
« Chat et Pas-Chat cohabritent en chat-qu’un. »
Première nouvelle du recueil Aucun souvenir assez solide, Les Hauts® Parleurs® est une nouvelle d’Alain Damasio, qui mérite amplement qu’on s’y arrête. Il faut dire que sur vingt-quatre pages seulement, elle condense beaucoup de ce qui fait le style de l’auteur. On y retrouve déjà son amour absolu pour les mots, ses jeux de vocabulaire, de sonorité et de poésie ; et toujours cet engagement chevillé au corps, sans concession, contre l’économisme sauvage.
Les Hauts® Parleurs® raconte la lutte de résistants de la langue dans un monde d’anticipation ultranormé, où les locuteurs doivent acquitter de royalties pour chaque utilisation publique des termes sous licence. Et la plupart des mots sont sous licence ; notamment auprès de la Wor[l]d Corporation, qui bâtit un empire financier en louant des mots utilisés dans les médias, les arts et tous les discours publics (d’une certaine manière, ce postulat de base rappelle La tyrannie de l’arc-en-ciel et son économie basée sur les couleurs).
Fatalement c’est toute la liberté d’expression et la pensée qui l’accompagne, qui se retrouvent normées par le pouvoir économique. Car si l’usage des mots copyrightés n’est interdit pour personne, chacun sera poursuivi jusqu’à règlement des sommes dues s’il les utilise. Les multinationales privatisent les noms communs : Amour®, Émotion®, Rêve®, alors que de riches collectionneurs s’offrent des termes rares (astronomiquement chers) comme des pièces de collection.
La filiation avec Orwell n’est pas loin, mais le paradigme est différent entre Les Hauts® Parleurs® et la « novlangue » de 1984. Car comme le présente Damasio lui-même, l’objectif de la privatisation – dans sa nouvelle – n’est pas de niveler le libre-arbitre des individus, ni de contrôler la pensée en imposant une langue amputée de tout vocabulaire subversif. L’objectif de cette dystopie lexicale est d’engendrer le plus gros profit en promouvant dans les médias et les arts les champs lexicaux les plus rentables. Le commerce, qui préside à toute décision, influence de facto les modes d’expression et donc de pensée des individus. Ils sont dépossédés de la liberté de parler comme bon leur semble.
C’est dans ce contexte qu’émerge une figure ultra-récurrente chez l’auteur : le troubadour rebelle, joyeux anarchiste et poète en rupture de norme. Installés dans la Zone 17 de la tour de Leuze (en hommage évident à Gilles Deleuze), les altermondialistes piratent le langage copyrighté et luttent pour faire vivre, en dehors des sentiers payants, une langue vivante et libre de droit. Si leur argot est une arme de conscientisation massive, c’est aussi une ligne de fuite et une porte de sortie poétique. La contrainte commerciale devient source de créativité, à grands renforts de jeux de mots, de doubles-sens et de néologismes. Spassky, le plus brillant d’entre eux, pratique l’art du « monomonème », n’utilisant donc qu’un seul mot – le Chat® – comme obsession totémique et matière première à toutes ses harangues, jetées à la ville (au mégaphone) depuis une sorte de deltaplane (le vélivélo). Si vous avez lu La Zone du Dehors, ça vous rappellera des souvenirs.

Peut-être par monomanie, la lecture des Hauts® Parleurs® m’a immédiatement fait penser à Internet. Une impression renforcée par la lecture de So Phare Away, autre nouvelle du même recueil. Aujourd’hui, la Toile est le marché par excellence où s’échangent les mots. C’est notamment de ce commerce que des géants comme Google doivent leur fortune titanesque. Ces mots, donc, sont loués par des sociétés privées, qui cherchent à apparaître favorablement dans les moteurs de recherche (SEM). Le plus riche dispose de la meilleure visibilité pour son contenu, et la guerre est furieuse entre les concurrents des différents secteurs.
En parallèle, on peut penser à ces techniques tentaculaires de référencement naturel (ou SEO), utilisées par les webmasters du monde entier pour plaire au Dieu Google. Charge à chacun de complaire à son Saint Algorithme pour normer son site, sa prose, ses « contenus » selon les lois des robots d’indexation. Longueur du texte, densité de mots-clés, nombre d’images et choix des termes… tout est passé au crible et l’on doit prémâcher le contenu pour le rendre digérable et indexable par les machines. Bref, soit l’on achète des mots-clés pour occuper une bonne place dans les résultats, soit l’on doit se conformer à la police de la langue pour avoir une chance d’être lu.
Certes, Les Hauts® Parleurs® n’a pas le souffle enragé de La Zone du Dehors ni la prose ciselée de La Horde du Contrevent. Il faut pourtant reconnaître à Alain Damasio sa maestria pour raconter une histoire, tout engageant une réflexion profondément actuelle via de vraies inventions littéraires et poétiques. En ce sens, il est l’un des auteurs les plus puissants et à l’œuvre la plus profonde que je connaisse. Au-delà de leurs qualités narratives (les nouvelles de Damasio sont en dessous de ses romans), c’est avant tout pour cette inventivité et ses prises de risque littéraires que la lecture d’Aucun souvenir assez solide et notamment des Hauts® Parleurs®, n’est pas facultative.
-Saint Epondyle-
[…] délaissées par simple méconnaissance, habitude du genre ou difficulté d’appréhension. La privatisation du langage, l’urgence écologique, le digital-labor, le Quantified Self, la […]