« Je ne participe jamais à ce qui m’entoure,
je ne suis nulle part à ma place. »
– Howard Philips Lovecraft
Alors que notre monde a évolué par bonds de géant depuis les années 1930, comment expliquer le succès toujours vivace chez [certains] lecteurs, moi le premier, des oeuvres d’HP Lovecraft ? Avec sa xénophobie crasse, sa terreur de l’inconnu, ses rêves psychotiques et sa haine de toute modernité, on pourrait supposer que l’auteur ait perdu en actualité, et ses textes en pertinence. Et pourtant.
Les sciences lèvent chaque jour un peu plus le voile sur d’innombrables sujets, creusant toujours plus profondément notre compréhension de l’univers. La biologie nous explique comment fonctionnent les espèces, la chimie décompose la matière et la physique explore l’infiniment grand comme l’infiniment petit. Les réseaux nous connectent au monde entier, les cultures étrangères sont de plus en plus accessibles, elles nous irriguent en permanence. Beaucoup de choses se sont passées depuis le début du XXème siècle. Et nous avons marché sur la Lune !
Dans la sphère culturelle, le cinéma et ses effets spéciaux dantesques ne cessent de repousser les limites du possible. Né et biberronné dans la civilisation de l’image, le public d’aujourd’hui -un brin blasé- a tout vu et tout entendu. Pourtant, après avoir regardé Le Territoire des Ombres (un film d’horreur lovecraftienne espagnol peu distribué) sur les conseils de mon ami L’Ours, une réflexion m’est venue. Alors que le film en lui-même est acceptable, les acteurs corrects et le scénario moins stupide que souvent, comment expliquer que la sauce lovecraftienne n’arrive pas à prendre ? L’ambiance est soignée, les thématiques de la famille maudite et de la magie noire sont plutôt bien amenées, mais pourtant quelque-chose manque. Quelque-chose de foncièrement littéraire.
Par définition, l’horreur lovecraftienne est indescriptible. Et donc irreprésentable. On peut la décrire avec des termes limités et bancals, pas la représenter visuellement. Par nature, l’oeuvre de Lovecraft est inadaptable au cinéma comme sur quelque support visuel que ce soit. HPL s’attache à décrire l’innommable, l’impossible à voir, à comprendre et bien-sûr, à combattre. Son style et son univers ne peut donc être restitué que par les mots, à l’écrit ou à l’oral. C’est pourquoi le roman, la nouvelle, la poésie et même le jeu de rôles s’y prêtent si bien. Indescriptibles, les horreurs de Lovecraft ne peuvent être représentées et encore moins modélisées en 3D, même avec une bonne qualité d’effets spéciaux, sous peine de voir à l’écran un triste zombi ou une grotesque chauve-souris humanoïde à tête de poulpe, plus drôle que terrifiante. Tout l’art du conteur de Providence est justement de jouer avec l’inconnu pour permettre au lecteur de calquer ses propres phobies sur les descriptions incohérentes qui lui sont données, avec cette richesse de vocabulaire si caractéristique.
Partant de cette idée, on peut sans doute mieux comprendre l’intérêt toujours vif des oeuvres du Maître au XXIème siècle. Notre époque nous a tout montré : des planètes éloignées, des robots géants, des super-héros. A tel point que chaque nouveau spectacle nous semble trop souvent être une redite en bien ou en mal de quelque-chose de déjà connu. Lire Lovecraft aujourd’hui, c’est prendre le contre-pied total de cette idée, en plongeant là ou l’on ne peut tout simplement plus suivre. Au coeur de l’indicible, le vrai, celui qui rend fou à lier ou se répercute en cauchemars abominables. Celui qui exclut toute happy-end, même pour les américains. Sans pouvoir le soupçonner en son temps, Lovecraft aborde dans son oeuvre une bonne part des phobies de notre temps, à commencer par le scientifiquement inexplicable.
Notre civilisation se voudrait très grande, et pleine de certitudes. Aujourd’hui, elle nous enferme dans un monde illusoire, de sécurité et de contrôle. Petit à petit, l’homme a remplacé ses dieux. Le contrôle absolu sur le reste du monde est pourtant une illusion, dont se berce une humanité encore largement gouvernée par ses instincts primaux, dont la peur de l’inconnu n’est pas des moindres. Vous en doutez ? Allez passer une nuit en forêt, pour voir. Lovecraft ranime cette terreur fondamentale qui sommeille en nous, en nous ramenant à notre condition que -paradoxalement- nous connaissons bien grâce aux sciences. Celle d’infimes grains de poussières dans l’abîme du temps, un « accident à peine notable » dans la course des étoiles. Un microcosme négligeable, perdu dans le cosmos infini et par-là même bien naïf de s’imaginer le comprendre.
-Saint Epondyle-
Antoine Daer
Fondateur de Cosmo Orbüs depuis 2010, auteur de L’étoffe dont sont tissés les vents en 2019, co-auteur de Planète B sur Blast depuis 2022 et de Futurs No Future à paraitre en 2025.
Très bien exprimé. Je crois que je ne saurais dire mieux.
L’analyse est très intéressante, probablement même pertinente, mais je ne connais pas assez Lovecraft pour m’avancer là-dessus. Le problème, c’est que je n’aime pas Lovecraft. Les rares bouquins que j’en ai lus m’ont découragé de m’y intéresser plus avant (dans les auteurs horrifiques contemporains de HPL, je préfère William Hope Hogdson et son détective Carnacki).
L’écriture de Lovecraft ne me parle pas, mais je pense que les thèmes que tu mentionnes sont eux plus universels. C’est à mon avis une des forces des histoires de Charles Stross (« Le bureau des atrocités ») que de reprendre ces thèmes et de les placer dans un contexte contemporain (certains diront « post-moderne »). Bon, il y aussi le fait que j’ai beaucoup de mal avec tout ce qui se prend trop au sérieux. Et oui, je pense qu’on peut faire de l’horreur même avec de la dérision.
La politesse du désespoir, sans doute.
Tout à fait d’accord avec toi, il existe dans Lovecraft une dimension intemporelle – non pas celle de l’époque à laquelle il écrit (contemporaine pour lui) – car les horreur qu’il décrit échappent à toute considération de temps ou d’espace, elles sont sensorielles, métaphysiques et s’inscrivent dans le présent de nos représentations.
Du coup, tout film qui tend à monter ne peut que se planter… voir c’est connaître, or la peur chez HPL vient de l’inconnu, l’inconnaissable, l’insaisissable. D’une certaine manière, l’horeur qui nait d’une série telle que Dr Who et très proche du crescendo lovecraftien, car tout est suggestion… sauf à la fin où le pot aux roses est révélé, et souvent décevant !
Cet article est en train d’atteindre des sommets de vues dans mes stats… Visiblement je n’avais pas tort de penser que Lovecraft fait toujours recette.
@ Sharo > Merci bien ! Bienvenue par ici.
@ Alias > C’est compréhensible, HPL n’est pas du genre à faire l’unanimité. Bien au contraire ! Personnellement je ne te jette pas la pierre (de Yith), même si je trouve dans son oeuvre une profondeur abyssale (c’est le cas de le dire) et matière à une analyse infinie.
Et puis comme je ne connais pas William Hope Hogdson, je te dis merci !
@ DeMarigny > Je voies qu’on est bien d’accord. Merci de ton passage. :)
[…] qu’œuvre lovecraftienne. Un point que ne se prive pas de critiquer mon collègue blogueur Saint Epondyle, déçu de cette particularité propre aux adaptations cinématographiques dont le registre de […]
Je plussoie à ce qui a été dit… Cthulhu est totalement intemporel. Et effectivement, moi aussi je me moque de sa xénophobie, je ne vais pas reprendre les arguments de Houellebecq à ce sujet. Mais il est bon de distinguer le contexte socio-culturel et l’éducation de l’artiste, de son œuvre en elle-même.
Ce qui moi me fait vibrer chez Lovecraft c’est cette absence de bipolarité judéo-chrétienne : il n’est nul question de Dieu ou de Satan, de forces du bien affrontant leur « négatif ». Ici l’humanité prend toute l’ampleur de son impuissance, face à des entités qui n’ont même pas assez d’empathie pour éprouver de la cruauté à leur égard.
L’horreur est indicible, la monstruosité à peine dévoilé, et le destin funeste et inévitable. On pense avoir perçu l’origine du mal, et puis finalement non. Et quand on croit tenir un début d’explication, c’est au détriment de sa santé mentale.
Tu as parfaitement résumé les problématiques de la transposition au support cinématographique. « Suggérer est toujours plus puissant que de montrer ». Il suffit de revoir le premier Alien et de compter le nombre de fois où la créature apparait en entier à l’écran, pour s’en convaincre.
Par contre je ne suis pas aussi clément vis à vis du « Territoire des clichés moisis ». Dès les premières scènes j’étais consterné (une fois de plus). Et quand la secrétaire blonde a ouvert la bouche, j’ai ressenti comme une désagréable impression de déjà vu… le fameux téléfilm d’horreur de la 6…
Doublage catastrophique, mise en scène faisant passer un épisode de Derrick pour une rave sous acide, incohérence des dialogues, acteur qui surjoue, effets spéciaux dépassés, n’en jetez plus… la coupe est pleine…
Le passage (dans la première partie) avec l’incorporation des noms de VIP, m’a immédiatement transposer dans un épisode de Xena ou d’Hercule… « et si on pillait la mythologie pour donner des noms sympas à nos personnages ? Tiens toi Anthony tu seras Zeus… non pas Zorba.. Zeus.. suis bordel ! »
Au moins avec « Reanimator », on avait le sentiment que le réal ne se prenait pas au sérieux et on pouvait en rire de bon cœur. Ici, c’est à leur détriment…
Décidément les espagnols sont bien plus doués quand ils traitent les thèmes horrifiques traditionnels (religieuse revenant hanter ses élèves, concierge psychotique obsédé par ses locataires, mère essayant de retrouver son enfant élevé par un secte maléfique). Non vraiment « le territoire des ombres » ne leur rend pas hommage. Ni à cet hypocondriaque d’HP.
Je préfère encore Carpenter et son « Antre de la Folie », qui respecte bien davantage certains des codes de Lovecraft. Ou bien certain épisodes de la série « Masters of Horrors ».
En tout cas, s’ils osent nous refaire une troisième partie, c’est décidé, je monte une opération commando pour kidnapper Del Toro et le forcer à reprendre les négociations pour « les Montagnes Hallucinées ».
Comme dirait notre bi-classé belge préféré (Karatéka/Philosophe) : tu veux la guerre ? tu vas « l’aware »
perso je n’ai jamais lu de lovecraft (ni joué à l’appel de chtlulu), mais je vais peut-être essayer du coup
@ Le Prince Noir > Merci de tes compliments, ça fait plaisir. :)
Pour ce qui est du film, j’ai sans doute été influencé par L’Ours, qui a apprécié. Il faut dire que je suis très influençable lorsque les amis me recommandent des films en général. Merci pour les recommandations alors.
@ Robertleberserker > Je te le conseille vivement. On l’aura compris. :)
A la lecture de l’article, intéressant, j’ai pensé très vite aussi à l’horreur suggérée du premier opus d’Alien, où dès le générique et sa musique inquiétante tout en finesse, on est dans la suggestion. Pour les déçus/pas convaincus de Lovecraft, je trouve personnellement que toutes ses nouvelles ne sont pas du même niveau, certaines nécessitent d’être « initié » à son oeuvre pour savourer les codes lovecraftiens, d’autres sont tout simplement pas terribles. Je conseillerai à ceux qui veulent découvrir ou retenter leur chance de lire ne serait-ce que la représentative nouvelle « L’appel de Cthulhu » et ma favorite « La couleur tombée du ciel ».
Alien fait quelque-chose de très intéressant en fait, dès le premier opus on est dans une logique lovecraftienne (la peur de l’inconnu, l’horreur bien supérieure à l’homme venue de l’espace…) mais y ajoute quelque-chose de plus, et de foncièrement cinématographique : l’Alien lui-même. Contrairement à HPL qui ne décrit pas, ou presque, ses monstres, Ridley Scott fit le choix de demander à HR Giger, plasticien underground, de concevoir un monstre horrifique. Le résultat on le connait : l’Alien est l’un des monstres les plus iconiques de tous les temps. Ils ont réussi la transformation d’un concept éminemment littéraire en bête de cinéma, par définition très visuelle.
Sinon Houellebecq, dans son ouvrage sur Lovecraft, liste les « grands textes » de l’auteur. C’est sans doute un bon début pour qui voudrait découvrir.
En parlant de Giger, un de mes jeux préférés combine les deux univers : Dark Seed II.
Scénario inspiré de Lovecraft et univers graphique par Giger. Le tout dans un point’n click, mon genre favori. Un must !
(Shadow Of the Comet et Prisoner Of Ice sont sympathiques aussi, mais tellement, tellement moins)
Je note la réf.
Le point’n’click, il en sort encore ou est-ce du rétro-gaming ?
Dans tous les cas, l’actu Alien risque de reprendre du poil de la bête ans les prochains mois, vu que Neill Blomkamp a annoncé (à vérifier ?) qu’il s’attelait au cinquième opus pour « donner à Ripley la ifn qu’elle mérite ». Vaste programme pour cette figure cultissime de l’héroïne antipotiche de SF. #TeamRipley
Il y a quand même quelques films qui s’approchent de la vision lovecraftienne. Le très bon The Mist qui, si il est assez kingien dans ses thèmes parvient à une bonne mise en scène de l’horreur style HPL. Pour celles et ceux qui ne l’ont pas vu, la fin est excellente. Il y a dans ce film une citation de The Thing de Carpenter qui est éblouissant par ses effets spéciaux tout en vrai.
Cloverfield dans la catégorie blockbuster s’en sort plus que bien dans la monstration des monstres.
Au passage un grand merci à vous Saint Epondyle pour votre travail sur ce blog !
The Thing est une vraie bonne référence lovecraftienne c’est vrai. Encore une faille par l’exemple dans mon argumentaire. ;)