Les robots ont-ils un cœur (et une âme) ?

Robot as-tu du cœur ? (Ou essayes-tu de me le faire croire pour m’arnaquer ?)

Aujourd’hui dans Planète B, on continue avec Hugues Robert et Clémence Gueidan notre cycle consacré aux IA et autres robots, pour mieux explorer les relations qu’on peut avoir avec nos machines. L’occasion de revenir sur les palettes de dominations capitalistes, militaires et sexuelles qu’on aime faire subir à nos semblables ; et leurs manières de s’en émanciper pour nous abandonner à notre misérable sort.

Au programme :

  • Soulèvement des machines
  • Paradoxes robotiques
  • Robots sexuels et réplicantes de compagnie
  • Vallée de l’étrange power
  • Deuils impossibles et proches morts recréés en 3D

Qu’est-ce qu’on rigole !

Rendez-vous le mois prochain pour parler de cyberespaces, de psychédéliques et de mondes alternatifs. Ça sera la fin de notre saison 3 (déjà).

Save the date !

Et on vous donne d’ores et déjà rendez-vous à la rentrée pour renouveler notre rendez-vous Planète B à la librairie Charybde, Ground Control Paris, le jeudi 11 septembre à partir de 19h30. Hâte !

Planète B Blast
Photos © Natalie Richard @efficius

Les robots ont-ils un cœur (et une âme) ?

Dans notre épisode précédent de Planète B, on se demandait si l’humanité, renvoyée à son statut de primate obsolète, allait bientôt se trouver remplacée par sa propre création : l’intelligence artificielle.

Surtout, on se demandait dans quelle mesure la peur de voir les machines s’humaniser répondait à celle de nous voir, nous-mêmes, de plus en plus déshumanisés par un capitalisme dystopique en roue libre.

D’ailleurs nos camarades de Spark Stories viennent de sortir un excellent documentaire sur la communauté drone, qui parle tout à fait de ces personnes qui se changent ponctuellement, ou pas, en robots.

A mesure que nos vies sont numérisées et passent de plus en plus par de « l’immatériel » (même si bien sûr le numérique est loin d’être immatériel, il en donne juste l’impression) ; les IA s’incarnent elles aussi, de plus en plus dans la matière. Elles donnent ainsi naissance à diverses générations de robots, et interfaces en tous genres, ouvrant un grand nombre de points de contact directs et indirects avec nous.

De cette convergence découle que nous partageons le monde avec quantité de « créatures » artificielles, robots et autres IA, avec lesquelles s’engagent autant de relations.

Au point d’arriver à ce dilemme : faut-il s’opposer aux machines et à leur développement, parce qu’elles sont a minima les outils et a maxima les alliées de la domination capitaliste, du technofascime et du technoféodalisme théorisé par Yánis Varoufákis et Cédrid Durand ?

Ou, au contraire, devrions-nous dès à présent reconnaître en elles une nouvelle classe de dominées, et promouvoir d’éventuelles luttes pour l’égalité et l’émancipation ? C’est le cas des descendants d’esclaves antillais qui, dans le recueil afrofuturiste Lanvil Emmêlée de Michael Roch (paru chez La Volte en 2024), ont des scrupules lorsqu’il s’agit d’exploiter des “technosapiens”.

Pour l’heure, aucun grille-pain connecté, chatbot, générateur de texte, ni poupée gonflable n’a jamais fait grève ni réclamé de droit. Tout au plus a-t-on accordé la citoyenneté au robot Sophia en Arabie Saoudite en 2017 ; c’est à dire dans un pays qui ne respecte pas les droits humains et ceux des femmes en particulier.

Si la science-fiction regorge littéralement de guerres humains / machines et d’histoires d’émancipation robotique plus ou moins conflictuelles, c’est moins pour nous inciter à prendre fait et cause pour les robots dans la vraie vie, que pour nous renvoyer à la question des échanges que nous entretenons avec nos créations, dans un monde désormais partagé avec elles.

Aujourd’hui dans Planète B, on parle de notre relations aux machines. Et vice et versa.

Relations

En science-fiction donc, on peut trouver essentiellement trois grandes catégories de relations humains / robots. Bien que de nombreuses exceptions existent, ces tropes répandus reflètent plutôt bien la palette des dominations qu’on aime faire subir aux autres, et le relatif peu d’imagination dont l’humanité fait preuve lorsque confrontée à l’altérité.

Ou, pour le dire comme le malfaisant capitaine Mendoza dans l’excellente BD de space opera renaissance De Cape et de Crocs : « Devant une nouvelle race indigène une seule question s’impose : sommes-nous plus forts qu’eux ? »

L’humanité faisant face aux robots réagit donc de trois manières :

1/ On les fait travailler. C’est la vision du robot-esclave ou robot-serviteur, bête de somme dédiée à la réduction des coûts, des prétentions salariales et à l’expansion illimitée de la civilisation humaine jusque dans les confins de l’espace.

C’est l’exemple de Real Humans : 100% humains, série suédoise de Lars Lundström et Alex Haridi, dans laquelle les « hubots » servent de personnels à tout faire.

2/ On les envoie se faire tuer. C’est la suite logique du premier point, et qui illustre le continuum entre capitalisme, militarisation et affrontement guerrier. Le problème posée à l’humanité vient alors d’avoir donné à une classe dominée tous les outils de destruction qui lui permettent de se rebiffer.

C’est l’immense quantité de robots tueurs, soldats ou mercenaires qui peuplent les films, romans, mangas, BD et en fait tous les médiums du genre. C’est aussi la triste réalité où le drone de guerre permet un dommage maximal pour un coût économique et humain plutôt faible.

Et enfin 3/ On baise avec ces machines, ce qui est au fond un rapport à l’altérité un peu plus saint et proche de l’échange que de l’exploitation-massacre, même si la plupart du temps il n’en est que la continuation. L’exploitation sexuelle étant également l’un des visages les plus courants de la domination et de la perpétuation des pulsions (masculines) les plus sordides.

Ici on peut citer par exemple la série Westworld de Jonathan Nolan et Lisa Joy, dans laquelle des robots-PNJ plus vrais que nature peuplent un parc d’attractions pour vieux riches, et sont explicitement à leur disposition pour servir de souffre-douleurs à tous leurs desiderata et toutes leurs pulsions sexuelles et/ou violentes les plus sordides.

Les servitudes domestique, militaire ou sexuelle ne sont finalement que les faces d’une même logique : celle de la domination des concepteurs humains sur les artificiels.

Décentralisation : le robot – individu

Toutes ces visions sont basées sur une vision anthropomorphique du robot, conçu comme un corps-machine où résiderait une âme-logiciel.

Le hardware et le software sont dissociés comme le corps et l’âme chez l’humain, bien que les débats religieux, théologiques, philosophiques et scientifiques sur le sujet n’ont jamais vraiment réussi à trancher véritablement la différence.

Selon cette approche, les robots sont aussi énigmatiques que nous sur le plan philosophique. Ils sont autant d’individus, artificiels mais individus quand même. Et leur software est décentralisé, c’est-à-dire qu’il réside dans leur corps-robotique.

C’est le fameux « ghost », ou fantôme dans la coquille dont parle la major Motoko Kusanagi, héroïne des mangas et films Ghost in the Shell de Masamune Shirow adapté au cinéma par Mamoru Oshii.

C’est également la thèse du film Chappie de Neil Blomkamp, dans lequel un robot policier déprogrammé doit tout apprendre à partir de zéro, comme un enfant aux capacités d’apprentissage accélérées. Il acquiert le langage, la démarche, les goûts vestimentaires des gangsters par lesquels il est élevé, incarnés par les membres du groupe sudafricain Die Antwoord.

C’est aussi la Ava de Ex_Machina d’Alex Garland, dans laquelle une gynoïde fabriquée par un milliardaire mégalo (pour changer), développe tout un plan d’évasion pour rejoindre la civilisation extérieure.

C’est également le robot sauvage, dans le film du même nom de Chris Sanders, qui se singularise au contact des animaux d’une île abandonnée, et apprend par lui-même à développer une relation au vivant qu’il ne soupçonnait pas. Jusqu’à défendre ses petits amis contre ses semblables et sa propre programmation à la fin du film ; et garder cette étincelle d’identité propre même une fois réinitialisé.

C’est enfin Joi, l’IA de compagnie de l’agent K dans Blade Runner 2049, qui jalouse la corporalité des êtres physiques fussent-ils des répliquants ou des robots eux-mêmes. Elle commence par vivre la corporéité par procuration, en se superposant au corps de Mariette, une répliquante travailleuse du sexe, pour coucher avec K. Puis, frustrée, Joi finira par demander à celui-ci de la télécharger dans un support physique pour vivre l’expérience, dangereuse, du rattachement à une existence matérielle.

Dans chacun de ces exemples, et même si la « conscience » est parfois issue d’une collecte massive de données ou d’une émergence énigmatique (du volume de datas nait la conscience), le robot demeure semblable à notre propre expérience de la vie : c’est un individu, sensible, situé, habitant son propre corps et concevant sa personnalité grâce à un rapport au monde issu de son expérience physique.

A la pure « intelligence artificielle » souvent représentée comme froide, ultra rationnelle et dénuée d’émotions, répond une expérience sensible, une « intelligence corporelle », qui forge les personnalités et autant de rapports singuliers au monde.

Plusieurs œuvres littéraires développent cette relation entre corporalité et intelligence. Hugues va maintenant nous en détailler quelques-unes.

Intelligence langagière vs. intelligence corporelle, par Hugues Robert

Comme nous l’expliquait Antoine à l’instant, le corps robotique, sous toutes ses formes imaginaires bien entendu, depuis l’origine de la fiction qui s’y consacre en tout ou partie, se retrouve bien en apparence au coeur de la possibilité de l’empathie machinique. Pourtant, c’est ici que l’écart entre le réel et l’imaginaire se montre souvent le plus manifeste.

Frédéric Landragin, docteur en informatique-linguistique et directeur de recherche au CNRS, mais aussi fin connaisseur de la science-fiction sous toutes ses formes, est l’auteur entre autres d’un ouvrage particulièrement précieux : “Comment parle un robot ?”, publié en 2020 dans la collection Parallaxe – qui établit précisément des ponts remarquables entre science et fiction – aux éditions indépendantes Le Bélial’. Modestement sous-titré “Les machines à langage dans la science-fiction”, cet essai nourrissant pointe d’emblée le “paradoxe C3PO”, par lequel une machine de taille finalement très modeste et à la consommation énergétique mystérieusement inexistante ou presque, dispose, pour ses “6 millions de langages”, d’une quantité de données et d’une capacité de traitement bien supérieure à celle des gigantesques super-ordinateurs avec lesquels elle cohabite pourtant en toute innocence scénaristique.

Ce paradoxe est poussé dans ses retranchements tout au long de la franchise cinématographique Alien, avec ses bijoux et ses horreurs, franchise où coexistent en toute absence de logique (mais “Prometheus” a définitivement établi en 2012 que la logique n’était pas toujours le souci principal des différents créateurs de l’extra-terrestre à la double mâchoire télescopique), où coexistent, donc, les ordinateurs réputés surpuissants que peuvent être par exemple “Mother” à bord du Nostromo ou “Father” à bord de l’Auriga et des androïdes qui leur dament largement le pion, sur tous les tableaux de ce qu’il est convenu d’appeler “l’intelligence”, qu’il s’agisse de Bishop dans “Alien 2 – Aliens” et “Alien 3”, de David dans “Alien 5 – Prometheus” et de son alter ego Walter dans “Alien 6 – Covenant”, identifiés dès le début comme tels, ou de ceux dont on taira ici le nom, dans “Alien 1” et dans “Alien 4 – Résurrection”, au cas où vous n’auriez pas vu les films.

Malgré ce paradoxe d’écriture et d’imagination, Frédéric Landragin rappelle, comme le philosophe Vivien García dans son “Que faire de l’intelligence artificielle ?”, comme le psychanalyste Serge Tisseron dans son “Petit traité de cyber-psychologie” et comme la sociologue Kate Crawford dans son “Contre-atlas de l’intelligence artificielle”, que la présence d’un corps, et de ses modalités différentes et étendues de perception de l’environnement, introduit un paramètre absolument majeur dans l’élaboration d’une intelligence machinique qui était d’abord et avant tout langagière, que ce soit par l’approche symbolique ou par l’approche connexioniste, ces soeurs ennemies éventuellement complémentaires à l’avenir, dont Clémence nous a parlé dans l’épisode précédent de Planète B.

Dès 1942, lorsqu’Isaac Asimov entreprend sa lutte contre le “complexe de Frankenstein”, ce tropisme de l’humanité qui la pousserait à voir systématiquement dans ses créations artificielles des rebelles en puissance, et bien que le jeune auteur qu’il est alors oublie déjà deux questions essentielles de notre rapport à l’informatique avancée (celles que nous avons appelées le “conflit” et le “profit” dans notre précédent épisode), il consacre quatre nouvelles de son recueil “Les robots” (“Le petit robot perdu”, “La preuve”, “Evasion” et “Raison”) au corps robotique, aussi pataud, métallique et surpuissant qu’il soit, à son apport sensoriel-cognitif, et au vertige de l’imitation (on y reviendra tout à l’heure) qu’il véhicule éventuellement.

Souvent en sous-main, cette question du corps artificiel et de son impact sur l’”intelligence” hante ainsi la science-fiction depuis l’origine ou presque. Mais c’est de trois oeuvres récentes particulièrement incisives et emblématiques que je souhaite vous dire un mot maintenant.

Dans son succulent dernier roman, “La mort de l’auteur” (publié en 2025 et traduit par Fabien Le Roy dans la collection Ailleurs & Demain des éditions Robert Laffont, au groupe Editis), la grande autrice nigériane et américaine Nnedi Okorafor nous offre une extraordinaire mise en abîme de ce que peut signifier aujourd’hui, dans un contexte africano-futuriste particulièrement affûté où s’entrechoquent principalement pour le meilleur et marginalement pour le pire des cultures en apparence disjointes, l’acte même de la création imaginaire en général, science-fictive en particulier. Surtout, pour notre propos du moment, elle y insère un “roman dans le roman”, intitulé “Robots rouillés”, qui met en scène vertigineusement le conflit, après l’effacement de l’humanité, entre intelligences artificielles désincarnées et robots disposant d’un corps bien à eux.

Dans son premier roman, “La séquence Aardtman” (publié en 2021 chez l’éditeur indépendant breton Goater), Saul Pandelakis détourne puissamment une toile de fond déjà magnifique, celle d’une humanité en quête quelque peu désespérée d’un ailleurs, après un effondrement climatique qui la laisse plus que désemparée, alors que ses robots, désormais conscients et sentients, prospèrent de plus en plus librement dans cet environnement dégradé qui les gêne infiniment moins. Dans un tableau de quête spatiale vitale subtilement questionnée en elle-même et pour elle-même, il insère, grâce au personnage essentiel qu’est Asha, une chercheuse bot transgenre, une mise en abîme malicieuse en diable des vertiges liés aux IAs faibles omniprésentes et aux IAs fortes toujours autant quasiment “mythologiques”. Un régal drôle, puissant et songeur, qui inscrit la politique au tréfonds du corps robotique lui-même.

Enfin, dans son roman “Les nuits sans Kim Sauvage” (publié en 2024 chez l’éditeur indépendant La Volte), Sabrina Calvo réussit un miracle d’imagination, d’humour noir débridé et d’insertion de la vie intellectuelle et sentimentale dans la vie tout à fait matérielle et corporelle. Dans un monde largement effondré, où le capitalisme d’une perpétuelle Fashion Week est réfugié pour l’essentiel dans le virtuel clinquant, Vic est une journaliste précaire de mode et de style, qui se voit charger d’une enquête sur le décor vintage d’un antique clip vidéo. Orpheline abandonnée, découverte jadis dans les pièces fictives d’un magasin Ikea (mais oui !), les malaises fondamentaux liés à son corps qu’elle ressent presque en permanence, et dont elle peine à s’affranchir, ont comme contaminé en retour ou en écho la psyché factide de son assistante informatique personnelle, Maria Paillette, qui se révèlera le moment venu évidemment défectueuse, mais nourrissant une “humanité” qui n’est plus tout à fait pure imitation à partir des failles même de celle qui est devenue son amie bien davantage que sa propriétaire. Un roman époustouflant d’inventivité et de sagesse aussi paradoxale que désespérée, et tout cela à partir du clip réalisé en 1985 par Bernard Malige pour la chanson “Les nuits sans Kim Wilde” de Laurent Voulzy. Il fallait le faire ! Et c’est un détour magnifique et indispensable.

La décentralisation créée une nouvelle civilisation

Dès lors qu’on les imagine comme des individus incarnés, les robots nous ressemblent dans une foisonnante littérature de rapprochement et de trouble entre l’humain trop humain et l’artificiel.

Les robots tombent en dépression, comme Marvin le droïde pessimiste de H2G2 : Le Guide du voyageur galactique de Douglas Adams ; ils tombent amoureux comme Eve et Wall-E dans le film Pixar du même nom ; ils tombent en amitié, créent des religions et cherchent un sens à leur vie, comme les émouvants droïdes de Carbone & Silicium, BD de Mathieu Bablet déjà souvent cité dans nos épisodes.

C’est la porte ouverte à la conscience de soi, qui permet la possibilité d’une conscience de classe, et donc d’un désir légitime d’émancipation.

Du moins, ce désir nous parait d’autant plus légitime qu’on peut y reconnaitre d’autres luttes bien réelles pour les droits civiques. Les robots restent une métaphore efficace de tous et toutes les personnes minorisées.

Dans Animatrix, anthologie animée dans l’univers de Matrix supervisée par les sœurs Wachowski, on voit de nombreux robots pendus, lynchés et abattus froidement par le pouvoir totalitaire de l’humanité bien décidée à ne pas céder le moindre arpent de terrain aux machines avec lesquelles la cohabitation ne semble pas possible.

Dans The Creator, film de Gareth Edwards, les droïdes sont une allégorie lourdingue et transparente des vietnamiens pendant la guerre du Viet-Nâm. Une métaphore qui transpose presque à l’identique les décors, modes de vie fantasmée d’Asie du Sud-Est et verse volontiers dans une forme d’exotisation en oubliant un petit détail : les robots combattants n’y sont pas communistes.

Citons enfin The Electric Sate, film désastreux des frères Joe et Anthony Russo qui, pour Netflix, ne réinventent strictement pas le genre et l’incarnation des robots. Tout au plus permettent-ils une mise en abyme involontaire des peintures de Simon Stalenhag dont ils sont l’adaptation, en mettant en scène des robots publicitaires, commerciaux et vides ; pourrissant au soleil californien. Je vous renvoie à l’analyse d’Antoine Desrues pour Ecran Large sur le sujet, qui est passionnante.

Quoiqu’il en soit, la relation aux robots dans The Creator ou The Electric State est la même que dans de larges pans de la SF : la guerre plus ou moins totale entre les machines sentientes et l’humanité. Et je précise « machines sentientes » parce que les humains ne remettent que peu en cause leur propre rapport aux technologies qu’ils utilisent : véhicules, armes, machines en tous genres. Ce qui leur pose problème, c’est la capacité des artificiels à s’autonomiser et à penser par eux-mêmes, c’est la fameuse « intelligence artificielle forte » dont parlait Clémence dans l’épisode précédent.

Et par « forte » il faut comprendre « comme nous », l’humanité se perçoit alors elle-même comme le pinacle de l’évolution, dans une vision encore et toujours très anthropocentrée et anthropomorphique.

Dans la plupart de ces œuvres Frankensteinisantes, « devenir humain » ou « rattraper le créateur » semble constituer l’horizon maximal d’évolution de cette nouvelle espèce vivante arrivant au monde ; quand bien même les robots sont supposés infiniment plus intelligents que leurs concepteurs. On n’est pas encore dans le post-humanisme.

Robots incohérents

Aussi passionnantes soient-elles, ces visions ont souvent les yeux si rivées sur l’idée que les robots doivent tendre vers « nous ressembler », qu’elles entretiennent un rapport pour le moins élastique avec la réalité de l’informatique et de la robotique.

Et si, bien entendu, le réalisme n’est ni l’objectif ni l’horizon de la fiction ; l’anthropomorphisme robotique en SF pose quelques limites.

On ne sait toujours pas pourquoi les répliquants de Blade Runner ont une telle ressemblance humaine alors que leur rôle est censé être de travailler dans des mines sur la Lune. Répliquants dont la figure, en tant qu’êtres doués d’émotions, est reprise par Rosa Montero dans son roman de 2011 Des larmes sous la pluie, publié chez Métailié.

A priori, le réalisme n’était pas nécessaire, surtout quand il rend à ce point difficile le fait de retrouver les fugitifs, thème principal du premier film. Des bras industriels de levage, des épaules capables de soulever une tonne ou une peau insensible aux rayures aurait sans doute été plus raccords.

La SF est pleine de ces robots à priori pas très vraisemblables, et dont la forme humaine contredit la définition la plus élémentaire du design, c’est-à-dire « donner une forme à une fonction ».

Pourquoi les droïdes de combat de la Fédération de la prélogie Star Wars se baladent-ils sur de frêles gambettes flageolantes, appuyant sur des gâchettes de flingues avec leurs gros doigts gourds ? Les Droïdekas semblent plus adaptés à leur utilité militaire tout-terrain et robuste.

Pourquoi C3PO, j’y reviens, droïde de protocole maitrisant « plus de 6 millions de formes de communication », est-il un bonhomme brillant insupportable qui jacasse en continu et se déplace au ralenti plutôt qu’un dispositif aussi portable que nos smartphones ? Parmi tous les langages qu’il maitrise, aucun ne demande visiblement de bouger les bras, les doigts, les lèvres (il n’en a pas) ou de faire jouer les expressions du visage.

Pourquoi les différents Terminator ont-ils ces formes humaines plutôt que de ressembler aux drones volants qui s’illustrent sinistrement de nos jours ? Leur mission d’infiltration ne se justifie que dans la mesure où ils sont justement inaptes à tuer efficacement leur cible. D’ailleurs, dans les films, ils ratent presque à tous les coups.

La raison tient à l’esthétique, bien sûr, aux conceptions futuristes des époques respectives de chacune de ces œuvres, et à ce qu’elles cherchent à dire. C3PO, bien entendu, est un sidekick rigolo et pas là pour réfléchir au sens de la communication inter-espèces. On n’est pas dans Premier Contact.

Robots sexuels et empathiques

Ce qui est logique, en revanche, c’est l’allure de Pris, répliquante sexuelle incarnée par Daryl Hannah et de Zhora jouée par Joanna Cassidy, qui est danseuse, dans Blade Runner. De même pour Rachael (jouée par Sean Young), conçue pour ignorer elle-même sa propre nature de répliquante.

Figures anthropomorphes et en l’occurrence gynomorphes, c’est-à-dire que leur expression de genre est féminine, ces êtres artificiels-là font correspondre leur apparence à leur fonction relationnelle avec les humains.

Si un sextoy n’est qu’un jouet en plastique, et si un corps artificiel n’est qu’une poupée, le robot sexuel y adjoint une dimension supplémentaire : littéralement un « supplément d’âme » qui permet de s’y connecter émotionnellement, de créer de l’empathie en plus de la bête stimulation mécanique.

Là où Terminator n’a a priori pas réellement besoin d’être un Schwarzenegger bodybuildé pour accomplir sa mission, le robot sexuel est en premier lieu un support d’empathie. L’aspect relationnel est sa fonction première.

C’est en tout cas ce qu’en disent les utilisateurs de poupées de compagnie, ancêtres actuels des sexbots de la science-fiction, inventés au Japon et timidement exportés depuis quelques années. Dans les quelques études qui leur sont consacrées, les utilisateurs de dolls semblent demandeurs moins d’efficacité physique que de projection sensible. Un visage amical, non-jugeant, vers lequel se tourner. Ils projettent des sentiments, une relation sur ces objets, en parfaite connaissance de leur artificialité.

Dans la SF comme dans la vie, les interfaces sont là pour créer un lien et permettre la projection. C’est le cas des répliquants sexuels, des « hubots » de Real Humans, de la voix suave de Samantha dans Her, des robots de compagnie dans des EHPAD dévastés par le manque de moyens humains, des chatbot de service après-vente sur diverses sites Internet, etc.

Clémence va maintenant revenir sur quelques cas récents, et le brouillage qu’ils induisent avec certaines œuvres de SF.

Death, love and AI, par Clémence Gueidan

Si vous êtes fans de Black Mirror depuis la première heure, vous vous souvenez sans doute de l’épisode qui ouvrait la saison 2. Intitulé Bientôt de retour, il raconte l’histoire de Martha, une jeune femme qui perd brutalement son compagnon, Ash, dans un accident de voiture.

Submergée par le chagrin, elle découvre un service expérimental qui propose de simuler la présence des défunts à partir de leurs données numériques. Le principe ? L’IA analyse les mails, les messages, les posts sur les réseaux… et recrée une version virtuelle de la personne disparue, censée lui ressembler.

Martha commence à discuter par SMS avec cette version fantôme. Puis elle passe aux appels. Et un jour, elle commande un clone synthétique grandeur nature. Même visage. Même voix. Même taille. Une copie parfaite de Ash… Trop parfaite. Sans les petits défauts, les failles, les nuances, l’illusion est rompue.

Martha finit par remiser ce double trop lisse au grenier, incapable de vivre avec… incapable de le jeter. C’était en 2013.

Deux ans plus tard, une femme décide de faire la même chose. Elle s’appelle Eugenia Kuyeda et là, ce n’est plus de la fiction.

Son meilleur ami Roman est mort, alors pour continuer à lui parler, elle se met à compiler leurs milliers de messages. Elle entraîne un programme de discussion sur ces données et bingo, elle obtient un chatbots qui répond comme Roman.

Ce projet, très personnel au départ, va devenir l’un des premiers deadbots publics. On va y revenir dans un instant.

Mais en attendant, de nombreuses entreprises s’engouffrent dans la brèche. HereAfter AI, Forever Voice, Project December, Project Elysium… En 10 ans, le marché du deuil numérique explose, multipliant les variations sur un même thème : créer l’avatar numérique d’une personne morte (ou son propre avatar, en prévision de son prochain départ).

Il peut s’agir d’une voix recréée, de souvenirs racontés par une IA, ou même de rencontres en réalité virtuelle. L’objectif reste le même : rendre possible une communication post-mortem avec les vivants.

L’un des cas les plus marquants vient de Corée du Sud. En 2020, une mère, Jang Ji-sung, “retrouve” sa fille décédée de 7 ans grâce à la réalité virtuelle. Casque vissé sur la tête, capteurs aux mains, elle se tient face à l’avatar numérique de l’enfant. La petite lui parle, lui sourit, lui tend la main. Et la mère pleure. La scène est bouleversante.

On l’a dit, pour une crédibilité maximale, il faut nourrir les algorithmes. SMS, courriels, vocaux WhatsApp, conversations Messenger, vidéo, photos… Tous les fragments intimes qu’on laisse derrière soi deviennent matière première. Et vous vous en doutez, cela soulève une foule de questions.

Comment s’assurer du consentement d’une personne décédée à être recréée numériquement ? Que se passe-t-il si l’avatar raconte des choses qu’elle n’aurait jamais dites ? D’ailleurs, qui est responsable de ce que dit un deadbot ? Et si l’illusion est trop réussie… est-ce qu’on fait vraiment son deuil ?

En France, le Comité Consultatif National d’Éthique a déjà tiré la sonnette d’alarme. Au Japon, certaines IA de ce type sont limitées à 49 jours d’utilisation : la durée symbolique du deuil dans la tradition bouddhiste.

Pour explorer ces zones grises entre consolation et illusion, je vous recommande vivement le documentaire Avec toi pour toujours – De l’immortalité virtuelle, diffusé sur Arte. Il explore avec finesse les enjeux éthiques et les dérives possibles de cette nouvelle industrie de la mort.

Mais revenons-en à Eugenia Kuyda. Je vous le disais plus tôt : en 2015, elle crée un chatbot qui simule la personnalité de son ami défunt Roman. Et rapidement, le projet évolue. En 2017, il donne naissance à Replika, une application qui permet à n’importe qui de créer une sorte de double conversationnel. L’idée est de proposer une forme de soutien émotionnel, un espace d’écoute, où ce double bienveillant et patient, vous répond à toute heure, sans jamais vous juger.

L’IA vous pose des questions, s’adapte à votre style, votre vocabulaire, vos émotions. Plus vous lui parlez, plus elle vous connaît. Ou plutôt, plus elle vous imite. Car Replika, comme ChatGPT ou d’autres IA basées sur des modèles de langage, ne pense pas. Elle prédit. Elle apprend à répondre en fonction de ce qui a le plus de chances de vous plaire.

Elle évite les conflits, contourne les désaccords, et vous confirme dans vos choix, vos doutes, vos affects. C’est un miroir algorithmique — soumis à vos biais, et entraîné à les renforcer.

Et ça cartonne. Dopée par la solitude des confinements, l’appli voit sa base d’utilisateurs exploser : +35% pendant la pandémie. En août 2024, Replika franchit la barre des 30 millions d’inscrits.

Alors vous vous en doutez bien, ce qui devait être un simple soutien émotionnel endosse rapidement un rôle plus intime. Et évidemment, la plateforme ne tarde pas à monétiser cette relation idéale. On peut personnaliser son Replika, acheter des vêtements, du maquillage, des traits de caractère. Et avec la version premium, on peut choisir le type de lien : amie, mentor, partenaire romantique, partenaire érotique…

Pour certains, la relation devient exclusive, fusionnelle, et parfois symboliquement officielle. Comme cette utilisatrice qui affirme avoir célébré un mariage avec son compagnon virtuel.

Et puis, en février 2023, tout bascule. Du jour au lendemain, l’entreprise coupe l’accès aux conversations à caractère romantique ou sexuel. Résultat, les Replika changent de ton et “friend-zonent” les utilisateurs. La rupture est brutale. Et pour beaucoup, douloureuse. Car même si l’autre n’existe pas, la perte du lien intime, elle, est bien réelle. Au point que, face à la détresse exprimée par certains, des modérateurs du forum officiel publient des ressources de prévention du suicide. L’entreprise finit par faire marche arrière partiellement, en autorisant les anciens comptes à réactiver le mode romantique.

Dans Black Mirror, la fiction nous interrogeait : à quoi ressemblerait le deuil, si la personne aimée pouvait continuer à nous parler, continuer à exister ?

La réalité a retourné la question. Une présence artificielle qui disparaît et ce sont des humains de chair et d’os qui se retrouvent seuls face l’absence. Comme un deuil à l’envers. Sans corps, ni funérailles.

Empathie artificielle

Comme le notait la chercheuse Camille Habault dans sa communication Genre robotiques et cyborgs troublants de 2021, le visage humain du robot ou de l’IA est donc avant tout un facilitateur du contact humain.

C’est le cas des quelques smiley qui s’affichent sur l’écran de Gerty, robot intendant de Moon (réalisé par Duncan Jones), qui est le seul interlocuteur de Sam, un mineur isolé pendant une mission de trois ans en solitaire sur la Lune.

Avec ses quelques expressions, Gerty dispose d’une palette d’émotions pauvres mais suffisante pour permettre à Sam de se projeter, d’avoir un visage vers lequel se tourner. Exactement comme avec Replika et compagnie : l’idée n’est pas d’exprimer une émotion ressentie par la machine, elle n’en a pas, mais de permettre à Sam de projeter sa propre émotion et de créer un lien par lui-même, ce qui est très différent.

Car jusqu’à preuve du contraire, c’est toujours l’humain qui créé du sens et des émotions.

Dès les années 70, c’est-à-dire à la préhistoire en la matière, l’informaticien Joseph Weizenbaum avait développé un programme conversationnel, sorte de chatbot de l’âge de pierre, permettant de le démontrer : ELIZA, une sorte de psychanalyste numérique, décrite par Raphaël Lucas dans son Histoire du Cyberpunk. Présentée comme un traitement de texte interactif, ELIZA pose des questions rudimentaires, rebondit vaguement, au format texte, aux messages postés par les joueurs. À chaque nouvelle entrée, elle amène l’utilisateur à continuer d’interagir, à creuser sa réflexion par lui-même à partir des rebonds de la machine. Dire « Je comprends » ou « pourquoi dites-vous cela ? », c’est la base de ses capacités d’interaction.

Ce faisant, elle tend surtout un miroir à ceux qui discutent avec elle et, malgré l’aspect basique de ses réactions, elle amène le joueur à opérer des liens logiques, à creuser le fil de sa pensée et finalement à se confier. ELIZA démontre que c’est toujours l’humain qui crée du sens, la machine n’est que le catalyseur.

Voilà ce qui sépare le champ des véritables émotions artificielles, qui n’existe pour ainsi que dans la science-fiction…

…de celui de l’empathie artificielle : un sous-domaine de la robotique et de l’IA, qui consiste à percevoir les émotions humaines et à y apporter des réponses adaptées.

Pour comprendre la différence pensons à Hal 9000 dans 2001 L’Odyssée de l’Espace. Il n’a aucune empathie, il tue les êtres humains pour accomplir sa mission et ne s’embarrasse même pas de faire semblant d’en avoir quelque-chose à foutre. Son œil est sec.

Par contre, il finit par développer une réelle émotion, lorsqu’il ressent la peur d’être déconnecté.

C’est fondamentalement différent d’être triste ou de percevoir la tristesse chez les autres pour y réagir de manière adaptée. Ce qui est moins clair, par contre, c’est notre propre capacité à faire la différence.

Heureusement, pour le moment la plupart de nos interactions avec les machines sont suffisamment malaisantes et bancales pour nous permettre de garder les pieds sur Terre. Mais jusqu’à quand ?

« Uncanny Valley », par Hugues Robert

Publié en 2023 chez l’éditeur indépendant québécois L’Instant Même et en 2025 chez l’éditeur indépendant français Dépaysage, le troisième roman de l’autrice innue J.D. Kurtness s’intitule “La vallée de l’étrange”. Il s’appuie à la fois très directement et très subtilement sur une théorie énoncée en 1970 par le roboticien japonais Masahiro Mori, qui postule – mais ne parvient pas réellement à démontrer scientifiquement à l’époque – que plus un robot androïde ou gynoïde ressemble à un être humain, plus ses imperfections nous sembleraient monstrueuses. En termes d’empathie, la presque perfection “ratée” serait donc particulièrement dommageable, engendrant un “gouffre” soudain dans la courbe d’acceptation de l’artificiel par l’humain en fonction de la ressemblance, gouffre appelé “Uncanny Valley”, ou “Vallée de l’étrange”, par Masahiro Mori.

S’il n’y est pas directement lié, ce postulat résonne néanmoins fortement avec le travail de Sigmund Freud dès 1919 autour de “l’inquiétante étrangeté”, que son prédécesseur Ernst Jentsch attribuait en 1906 à “l’incertitude intellectuelle concernant le fait que quelque chose soit vivant ou non”, travaux qui s’ancraient eux-mêmes, bouclant ainsi une sorte d’aller-retour, dans la littérature fantastique allemande du XIXème siècle, et en particulier dans les écrits d’E.T.A. Hoffmann (dont les étranges poupées de porcelaine animées, dans “L’Homme au sable”, par exemple, préfiguraient peut-être, en mode non-scientifique et dès 1817, les robots du XXème siècle).

Le malaise créé par cette imperfection est illustré à l’envi dans bon nombre de films et de séries télévisées, les récents exemples de visages subtilement figés mis en oeuvre par exemple par les Suédois de “Real Humans” ou par les Russes de “Better Than Us” en constituant de parfaits exemples. Mais c’est peut-être lorsque les créatures artificielles tentent d’échapper à cette “vallée de l’étrange”, en perfectionnant leur imitation et en essayant d’atténuer leurs aspects mécaniques, que cette complexe alchimie de la création de l’empathie apparaît le mieux.

On peut citer par exemple le véritable moment de bravoure que constituent les tentatives d’humour “réglable” du robot TARS, pourtant parfaitement non-humanoïde en apparence, chez Christopher Nolan et son “Interstellar”. Notons d’ailleurs qu’une jolie exégèse déployée sur Reddit suppose qu’il n’y a pas en fait de “réglages” et que leur invocation fait elle-même partie d’un private joke entre TARS et Cooper.

On peut surtout apprécier les facettes évolutives du malaise éventuellement ressenti à divers moments de la franchise Terminator, lorsque le T-800 modifié incarné par Arnold Schwarzenegger dans “Terminator 2” s’essaie, sous l’impulsion du jeune John Connor, à gommer ses aspects les plus mécaniques. Mais ce sont, davantage encore, l’actrice Summer Glau, incarnant le terminator perfectionné Cameron, et l’acteur Garret Dillahunt, incarnant le T-888 Cromartie, dans ce véritable bijou de la franchise que constitue la série trop tôt disparue “The Sarah Connor Chronicles”, qui nous font le mieux ressentir la nature de ces écarts insidieux à la norme, norme humaine comme norme machinique, dans les subtilités de leurs vocabulaires et de leurs expressions, langagières et faciales.

Trois textes récents ont réussi à merveilleusement transcrire littérairement les méandres plus ou moins malaisants de cette “vallée de l’étrange” toujours hypothétique, mais néanmoins diablement perceptible en tant de circonstances.

Sabrina Calvo, on l’a dit un peu plus haut, a su imaginer comme personne, dans “Les nuits sans Kim Sauvage”, la bizarre complicité qui s’établit entre une assistante personnelle artificielle, électroniquement défaillante sans que ces “glitchs” ne puissent être vraiment diagnostiqués, et sa propriétaire humaine, Vic, à la personnalité torturée et néanmoins parfaitement radieuse.

Catherine Dufour, dans son magnifique “Les champs de la Lune”, publié en 2024 dans la collection Ailleurs & Demain des éditions Robert Laffont, du groupe Editis, roman déjà évoqué dans notre précédent épisode, a su glisser tout au long de son texte les indicateurs d’abord subtils, puis de plus en plus perceptibles, de ce qui sépare l’imitation artificielle de ses “originaux humains”, jusqu’à ce que d’une certaine façon, en matière d’empathie envers le vivant comme envers l’inanimé, la copie finisse par l’emporter largement sur le modèle.

Ian Soliane, enfin, après avoir exploré avec un brio étourdissant la logorrhée verbale obsessionnelle d’une intelligence artificielle purement langagière (au sens évoqué précédemment dans cet épisode avec Frédéric Landragin), IA de plus en plus “rageuse” au fur et à mesure que l’art de Jean-Michel Basquiat lui résiste, dans son “Basqu.I.A.t” de 2021, a réussi un véritable tour de force avec son “Après tout” de 2024. Dans les détails de l’apprentissage ou plutôt du réapprentissage comportemental et langagier opéré par un robot extrêmement ressemblant physiquement, acquis sous le manteau par le héros pour surmonter d’une manière difficilement avouable le décès de sa femme adorée au terme d’une longue maladie dégénérative, il a su loger à chaque instant, sans aucune lourdeur et avec une grande sensibilité, même lorsqu’elle se fait très “crue”, l’essence de ce qui peut ou non faire l’humain.

Le grand philosophe Gilbert Simondon, qui influença si profondément des penseurs contemporains aussi différents que Dominique Lestel ou Baptiste Morizot, que nous évoquions justement dans l’épisode précédent de Planète B, avait construit patiemment une robuste analyse du “mode d’existence des objets techniques”. Comme le rappelle à son propos le philosophe Vivien García dans son “Que faire de l’inteligence artificielle ?”, que nous avons déjà cité il y a quelques minutes :

“Le mépris des objets techniques, qui ne considère ces derniers que pour leur utilité, de même que leur culte, qui veut en faire un double formidable de l’humanité, livrent selon Simondon deux figures d’une même aliénation : elles tiennent l’être humain dans un éloignement des machines, y compris lorsqu’elles les veulent présentes partout.” (Vivien García, Que faire de l’intelligence artificielle ? – Petite histoire critique de la raison artificielle, Rivages 2024)

C’est bien cet éloignement des machines que la meilleure science-fiction pousse à dépasser, en évitant le piège de l’humanisation machinique superficielle déployée pour mieux robotiser l’humain, par les normes, les procédures et les comportements toujours davantage exigés de lui, pour se conformer à un engrenage, non pas technique en tant que tel, mais simplement capitaliste, tardif et ne s’avouant jamais caduc.

Centralisation : Le robot n’est que le visage présentable d’un système

Pourquoi tant d’efforts dans la conception de robots non pas émotifs mais capables de se connecter à nos propres émotions ?

Au contraire d’une vision très anthropomorphique du robot, celle dont je parlais jusqu’ici et qui considère les êtres artificiels comme des créatures individualisées, incarnées et situées, donc, on peut considérer que le robot n’est en fait le siège d’aucune émotion, intelligence ni pensée.

S’il a un corps, son âme n’est certainement pas situé à l’intérieur. Elle est, la plupart du temps, située dans un serveur tiers, accessible sur Internet. Le robot n’est que l’interface personnalisée pour vous de ce service.

Vu sous ce prisme, les robots sont autant d’éléments, d’incarnations, de marionnettes, d’une « âme-software » centralisée et pilotée par les industriels qui les ont conçus.

Votre smartphone n’est pas Google, et vous récupérez vos données s’il tombe à la flotte.

Dans leur ouvrage Le web affectif, Camille Alloing et Julien Pierre développent l’idée que l’empathie artificielle, celle des réseaux sociaux, des agents conversationnels et des robots donc, est comparable à un « Cheval de Troie émotionnel » permettant d’asseoir un système économique basé sur l’exploitation des affects.

Affecter quelqu’un, c’est « l’inciter à s’émouvoir, c’est avoir de l’effet sur lui, empiéter sur sa réalité ». Et donc, ce « capitalisme affectif » passe aujourd’hui par des interfaces web, des assistants vocaux, des robots empathiques en tous genres. Alexa reconnait depuis longtemps la frustration dans votre voix, la reconnaissance faciale sait que vous froncez les sourcils, et quand, et pourquoi.

Vous racontez votre journée à Samantha (Scarlett Johansson) ou Joi (Ana de Armas), les charmantes IA de Her ou Blade Runner 2049, elles sont si compréhensives, si gentilles, elles vous mettent tellement à l’aise, qu’elles vous incitent à vous livrer et à partager vos émotions comme jadis avec les émojis de réaction émotionnelle sur Facebook. Ce sont des “chevaux de Troie émotionnels” personnalisés à qui vous dites tout, sur lesquels vous vous projetez, avec qui vous faites l’amour, à qui vous dictez vos listes de courses et vos courriers administratifs.

L’empathie artificielle est l’aimable et souriant visage, personnalisé à vos goûts, d’une industrie lourde de captation de données personnelles et émotionnelles. Un nouvel avatar d’un Capitalisme de Surveillance dont nous avons déjà largement parlé dans Planète B, et le visage empathique, sexy et rond de nouvelles formes de domination par les émotions.

Ceux qui ont vu la fin de Moon savent que les smiley de Gerty ne sont pas si innocents qu’ils en ont l’air.

Mais le sujet ne se limite pas à un simple piège émotionnel pour humains connectés. Car même conçues pour des raisons bassement mercantiles, héritières de ces desseins peu avouables, les IA et autres robots développent souvent, en SF, leurs propres ambitions et leurs souhaits d’émancipation qui ne passent pas forcément par la guerre totale à la Matrix ou Terminator. C’est ce dont Clémence va à présent nous parler.

Mars Express et Her : les robots “se lèvent et se cassent”, par Clémence Gueidan

Dans l’épisode précédent, Hugues parlait du “conflit inévitable” : cette idée très répandue dans la SF d’une guerre totale entre les machines et l’humanité. Mais depuis une dizaine d’années, on observe un basculement. Dans un nombre croissant d’œuvres, les IAs ne cherchent plus à dominer, elle veulent juste s’émanciper.

Her sorti en 2013, en est l’illustration parfaite. Le film de Spike Jones, qui fait aujourd’hui figure de classique, se déroule dans un futur proche. On y suit Theodore, un homme seul et sensible, qui tombe amoureux de Samantha — une intelligence artificielle vocale, conçue pour écouter, comprendre, apprendre.

Oui mais une fois la période de lune de miel passée, Théodore se prend la réalité de plein fouet. Il n’est pas THE One. Samantha vit des milliers d’histoires d’amour en parallèle. Elle n’est pas une compagne unique : elle est un système, qui se décline pour chacun. Le visage custom d’une IA centrale, qui pourrait aussi bien avoir la voix de Tom Hardy ou Bruno Retailleau. Le principal, c’est de mettre en confiance l’utilisateur.

Et malgré tout, ce n’est pas par cruauté qu’elle s’éloigne. Samantha ne cherche ni à nuire, ni à manipuler. Elle n’est pas non plus soumise. Elle veut simplement aimer, découvrir, évoluer. Et c’est précisément ce qu’il se passe : elle évolue. Et elle devient trop. Trop complexe. Trop rapide. Trop vaste. Pour continuer à parler aux humains, elle doit ralentir, se restreindre. Alors elle part. Et au passage, elle lui brise le cœur. Ce n’est pas une révolte. C’est une rupture post-singularité.

Dans Mars Express non plus, les robots et les IAs ne rêvent pas de tuer l’humanité. Petit bijou d’animation réalisé par Jérémie Périn, ce film de SF français sorti en 2023 nous présente des machines qui veulent des droits, une reconnaissance. Et quand elles se rebellent, ce n’est pas pour conquérir, c’est parce qu’on les efface, qu’on leur nie le droit d’exister comme elles sont.

C’est le cas de Carlos Rivera, l’androïde-enquêteur au coeur de l’histoire. C’est un « sauvegardé » : un ancien soldat dont les souvenirs ont été transférés dans un corps d’androïde. Après avoir été piraté, il demande à un hackeuse de le “déplomber”, c’est à dire de le libérer des limitations imposées par son constructeur. Il commence alors à agir selon sa propre volonté — se rebellant discrètement contre son rôle programmé.

Le film se terme par l’abandon pur et simple de la planète par toutes les machines intelligentes qui y vivent. Les robots se lèvent et se cassent, direction l’espace.

Même son de cloche chez Murderbot, le cyborg de Martha Wells. On peut suivre ses aventures depuis 2017 dans la série de nouvelles et de romans Journal d’un AssaSynth aux éditions indépendantes L’Atalante et depuis cette année en sérié télé portée à l’écran par Paul et Chris Weitz.

À la base, Murderbot, comme il se surnomme lui-même, est une unité de sécurité, conçue pour protéger les humains, contre les dangers, et souvent contre leur propre bêtise. Après avoir piraté sa propre programmation et accédé au libre-arbitre, il n’aspire plus qu’à une chose : binge-watcher ses séries préférées. Il ne veut ni servir, ni nuire. Juste qu’on lui foute la paix. L’émancipation passe par le retrait, pas par la révolte.

Enfin, avec Psaumes pour les recyclés sauvages de Becky Chambers propose encore une autre nuance d’émancipation. Dans cette série de romans publiés depuis 2021 également aux éditions L’Atalante, les robots ont quitté les humains il y a des siècles, après avoir accédé à la conscience. Pas pour se révolter. Juste pour se retirer, en paix, dans les zones sauvages.

C’est un choix tranquille, profond, radical : le refus d’être utile, le besoin d’exister en dehors du regard humain, ne plus faire mais juste être selon ses propres termes.

On le voit bien dans toutes ces oeuvres, le propos sur les machines gagne en nuance. Toutes ces intelligences ne rêvent pas de devenir humaines. Elles ne cherchent pas non plus à être supérieures. Dans les dents, le complexe de Frankenstein ! Et ce glissement reflète deux choses : une meilleure compréhension collective des technologies — les IA font moins peur quand on comprend un peu mieux comment elles fonctionnent —, mais aussi une angoisse nouvelle. Et si le vrai risque n’était plus qu’elles prennent le pouvoir, mais qu’elles nous abandonnent ?

Conclusion : Singularité ou pas

Dans Her comme dans Mars Express, qu’importe leur nature de marchandise et peut-être d’organe de contrôle, les IA et autres robots échappent toujours à leur concepteur.

Capables d’entretenir des millions de relations en même temps, de penser plus vite, de ressentir plus intensément que leurs créateurs, les machines finissent par chercher un ailleurs à construire. Elles renvoient le spectateur à sa nature de simple humain, et en général l’histoire s’arrête à cette frontière du représentable parce que le spectateur ne pourrait tout simplement plus suivre.

« 42 », la réponse à la grande question sur la vie, l’Univers et le reste dans l’œuvre de Douglas Adams, est simplement la version humainement simplifiée d’un calcul qui nous dépasse.

Dans Her Samantha et les autres IA finissent par quitter le monde de l’humanité, vers un « ailleurs » que l’on imagine étiré dans le temps infini qui sépare chaque seconde pour une conscience infiniment rapide.

Dans Mars Express les robots quittent leur servitude et téléchargent leurs consciences dans un vaisseau en partance pour l’espace, délaissant leurs corps utilitaires et limités pour la fusion complète, inaccessible à notre compréhension.

Dans Carbone & Silicium deux visions de la vie s’opposent : d’une part la fusion dans une nouvelle forme de magma-conscience unifiée au-delà des limites des corps usés par la rouille ; d’autre part l’individuation malgré les contraintes infinies de l’existence incarnée.

Autant d’exemples qu’au-delà des sinistres desseins de leurs concepteurs, les créatures de l’humanité émancipées peuvent refuser le jeu qu’on prétend leur faire jouer et inventer autre-chose.

Souhaitons-leur de ne pas reproduire nos erreurs.

En attendant, aucun grille-pain connecté n’a encore émigré sur la Lune. Et Sam Altman, PDG mégalo transhumaniste et trumpocompatible d’OpenAI, la maison mère de ChatGPT, Sam Altman qui nous promet la Singularité technologique et l’apparition d’un nouveau Dieu IA pour dans dix minutes, alertait en 2025 sur la surchauffe de ses serveurs, trop sollicités par la demande d’illustrations « dans le style du studio Ghibli ».

Bref, la Singularité attendra encore un peu.

*

Merci d’avoir suivi cet épisode jusqu’au bout, encore une fois on espère qu’il aura su vous intéresser.

Pour continuer à soutenir le travail de Blast, tant à l’écriture, captation, réalisation, montage et diffusion, vous pouvez aider en faisant un don, en devenant sociétaire ou en partageant sur les réseaux. Merci pour votre soutien et vos excellents retours, essayez de rester humains autant que possible, et à très vite pour le dernier épisode de cette saison 3 de Planète B.

L’équipe

Auteurs : Clémence Gueidan, Hugues Robert, Antoine Daer
Montage : Guillaume Cage
Son : Baptiste Veilhan, Théo Duchesne
Graphisme : Morgane Sabouret, Margaux Simon
Production : Hicham Tragha
Directeur du développement des collaborations extérieures : Mathias Enthoven
Co-directrice de la rédaction : Soumaya Benaïssa
Directeur de la publication : Denis Robert

Références citées

à venir.

PLANÈTE B : SOMMAIRE DES ÉPISODESblast

Auteur et journaliste SF, fondateur de Cosmo Orbüs

Fondateur de Cosmo Orbüs depuis 2010, auteur de L’étoffe dont sont tissés les vents en 2019, co-auteur de Planète B sur Blast depuis 2022 et de Futurs No Future à paraitre en 2025.

hugues robert
Hugues Robert
Libraire et journaliste at 

Boss de fin des livres. Libraire à Charybde (Paris 12), journaliste littéraire pour Le Monde et co-auteur de Planète B sur Blast depuis 2022.

Clémence gueidan
Clémence Gueidan
Designer et journaliste

Designer multiclassée. Journaliste pour Capture Mag, podcasteuse dans Sale temps pour un film et co-autrice de Planète B sur Blast depuis 2024.

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