’entrer dans le vif du sujet d’aujourd’hui, un bref détour historique s’impose. Herbert George Wells, assurément l’un des pères fondateurs du genre science-fictif sous sa forme moderne, était bien socialisant, et la guerre entre Morlocks et Elois de « La machine à explorer le temps », dès 1895, présente bien des caractéristiques de lutte des classes métaphorique. Mais c’est du tchèque Karel Čapek, que vient sans doute alors la création la plus décisive. Dans sa pièce « R.U.R. » de 1920 , il crée le terme « ROBOT », soit l’une des métaphores les plus puissantes qui soient du prolétariat humain, réduit à sa seule force de travail (le sens de la racine slave du mot « robot », proche en tchèque du « serf » médiéval). La révolte des robots, qui constitue la majeure partie de la représentation théâtrale en question, deviendra un motif majeur d’une lutte des classes souterraine, qui ne dit pas nécessairement son nom. Isaac Asimov essaiera d’ailleurs d’y opposer, en toute connaissance de cause et dès 1940, ses fameuses « trois lois de la robotique », censées empêcher les machines de s’en prendre à leurs maîtres humains. On songe bien sûr aux réplicants de Philip K. Dick et de Ridley Scott (deux créateurs pourtant a priori peu soupçonnables de marxisme invétéré), aux androïdes vivant dans leurs ghettos misérables lorsqu’ils ne travaillent pas pour le maître de « La tour de verre » de Robert Silverberg, en passant par les domestiques hubots de la série suédoise « Real Humans » de Lars Lundström, ou même les Cylons ne pouvant se résoudre à rester les esclaves machiniques des humains dans la deuxième série « Battlestar Galactica », celle de Ronald D. Moore.
Il y aura ainsi un enjeu idéologique qui restera à l’œuvre dans la science-fiction lorsqu’on évoque les guerres entre machines et humains, avec tenants et adversaires de la lutte des classes, fût-ce à leur insu – entre technologie échappant à ses créateurs et « retour de bâton » de la part d’exploités.
La lutte des classes elle-même se fait beaucoup plus discrète dans la science-fiction « classique » des années 50, des années 60, des années 70 et des années 80. Citons parmi les exceptions :
- Robert Silverberg, dont « Les monades urbaines » et « La tour de verre » déjà notée tout à l’heure se démarquent du silence ambiant,
- Cyril M. Kornbluth, dont on a déjà évoqué dans Planète B la « Planète à gogos » et sa charge contre le capitalisme consumériste tenu à bout de bras par la publicité à outrance, mais dont on peut aussi mentionner, par rapport au thème d’aujourd’hui, « L’ère des gladiateurs » et « Le Syndic »,
- Ursula K. Le Guin, avec « Les dépossédés », cette formidable « utopie ambiguë » qui confronte à distance un monde capitaliste largement féodal et une tentative libertaire difficile et aride – ce n’est pas par hasard que l’autrice et ce texte-phare reviennent régulièrement dans notre émission -,
- Norman Spinrad, bien sûr, qui illumine au moins trois décennies de son talent pour mettre en fictions les dominations socio-politiques rampantes ou plus directes – dont naturellement celles des classes sociales forgées par l’économie capitaliste pratiquée sans freins réels -, en redirigeant vers elles les flux contre-culturels alors pour le moins éparpillés. Pour n’en rappeler qu’une seule : « Jack Barron et l’éternité ».
On pourrait citer encore quelques créatrices et créateurs, bien sûr, mais la place nous manque pour les évoquer ici. Il faudra sans doute que l’on y revienne une autre fois !
Au tournant des années 1990, il y a bien eu aussi une résistance de la part d’une certaine science-fiction française des années 1975-1980 (qu’une partie du milieu culturel jugera justement TROP politique), et le cycle de la Culture de l’Ecossais Iain M. Banks (dont on a parlé avec Alice Carabédian il y a quelques épisodes) est sur sa rampe de lancement.
Mais la plus importante franchise commerciale de l’histoire contemporaine, « Star Wars », met alors en scène la lutte d’une « République » présentant surtout des caractéristiques aristocratiques, ploutocratiques et oligarchiques avec un « Empire » nettement fascisant – tandis que la série science-fictive culte de l’un des créateurs pourtant les plus imaginatifs de ces années-là, « Firefly », avec son film final « Serenity », développé plutôt une résistance libertarienne farouchement individualiste (et assez peu soucieuse des opprimées et opprimés sauf exception) face à une alliance multi-planétaire aux allures nettement ordo-libérales.
On semble bien loin de la lutte des classes et de l’émancipation à grande échelle.
Quelques années plus tard à peine, nos imaginaires peuvent se nourrir, en total contraste avec ce qui précédait, de fresques politiques science-fictives riches, ambitieuses, posant des questions politiques authentiques.
Telles que la Trilogie Martienne de Kim Stanley Robinson, dans laquelle nous assistons aux soubresauts de la planète Mars passant de simple colonie scientifique et minière à une communauté sur le chemin authentique de l’émancipation.
Telles que The Expanse de James S.A. Corey, le pseudonyme commun des deux auteurs Daniel Abraham et Ty Franck, puis la série télévisée qui en découle, celle de Mark Fergus et Hawk Ostby, œuvre qui questionne simultanément un cynisme terrien, un militarisme martien, une révolte des exploités colonisés et prolétarisés du reste du système solaire, et une logique sinueuse de l’expansion interstellaire.
Telles que des dizaines d’autres créations qui n’ont plus peur d’appeler un chat un chat, et un dominant un oppresseur. Que s’est-il donc passé entre temps ?
Ce qui s’est passé, c’est au fond l’effet de ce que nous rappelions ici, dès l’épisode 1 de « Planète B » : l’imaginaire entretient une relation riche et complexe, s’entrechoque, avec le réel socio-politique, il s’en nourrit de multiples façons, et en retour, il exerce une influence sur lui, influence qu’il ne faut évidemment pas surestimer – mais qu’il ne faut pas nier non plus.
Un livre fort intéressant est paru tout récemment chez Au Diable Vauvert : « Le syndrome Magnéto – Et si les méchants avaient raison » de Benjamin Patinaud, alias Bolchegeek, qui était interviewé il y a quelques jours ici, sur Blast, par David Dufresne. Passionnant par l’érudition déployée pour parcourir avec humour – et parfois humour noir – ce qui rend certains « méchants » de la pop culture plus « cool » que bien des « gentils », il propose aussi, et c’est ce qui nous intéresse encore plus ici, une réflexion sous-jacente sur la manière dont certaines œuvres, certains artistes, testent en permanence l’enveloppe de ce qui est acceptable par la pop culture « grand public », éprouvent la solidité de la frontière qui sépare – et notamment du côté des grands studios à blockbusters – le mainstream de l’underground.
Lorsqu’Alan Moore ébranle dans « Watchmen » le credo historique des super-héros, lorsque Bryan Singer travaille l’épaisseur multi-dimensionnelle de la métaphore des mutants dans ses « X-Men », en y intégrant progressivement un contenu socio-politique de plus en plus précis, lorsque Todd Philips renverse la genèse de Batman et de son antagoniste le plus célèbre dans son « Joker », lorsque la série de comics « The Authority », sous l’impulsion de Mark Millar et de Frank Quitely prend des aspects violemment révolutionnaires, ou lorsque Mark Millar (encore lui !) et Bryan Hitch, à travers leurs « Ultimates » poussent des séries à succès dans leurs retranchements idéologiques, une série de vibrations se produisent dans la pop culture mainstream. Quelque chose bouge dans les comics et ailleurs.
« Indignados » en Espagne, « Occupy » aux Etats-Unis et ailleurs, le mouvement islandais de 2008, « Génération à la traîne » au Portugal, « Nuit debout » en France, et tant d’autres : les grands mouvements sociaux politiques demandant justice sociale (et désormais climatique), prônant l’action sous de nouvelles formes (synthétisée notamment par le sociologue David Graeber) et appelant à limiter la spirale financière infernale des ultra-riches, ressuscitent une lutte des classes un peu oubliée sous une forme mutante, actualisée par le contexte actuel, et un brin désespérée.
On ne sait pas si ces mouvements ébranlent ou non le système de domination en place, mais le fait même que l’on puisse mettre les riches sur la sellette, en tant qu’exploiteurs aveugles, volontaires ou non, amène en tout cas les nantis de tout poil et leurs supporters à inventer de nouvelles insultes : « social justice warrior » ou, bien sûr, « populiste ».
David Graeber, « Comme si nous étions déjà libres » (2013) : « La forme de nos actions doit servir de modèle ou offrir un aperçu de la façon dont des gens libres peuvent s’organiser et ce à quoi pourrait ressembler une société libre. (…) Il ne s’agit plus de protestation, qui revient à demander aux autorités de changer de comportement, mais de faire comme si les structures du pouvoir en place n’existaient pas. L’action directe, c’est s’obstiner à agir comme si l’on était déjà libre. »
Ce retour des luttes sociales, avec leur spatialisation des dominations, riches en haut et laissés pour compte en bas, irrigue désormais (ou bien a été irrigué par, selon les temporalités) un imaginaire nourricier, dans ce mouvement perpétuel d’aller et retour que nous soulignons régulièrement dans Planète B. Un imaginaire dessiné, cinématographique et télévisuel florissant, en redonnant notamment un contenu politique réel à des motifs issus du cyberpunk des années 1980 (avec l’effacement des états face aux entreprises mondiales et à leurs propriétaires, tout particulièrement), là où ce courant culturel s’était largement laissé aller à l’exploitation sans complexe d’une esthétique de plus en plus vidée de son sens, comme nous l’avait rappelé Antoine dans un précédent épisode de Planète B.
Nous pensons par exemple à ceci :
- « Le Transperceneige » (la bande dessinée de Jacques Lob et Jean-Marc Rochette en 1982, en grand précurseur, mais plus encore le film de Bong-Joon Ho en 2013), même si le clivage social, au long de ce train auquel se réduit désormais l’Humanité, se fait à l’horizontale plutôt qu’à la verticale,
- le film « Elysium » du Sud-Africain Neill Bloomkamp en 2013, poussant à l’extrême la séparation entre les privilégiés confortablement installés en orbite et les laissés pour compte subsistant à peine parmi les déchets inondant la Terre en pleine surchauffe,
- le manga « Gunnm » de Yukito Kishiro en 1990 et son dérivé, le film « Alita : Battle Angel » de Robert Rodriguez en 2019, avec Zalem, leur ville des riches elle aussi tranquillement suspendue dans le ciel,
- le film « Looper » de Rian Johnson en 2012, avec ses prolétaires maudits, travailleurs de soute du voyage temporel, condamnés par avance à un triste sort en échange de quelques piécettes d’argent et d’or,
- le film « Vesper Chronicles » de Krystina Buožyté en 2022, avec ses riches barricadés dans leurs citadelles bulles surarmées, tandis que le reste du monde essaie de survivre parmi les ruines de plus en plus dangereuses,
- le film « Time Out » d’Andrew Niccol en 2011, avec ses classes populaires n’ayant littéralement « pas le temps » de vivre (et donnant un sens puissamment macabre à la vieille formule capitaliste « Le temps c’est de l’argent »),
- le film « Parasite » de Bong-Joon Ho en 2019, avec ses stratégies d’infiltration et de survie des déshérités (et avec sa Palme d’Or, ses Oscars et son Golden Globe),
- le somptueusement délirant « Action mutante » d’Alex de la Iglesia en 1993, avec ses non valides lancés dans l’action révolutionnaire,
- le film « Arès » de Jean-Patrick Benès en 2016, avec sa révolution face à la marchandisation terminale, soulèvement qui naît d’un abus de trop de la part d’une firme pharmaceutique,
- le blockbuster « Divergente » de Neil Burger en 2014, avec ses classes sociales reformatées selon des critères dignes du « développement personnel » le plus instrumental,
- le film «Tiempo Despuès » de José Luis Cuerda en 2018, avec son univers post-apocalyptique réduit à la taille d’un pâté de maisons où persiste pourtant une abrupte lutte des classes,
- le film « Sleep Dealer » d’Alex Rivera en 2008, avec sa surprenante version futuriste des cauchemardesques maquiladoras mexicaines,
- le jeu vidéo « Deus Ex », avec son ambroisie réservée aux gens « importants pour la société » (qui se trouvent être, heureux hasard, des riches ou très riches à 90 %),
- les comics « Eat the Rich » et « Know Your Station » de Sarah Gailey et Liana Kangas en 2022 et 2023, avec leurs mises en scène des fantasmes séparatistes des ultra-riches.
Tous ces impacts d’imaginaire, et bien d’autres, contribuent à ancrer une nouvelle légitimité pour penser en termes d’En haut et d’En bas, et donc de classes sociales, même mutées à l’aune du XXIème siècle.
Nous accorderons une mention particulière ici à la série télévisée « Trepalium », créée par l’équipe française d’Antarès Bassis et Sophie Hiet en 2016, qui inscrit audacieusement une réflexion sur le travail, l’accès au travail et son rôle dans l’identité de chacune et chacun au centre de sa dystopie inégalitaire « bienveillante » et superbement technocratique. Avec ses 80 % de chômeurs et un mur digne de Berlin jadis ou de Qalqilya aujourd’hui pour les séparer des actifs, avec sa création d’emplois solidaires pour juguler les velléités de révolte des inactifs, avec ses règles absolues de productivité et d’efficacité, il suffit ici de six épisodes pour installer un questionnement lancinant et très sérieux.
Il nous faut maintenant évoquer, à travers une petite série d’exemples plus détaillés, trois dimensions par lesquelles les cultures de l’imaginaire en général et de la science-fiction en particulier apportent quelque chose de spécifique et de particulièrement intéressant à la question des dominations et des luttes de classes.
Premièrement, il y a ici à l’œuvre un beau paradoxe apparent, puisque dans bien des cas, il s’agit d’imaginer du futur, pour comprendre du présent, grâce à l’histoire d’un passé.
Ian McDonald, britannique d’Irlande du Nord, par ailleurs très familier du Brésil et de l’Inde, et donc d’économies en développement parmi les plus inégalitaires qui soient, écrit sa trilogie « Luna », traduite par Gilles Goullet, entre 2015 et 2019. Il y imagine la colonisation de la Lune comme une sorte de remake ultra-technologique de la Conquête de l’Ouest américain ou de la Sibérie russe, plus spécifiquement de l’époque des barons voleurs capitalistes de la fin du XIXème siècle et des oligarques plus contemporains et tout aussi déchaînés. Une occasion en or de se pencher sur la mécanique de domination au sein d’économies « en pleine expansion » où il y a tant « d’occasions à saisir », mais aussi sur les idiosyncrasies les plus frivoles de ces ultra-riches, entrepreneurs ou héritiers, qui ne savent littéralement pas quoi faire de leur argent, terriblement soucieux de leurs vêtements, de leurs accessoires, de leurs marques de distinction (jusqu’au choix de leurs cocktails), égratignant ainsi comme mine de rien, mais en toute cruauté, les contradictions inhérentes aux diverses industries du luxe, futuristes ou non.
Les deux compères états-uniens qui sont James S.A. Corey, que nous avons mentionné tout à l’heure, écrivent les dix tomes (pour l’instant) de leur saga « The Expanse », traduite par Thierry Arson puis Yannis Urano, entre 2011 et 2022, saga consacrée par le prix Hugo de la meilleure série littéraire en 2020, et la série télévisée de Mark Fergus et Hawk Ostby, qui couvre grosso modo les six premiers volumes, est diffusée entre 2015 et 2022. On peut difficilement raconter une histoire de cette ampleur, riche en rebondissements intelligents et surprenants, sur une toile de fond où l’humanité accède par un curieux concours de circonstances à une expansion débridée hors du système solaire (d’où le titre de la saga), alors même que celui-ci a jusqu’ici été colonisé « à l’ancienne », dans une joyeuse oppression des prolétaires indispensables à l’exploitation des astéroïdes et à la maximisation des profits, sous l’égide de multinationales que ni les Nations Unies de la Terre ni les militaires martiens, tout occupés à la terraformation de leur planète et au maintien de leur avance technologique, ne se donnent vraiment la peine d’encadrer (sauf si leur survie venait à être en jeu – comme on le verra dans la saga). Dans un cadre de space opera et d’intrigue policière extrêmement réaliste au plan scientifique, où la gravité et ses puits jouent un rôle central, la saga propose un questionnement fin des oppressions économiques, des révoltes et des révolutions, du radicalisme et du réformisme, de l’individuel et du collectif.
Le Britannique China Miéville, enfin, par ailleurs politiquement actif à la gauche de la gauche du Labour Party, distille depuis presque vingt-cinq ans ses romans inclassables, ou plutôt évoluant dans plusieurs genres littéraires à la fois, et à leurs frontières respectives. Sa trilogie amorcée par « Perdido Street Station » en 2000, traduite par Nathalie Mège, nous plonge dans un univers baroque, alliant l’ère victorienne et ses avancées industrielles et capitalistes, les luttes sociales des travailleurs malmenés, les espèces humanoïdes ou non mais toujours puissamment exotiques, les conflits géopolitiques et sociaux, la magie, la science et un je-ne-sais-quoi de perpétuellement inventif qui en font trois des œuvres les plus célébrées et récompensées, à très juste titre, au sein des genres littéraires de l’imaginaire – et un véritable emblème de ce que peut proposer une littérature politiquement consciente tout en exploitant les possibilités d’une créativité débridée.
Deuxième dimension que nous souhaitons souligner : chez un certain nombre d’autrices et d’auteurs, la lutte des classes et les autres luttes indispensables n’ont pas fatalement à être isolées et cloisonnées. Ici, la convergence n’est pas du tout impossible, bien au contraire, comme en témoignent nombre de manifestations et de résistances dans le « monde réel » ces dernières années, et comme le théorise notamment, dans la période récente, la sociologue et philosophe Nancy Fraser, dont on lira avec grand profit, par exemple, son « Qu’est-ce que la justice sociale ? Reconnaissance et redistribution. » de 2003.
Dans un entretien avec la revue Jacobin, en 2021, elle déclarait : « Le combat ne porte pas seulement sur la manière dont la plus-value va être distribuée. Il s’agit de savoir ce qui va déterminer la grammaire de la vie sociale. » Et en 2023 dans Médiapart, Fabien Escalona écrit très justement à propos de ses travaux : « Cela ne signifie pas pour elle que toutes les luttes menées au nom de la justice s’harmonisent spontanément, mais que rien d’essentiel ne s’oppose à ce qu’un travail politique aboutisse à leur articulation efficace. »
La Française Sabrina Calvo, qu’il n’est plus guère besoin de présenter dans Planète B, éprouve régulièrement cette convergence des luttes, tout particulièrement dans ses trois derniers textes publiés, « Toxoplasma » en 2017, « Melmoth furieux » en 2021 et « Maraude(s) » en 2022. Au cœur de ces utopies réalistes où le rêve éveillé tient toute sa part, il y a bien construction d’épopées de proximité, création d’espaces-temps de poésie du quotidien, où l’intime et le politique sont indissociables, où les luttes diverses sont tout naturellement agencées de concert, sans s’écraser les unes les autres, mais au contraire en se bonifiant de leurs rencontres et de leurs partages, quand bien même une grande partie de ces convergences se produit face à un ennemi aux multiples visages.
L’Américaine Rivers Solomon nous offre aussi ces convergences, sous le signe du queer et de la fluidité de genre, dans deux de ses romans traduits par Francis Guèvremont. Dans « L’incivilité des fantômes » en 2017, somptueux roman de vaisseau générationnel lancé à la conquête des étoiles sous le contrôle des « ponts supérieurs » et dans l’écrasement des « ponts inférieurs ». Dans son « Sorrowland » de 2021, où les chemins de résistance des Afro-Américains, des Amérindiens, des écologistes et des prolétaires se croisent et se renforcent, contre toutes attentes individualistes pourtant soigneusement distillées par un système bien rodé. Deux romans inscrits dans la lutte déterminée contre l’oppression économique, sociale et sociétale.
Le Français Camille Leboulanger a publié son magnifique « Eutopia » à l’automne 2022, juste un poil trop tard pour que l’on puisse vous en parler dans nos épisodes 3 et 4 consacrés aux utopies. Dans cet ouvrage d’une belle ampleur, où une utopie heureuse et fort réaliste se développe dans un monde où un effondrement écologique a été évité d’extrême justesse, il examine de très près l’agencement des différents agendas de justice humaine, sociale, sexuelle, climatique et vivante que l’on peut imaginer aujourd’hui, en les projetant sur une vraie-fausse « table rase », de facto. Non seulement c’est un travail d’une grande intelligence et d’une belle honnêteté, qui enchâsse les luttes et leurs résultats acquis ou toujours à défendre dans un tissu chromatique superbe, mais c’est aussi une démonstration d’une troisième dimension que nous souhaitons évoquer pour vous ici, celle de la vie matérielle et de ses conséquences politiques.
La troisième dimension qui nous semble caractériser l’apport imaginaire contemporain le plus précieux aux problématiques de justice sociale, de lutte des classes et de spatialisation des dominations, c’est en effet le matérialisme sous-jacent. Caractéristique éminemment marxiste, qu’elle dise ici son nom ou pas, la prise en compte soigneuse des liens entre infrastructure et superstructure, ou dit autrement, entre vie matérielle et idéologie.
Les personnages de Ian McDonald, de James S.A. Corey, de China Miéville, de Rivers Solomon, de Camille Leboulanger, et même plus encore de Sabrina Calvo (où couture à l’aiguille et dérive psychogéographique vont de pair) quel que soit le degré de puissance imaginaire pure qu’ils développent, sont puissamment ancrés dans un réel physique, ancrage qui agit pour eux en permanence comme un rappel à l’incarnation, un garde-fou à l’idéalisme déconnecté, une incitation lancinante à rêver plus et rêver mieux, certes, mais à exister aussi et avant tout dans une justice au quotidien, attentive à ce qui l’entoure.
L’une des conséquences de cet ancrage physique, inattendu mais au fond fort logique, est
le refus de la caricature des personnages. Refus particulièrement productif puisqu’il donne notamment toute leur place à ce qui fut longtemps un point aveugle de la littérature prolétarienne, à savoir ce qu’il est souvent convenu d’appeler les « traîtres de classe », scientifiques bourgeois éclairés, mercenaires repentis du capital ou pollueurs convertis à l’écologie radicale après quelque chemin de Damas. Un parti pris qui provient en général d’une volonté assumée, plus rarement sans doute d’un cheminement inconscient chez les artistes.
Cette dimension est peut-être encore plus flagrante, justement, dans les trois derniers exemples que nous voulions partager aujourd’hui avec vous.
Issue de l’un des jeux en ligne les plus populaires du monde, le « League of Legends » de Riot Games, on n’attend pas nécessairement la série « Arcanes » en illustration de cet épisode de Planète B. Et pourtant, sous l’impulsion de ses créateurs américains Christian Linke et Alex Yee et du studio français Fortiche Production, ce qui aurait pu rester un spin-off relativement convenu se hisse à des niveaux magnifiques de conscience politique et de subtilité scénaristique. Entre la ville d’en haut, Pilltover, où vivent les nantis, et celle d’en bas, Zaun, où subsistent les laissés pour compte, et par l’intermédiaire des deux sœurs Jinx et Vi, quelque chose se produit qui englobe la lutte des classes, les transfuges entre mondes apparemment opposés, le statut de la science et le poids des passés, collectifs, familiaux et individuels – et des environnements matériels dans lesquels ces passés ont pris place. Une flamboyante illustration de ce que les vécus sociaux font aux âmes et aux psychés, aux individus et aux relations – une illustration sans naïveté malgré quelques raccourcis, qui n’oublie jamais d’être dynamique et très fun. Neuf épisodes d’une première saison diffusée en 2021 qui font attendre avec une certaine impatience la saison 2 à l’arrivée plus ou moins imminente.
La Britannique Claire North nous avait ébloui en 2015 avec sa rusée « Trilogie des jeux », traduite par Michel Pagel. Son « 84 K » de 2018, traduit par Annaïg Houesnard, constitue à la fois un hommage moins évident qu’il ne semble à George Orwell, une dystopie particulièrement cruelle, et une illustration complexe des mécanismes de la lutte des classes poussés à leurs derniers degrés par une classe dominante financière surpuissante, lorsque la logique des privatisations à outrance héritées des années Thatcher est gaillardement poussée quelques crans plus loin : la vie entière de tout un chacun ou une chacune est ici abordée par le prisme des crimes et délits (dont la gestion est bien entendu également privée), et cette vie devient une affaire de rentabilité, au sens strict du terme, et de capacité à payer. Un roman affolant, noir à souhait, rusé en diable, et parvenant néanmoins à dégager une étrange poésie nostalgique des bords de canal.
Michael Roch, enfin, que nous avions aussi déjà évoqué dans Planète B, ne se contente pas, depuis sa Martinique natale, d’imaginer un Peter Pan subtilement différent de celui que nous connaissons, ou de revisiter en une étrange équipée poétique pirate et hybride le « Roi en jaune » de Robert W. Chambers : son « Té Mawon » de 2022, où les villes d’Anwo et d’Anba coexistent verticalement dans un arc antillais largement unifié, devenu la principale puissance technologique de la Terre, aurait pu constituer presque à lui seul l’emblème de cet épisode, associant lutte des classes passée au filtre de l’histoire et du mythe fondateur, réalités matérielles contrastées et potentiellement trompeuses, positions socio-politiques délicates à cerner de la part de nombre de protagonistes, et souffle puissant du Tout-Monde créolisé pensé et imaginé par le poète, romancier et philosophe martiniquais Edouard Glissant pour lier le tout et trouver un vent porteur différent.
Pour conclure cet épisode, on ne laissera pas le mot de la fin à Karl Marx, ni à Warren Buffett, comme vous l’espériez ou le redoutiez, mais à Laurent Gaudé. Prix Goncourt, représentant d’une littérature dite générale que l’on apprécie ici, même si Planète B se consacre aux cultures de l’imaginaire et de la science-fiction, il déclarait en 2022 dans l’hebdomadaire belge x, peu après la parution de son « Chien 51 » – excursion pas tout à fait aboutie dans nos imaginaires favoris, mais néanmoins honorable pour un non-praticien du genre –, ceci :
« De nos jours, on a l’impression que le citoyen devient plus consommateur que citoyen. Or, l’état de consommateur n’est pas un état actif, puisqu’il se contente de rechercher de la satisfaction et du plaisir. Mais sommes-nous vraiment plus apathiques aujourd’hui ? Au dix-neuvième siècle, le marxisme a été confronté à l’inertie de la société, à l’acceptation et à la fatigue. Ce travail de réveil doit donc être réitéré à chaque génération, car nous n’avançons pas tous à la même vitesse d’engagement et de colère. »
Et il ajoutait un peu plus tard : « C’est mon plus grand sujet d’inquiétude au sujet du monde de demain : il ne faut pas que l’injustice climatique devienne une nouvelle lutte de classes. On ne peut pas se permettre de diviser la société entre ceux qui peuvent se permettre de faire n’importe quoi et ceux à qui on demandera de faire des efforts qu’ils ne pourront pas réaliser. »
Et c’est bien ainsi que l’Anwo et l’Anba continuent à muter et à nous motiver, en attendant que nos imaginaires et nos actions ne nous en affranchissent.
Nous voici arrivés au terme de cet épisode. Comme toujours nous espérons qu’il vous aura appris des choses et donné matière à réflexion. Beaucoup de vos commentaires mentionnent le fait que nous vous faisons découvrir des oeuvres et exploser vos “piles à lire”. C’est très bien, c’est aussi un peu notre but.
Nous nous devons de vous le rappeler inlassablement : si vous le pouvez, n’oubliez pas de soutenir Blast, qui n’est financé que par vos dons. Et rendez-vous le mois prochain pour le dernier épisode de la saison.
L’équipe
Auteur : Hugues Robert
Co-auteurs : Antoine Daer et Mathias Echenay
Montage : Guillaume Cage
Réalisation : Mathias Enthoven
Liste des références
Tommy Dollar, The Internationale Disco, 1979
François Ruffin, La guerre des classes, 2008
Dario Fo, Klaxon, Trompettes et Pétarades, 1981
Ascanio Celestini, La lutte des classes, 2013
H.G. Wells, La machine à explorer le temps, 1895
George Pal, La machine à explorer le temps, 1960
Karel Capek, R.U.R. – Rossum Universal Robots, 1920
Isaac Asimov, Les robots, 1950
Alex Proyas, I, Robot, 2004
Philip K. Dick, Les androïdes rêvent-ils de moutons électriques ? (Blade Runner), 1968
Ridley Scott, Blade Runner, 1982
Robert Silverberg, La tour de verre, 1970
Lars Lundström, Real Humans, 2012-2014
Ronald D. Moore, Battlestar Galactica, 2004-2009
Robert Silverberg, Les monades urbaines, 1971
Cyril M. Kornbluth & Frederik Pohl, Planète à gogos, 1953
Frederik Pohl, Les gogos contre-attaquent, 1984
Cyril M. Kornbluth & Frederik Pohl, L’ère des gladiateurs, 1955
Cyril M. Kornbluth & Frederik Pohl, Le syndic, 1953
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