Le 30 janvier 2020 j’ai eu la chance et le plaisir d’être l’invité de Ground Control et du Collège International de Philosophie à l’occasion de La Nuit des Idées, afin discuter du pouvoir du langage dans la science-fiction en compagnie de Céline Hervet. L’article suivant reprend le texte de notre intervention conjointe.

nuit des idées damasio

Introduction : Le langage et son pouvoir

Céline Hervet J’aimerais commencer par interroger ce titre qui résonne un peu comme une sorte d’aspiration, au-delà même d’une espérance, d’une confiance dans un certain type d’usage du langage, il y a l’idée que d’une part le langage ne fait pas que désigner la réalité, qu’il n’est pas un outil fonctionnel de classement, d’ordonnancement de la réalité qui permet de s’en servir et de la manipuler, et que, d’autre part, les mots ce n’est pas que du vent, au sens propre d’ailleurs, un souffle d’air, un souffle de voix et que les paroles ne sont pas que des paroles précisément. Le langage œuvre et fait œuvre, il produit des effets. Il le fait de plusieurs manières, dans certains types d’énoncés, qu’on appelle depuis les écrits de J. L. Austin sur les actes de langage des énoncés performatifs qui lorsqu’ils sont prononcés, ne font pas que désigner ce dont ils parlent ou constater un état de fait mais accomplissent une action. C’est ce qui se passe dans les cérémonies de mariage par exemple, qu’elles se produisent dans un lieu sacré ou pas : lorsqu’une personne à qui est dévolue l’autorité adéquate énonce devant un couple d’individus la formule « je vous déclare époux ou épouse », elle effectue une action puisque ces deux individus deviennent instantanément par l’énoncé de cette formule époux ou épouses l’un ou l’une de l’autre. On voit déjà que dans certains usages du langage, dans ces actes de langage réside un potentiel de transformation, quelque chose qui opère au sein du réel. Il semble pouvoir modifier la teneur du réel. Le langage agirait donc, et cette action serait du côté d’une vitalité qui lui est propre. Et parmi ces moyens d’action la poésie aurait ici une place privilégiée. En quoi ? Comment peut-on la concevoir, qu’est-ce qui fait de la poésie le lieu même d’une action, à fortiori une résistance ?

1984 ou le langage dévoyé

Antoine St. Epondyle Dans 1984, George Orwell met en scène une novlangue ou néoparlé (newspeak) inspirée des régimes totalitaires du XXe siècle. Cette langue particulière est utilisée comme un moyen de renforcer le régime tyrannique d’Océania de plusieurs manières. D’abord en simplifiant à outrance les champs lexicaux, il permet une suppressions des subtilités et renvoie tous les sujets de discussion à des oppositions binaires. On efface « l’entre-deux » pour ne garder que le « bon » (good) et le « non-bon » (ungood). Ce qui renforce la légitimité des prises de décision simplistes et manichéennes de l’état. Le bon est clairement désigné. Ensuite par le bannissement des mots jugés inutiles ou dangereux, qui permet de limiter les possibilités de réflexion et renforce la mainmise de l’état en légitimant son action. Tous les mots qui servent à la qualifier sont positifs – tous les mots qui servent à la critiquer ou à rendre désirable d’autres situations sont bannis. Peut-on ressentir la soif de liberté alors même que le mot et sa signification nous sont inconnus ?

Aujourd’hui cette tendance est largement utilisée par la langue du marketing (langage publicitaire performatif) et celle de la communication politique. A titre d’exemple citons la « vidéosurveillance » désormais nommée « vidéoprotection » de sorte à devenir incontestable (personne ne veut être surveillé, mais qui voudrait se passer de protection ?) et le Ministère de la Guerre qui oscille depuis 1947 entre deux noms moins impopulaires : Ministère de la Défense et Ministère des Armées.

La finalité de la dictature d’Océania nous est apportée à la fin du roman d’Orwell : il s’agit de faire adhérer ses sujets sans mesure, à l’idée de préférer obéir de bonne foi à un mensonge que de penser par eux-mêmes. De l’aveu du système, son objectif est d’amener ses sujets à croire réellement et au premier degré à un sens des mots perverti au point de signifier l’inverse de leur définition originale (1 + 1 = 3). Les Ministères portent des noms inverses de leur fonction réelle (Ministère de la Vérité pour la propagande, de l’Amour pour la persécution politique etc.) et les slogans placardés partout affirment des oxymores évidents pour y faire adhérer la population : « War Is Peace » pour faire adhérer la population à un état de crise permanente comme une situation normale. « Freedom Is Slavery » pour lui faire passer l’envie de décider par elle-même au risque de s’en trouver perdue et enchainée à l’incertitude de la marche à suivre. « Ignorance Is Strength » pour qu’elle ne se lamente pas de ce qui ne la touche pas personnellement et puisse se concentrer sur sa propre vie. (Et donc mater toute velléité de réflexion collective.)

La dictature de 1984, inspirée des totalitarismes du XXe siècle observés et combattus par Orwell, investit donc le langage d’un pouvoir réel, coercitif et dominateur. Contrôler la langue est l’une des façons d’asseoir la tyrannie durablement. Une idée largement reprise et déclinée par la science-fiction dystopique. Dans La servante écarlate (Margaret Atwood) les femmes sont nommées en fonction de leur « commandant » c’est à dire leur propriétaire masculin : Offred, Ofglen etc. une manière de leur nier une identité propre et donc toute possibilité d’émancipation. Elles n’échangent entre elles que des banalités très scriptées dans leurs rapports sociaux. Dans Farenheit 451 (Ray Bradbury) les livres sont brûlés par les pompiers-incendiaires pour les empêcher d’essaimer des idées « dangereuses » dans la population. A la fin du récit, les citoyens apprennent par cœur les livres pour incarner en eux-mêmes le savoir perdu. Ils sont « clochards au dehors, bibliothèques au-dedans ». C’est alors moins l’écrit qui est l’enjeu que la parole dont chacun se fait le porteur et le garant en connaissant par cœur un livre donné.

Pas de pensée sans langage

Céline Hervet À la même époque Viktor Klemperer, un philologue spécialiste de la pensée et la littérature française du XVIIIe décrit dans son journal les ressorts de ce qu’il nomme la Lingua Terti Imperii, la LTI ou cet usage dévoyé de la langue allemande par les nazis, cette novlangue qui est en fait une contamination de la langue allemande voué à manipuler les esprits. Contamination, empoisonnement de la langue sur fond d’un appauvrissement généralisé, d’une homogénéisation et d’une mécanisation du langage vouées à anesthésier toute pensée. Klemperer évoque les doses d’arsenic de cette langue appauvrie qui emprunte ses tours à la machine, à la chaîne de montage et qui fait du langage un élément strictement fonctionnel, utilisée de façon automatique puisqu’elle vise à produire une obéissance et une discipline qui permet de conserver toute son efficacité à la chaîne de commandement. C’est ici la dimension créatrice et critique du langage qui est évacuée, la « voix étrange » (Mallarmé, Le tombeau d’Edgar Poe), la parole individuelle qui s’affranchit du parler ordinaire et de l’habitude. Klemperer repère d’ailleurs la contamination durable qu’elle a opéré par-delà même la période de l’Allemagne hitlérienne, bien après la dénazification. Là où la vie se comprend comme surgissement de nouveauté, comme profusion des différences, et d’imprévu, la LTI apparaît véritablement comme un langage de mort. C’est une guerre contre la richesse du langage qui empêche son usage créateur, métaphorique, poétique.

On pense dans la langue et cela est à double tranchant : les mots nous font penser, ils donnent des contours à nos idées, ils permettent de les préciser, mais lorsque ceux-ci manquent, la pensée elle-même se rétrécit. Ils sont autant des instruments que des obstacles. Hegel montre dans l’Encyclopédie des sciences philosophiques comment a lieu cette circulation entre la pensée et les mots dont elle a besoin pour se formuler, c’est-à-dire ici au sens fort, pour se former, pour prendre forme. La pensée donne vie aux mots en les assemblant de manière inédite, mais en retour ils lui sont nécessaires pour exister, et se remplir de la nature des choses :

« Nous n’avons conscience de nos pensées, nous n’avons des pensées déterminées et réelles que lorsque nous […] les marquons de la forme externe [du] son articulé. Par conséquent, vouloir penser sans les mots, c’est une tentative insensée […] ainsi le mot donne à la pensée son existence la plus haute et la plus vraie. Sans doute, on peut se perdre dans un flux de mots sans saisir la chose. Mais la faute en est à la pensée imparfaite, indéterminée et vide, elle n’en est pas au mot […] Par conséquent, l’intelligence, en se remplissant de mots, se remplit aussi de la nature des choses. »

On voit ainsi comment la pensée se nourrit du langage et le nourrit en retour. Et dès lors qu’il y a déperdition et pauvreté de mots, la pensée elle-même s’appauvrit et le monde qu’elle est censée se représenter avec. Dans un passage de son Traité théologico-politique, Spinoza, qui entretint toute sa vie un rapport pour le moins complexe à la communauté juive, — il en fut banni à l’âge de 26 ans — déplore que l’état de la langue hébraïque, si essentielle à qui veut accéder au texte original de la Bible qui constitue un enjeu politique majeur en ces temps de controverses religieuses menaçant la concorde civile. En effet l’hébreu est au XVIIe siècle langue quasiment morte, dont le vocabulaire a presque entièrement disparu, et ne se résume qu’à ce qui est présent dans la Torah et la liturgie. Voici ce qu’il dit :

« La nation hébraïque a perdu tout son lustre et tout son éclat, ce qui n’est pas étonnant après avoir souffert tant de désastres et de persécutions ; elle n’a conservé qu’un petit nombre des fragments de sa langue et de quelques livres peu nombreux. Presque tous les noms de fruits, d’oiseaux, de poissons et beaucoup d’autres ont péri sous les coups du temps. »

C’est intéressant que Spinoza prenne comme exemple ce qui relève de la description de la nature, de ce qu’on appellerait aujourd’hui la biodiversité. On peut même faire ce parallélisme et dire qu’il y a une nécessité de protéger les mots, et plus largement les langues : ce qu’on ne peut exprimer par des mots existe-t-il encore pour nous ? Avec cet éloge du génie hébraïque Spinoza rend donc hommage à l’aptitude de toute langue naturelle à signifier la richesse et la productivité infinie de la nature. Il y a donc dans la langue même, dans son lexique et ses tours de phrase, une sorte de résistance face à la mort, une possibilité de renaître. Ce que les mots peuvent dire n’est pas tout à fait oublié, n’est jamais voué au néant. La renaissance de l’hébreu qui eut lieu à partir de la fin du XIXe siècle ne fut pas décrétée par les autorités du futur État d’Israël, elle rencontra même une forte opposition ; elle se fit sans que les pouvoirs publics l’encourage réellement, de manière horizontale, par des initiatives individuelles qui étaient à ce moment-là des formes de résistance.

Les Hauts®-Parleurs® (Damasio), résister par le langage

Dans chacun de ses romans et plusieurs nouvelles, Alain Damasio propose de réinvestir la puissance de la langue pour en faire une arme de résistance à sa colonisation par les pouvoirs autoritaires. Ce qu’il met en scène, il tâche de le faire lui-même en confondant le fond (diégèse, récit de la lutte) et la forme littéraire (poésie).

Dans sa nouvelle Les Hauts®-Parleurs® Damasio met en scène un futur proche où les mots ont été vendus à diverses multinationales du lexique, Wor[l]d Co. et Lexicon Inc. Privatisé comme l’est la météo, le langage n’est plus libre de droit et donc soumis au versement de royalties lors de ses utilisations publiques. Ce qui oblige les citoyens à payer des royalties lexicaux pour avoir le droit d’utiliser certains mots. Contrairement à 1984, Damasio précise bien que :

« La réduction du vocabulaire public ne devait rien à une volonté politique d’imposer une novlangue. (…) Cette réduction n’était qu’une stratégie commerciale : celle de concentrer le champ d’expression public au Master Corpus, c’est à dire à la centaine de mots que les lobbies lexicaux faisaient sans cesse circuler dans les cercles médiatiques afin qu’ils soient le plus fréquemment utilisés, générant ainsi de confortables royalties. »

Pour résister à une telle OPA sur la langage, et sa limitation à des fins commerciales, la résistance s’organise. Les Hauts-Parleurs sont des militants et activistes qui haranguent la population depuis les airs. Ils cherchent à soulever les consciences en résistance à la colonisation du capitalisme sémantique. A cause de celui-ci, cette résistance est contrainte à la créativité poétique pour contourner les champs lexicaux payants, et donc à une certaine forme de vitalité poétique. Quatre écoles chez eux témoignent de ces efforts :

  • Le style gratuit : qui s’astreint à l’usage des mots royalties-free seulement (environ 1 000 termes libres de droit). Cette contrainte formelle énorme force à la créativité par l’usage de mots non-rentables particulièrement inusités, vieux, peu pratiques.
  • Le style néologique : qui cherche à inventer de nouveaux mots par un travail de dérivation de la langue, d’invention etc. Exemple par le personnage de Spassky : « Porquel motos véléitère-t-il que je l’empaie ? » (« Pour quel mot veut-il que je le paie ? »)
  • Le style torse : à ne pas confondre avec le style néologique, qui consiste à tordre le langage commercial (découper les mots, préfixer, suffixer, changer les noms en verbes etc.) « Il consiste au fond à imprimer par des flexions, une force de résistance à l’intérieur du langage pour le rendre inapte à toute forme de récupération. » (p. 18) (= hacking, ironie)
  • Le style monomonème : qui n’utilise qu’un seul mot et ses dérivés, pour créer un effet d’assonance et de scansion poétique comme nous le verrons plus loin.

La limitation du langage commercial contribue à le fixer et à le circonscrire (comme la vie est fixée, circonscrite et in fine commercialisée et exploitée via le clonage, le commerce du vivant ou de la météo) ; paradoxalement le fait de le détourner et d’en inventer un nouveau qui soit libre renoue avec une forme de liberté, de mouvement consubstantiel au vivant. Cette mutation perpétuelle est une forme de fuite ou déterritorialisation au sens de Gilles Deleuze, l’une des principales inspirations d’Alain Damasio.

Les propositions de rachats de cette nouvelle langue ne tardent pas de la part des compagnies lexicales, le capitalisme assimile y compris sa propre critique – rendant nécessaire une fuite perpétuelle en forme de renouvellement constant, de changement de langue, d’identité, d’hybridation langagière. Le nouveau langage des Hauts Parleurs n’est pas figé, c’est une attitude existentielle en devenir perpétuel.

Le « chat » une métaphore de la vie et une syllabe poétique : qu’est-ce que la poésie ? L’oralité, la composition du son et du sens

Céline Hervet J’aimerais rebondir sur ton exemple et citer un tout petit extrait de cette nouvelle assez fascinante, qui va nous permettre de cerner quelle est cette voix étrange que celle du poète, son individualité, sa spécificité : il s’agit d’une description des discours de Spassky, le personnage principal qui choisit de construire ses prises de parole sur la syllabe « cha », dans un monde où non seulement les mots ont été privatisés, mais les êtres vivants, à commencer par les chats, sont en voie de disparition car ils sont pourchassés par des entreprises de clonage. Il n’y a quasiment plus de chats vrais… :

« il assimila des listes entières de mots de toutes origines contenant la syllabe – cette fricative dont il disait que la simple prononciation amenait en gorge la présence même du souffle, en bouche le pur exprimé : cha ».

La déperdition du vivant naturel est contrée par la résistance opérée par un usage poétique de la langue et même des langues qui se combinent les unes aux autres. On voit ici la force que peut avoir l’oralité, la prise de parole dans sa dimension physique, incarnée, éminemment vivante.

Ce qui est en jeu ici c’est le langage comme la matière même d’une création, d’une production véritable qui va s’écarter voire même transgresser les règles issues de son usage par le plus grand nombre ET NON PAS le langage dans son usage normal, ou codifié, de son usage habituel et pratique. Toujours dans Le tombeau d’Edgar Poe, Mallarmé évoque justement la poésie comme ce qui consiste à « donner un sens plus pur aux mots de la tribu », c’est-à-dire retrouver sous l’usage habituel des mots, sous la dimension pratique et utilitaire du langage une forme d’étrangeté, Mallarmé aurait dit de « pureté ». Comment concevoir ce traitement que la poésie opère sur le langage lui-même ? Il s’agit d’unir le son et le sens, la poésie, le plan proprement poétique c’est « l’effet que produit sur nous la composition qui marie le sens et le son, la pensée et la forme dans une seule recherche… L’écoute du son des mots, de leurs longues et brève, de leur couleur, c’est ce qui nous rouvre à nouveau dans toute sa plénitude cette immédiateté sensorielle qui a été chassée de l’esprit. ». Je cite ici Yves Bonnefoy, l’un de nos immenses poètes qui nous a quitté en 2016. Il s’agit de retrouver derrière le sens rigidifié par l’habitude et l’usage, la vie même, l’effet que la rencontre du son et du sens produit en nous, ce que la syllabe « cha » transporte en terme de souffle vital, de respiration. Il s’agit de s’étonner à nouveau de cette rencontre entre un mot, la façon dont il sonne et le sens que cela produit. Un sens nouveau qui rompt avec l’habitude. La poésie déjoue l’union que l’habitude a forgé entre un son et un sens, elle met en lumière ce qu’elle a d’arbitraire, et instille une forme d’étrangeté, d’inquiétude en rendant présente la chose ainsi évoquée et proférée. À ce titre, citons la célèbre phrase de Mallarmé :

« Je dis : une fleur ! et, hors de l’oubli où ma voix relègue aucun contour, en tant que quelque chose d’autre que les calices sus, musicalement se lève, idée même et suave, l’absente de tout bouquet. »

Le réel, sa présence sensible fait retour ici dans le poème. Il faut rappeler que « poïesis » en grec désigne déjà une manière de produire, donc de faire exister quelque chose. La poésie en ce sens tient toujours d’une forme de création.

C’est d’ailleurs ce qui reste aux hommes-livres qu’évoque Ray Bradbury à la fin de Farenheit 451, « clochard au dehors, bibliothèque en dedans » qui raconte les conditions précaires de la survie de la culture comme une appropriation clandestines des textes notamment poétiques. La récitation orale apparaît ici comme reviviscence et persistance de la littérature.

La Horde du Contrevent, Damasio et le souffle poétique

Antoine St. Epondyle Le chat est un miroir à la vitalité prôné par Damasio en tant qu’espèce vivante et menacé par le pouvoir marchand – qui tue les chats-vrais pour vendre des chats clonés (supposés moins vivants : « quelque-chose d’essentiel à l’espèce-chat, quelque-chose de sereinement vif et libre a été perdu qu’aucune recomposition ADN ne pourra nous ramener. »)

Dans Les Furtifs d’ailleurs, Damasio poursuivra cette idée de reconnexion à l’animalité et de retour à la nature à travers les créatures éponymes. C’est ainsi que le langage utilisé dans toutes ses dimensions (sonore, visuelle, haptique…) : la graphie des lettres change d’un personnage à l’autre, et évolue à mesure de l’avancée dans le récit (Lorca et Sahar à la recherche de leur fille) et du rapprochement d’avec ces fameux « furtifs ». La vie doit s’émanciper du contrôle pour se déployer, par la fuite, par l’art, par le fait de se rendre insaisissable.

Dans La Horde du Contrevent, l’élément primordial constitutif du monde fictionnel (le vent) est assimilé à l’élément primordial constitutif du livre (le texte). Les deux partagent les mêmes propriétés ontologiques, ce sont des flux porteurs de rythme (mouvement) et s’articulent pour confondre l’enjeu de l’intrigue (découvrir l’Extrême-Amont, l’origine du monde) et l’enjeu littéraire (faire du texte un flux vivant à parcourir parallèlement à la quête des personnages).

A Alticcio, ville hiérarchisée et verticale, se trouve un Exarque qui parle de manière performative un seul mot de sa part permet de bannir, tuer, mettre aux fers, ouvrir ou fermer la porte de la ville (la porte d’Urle). Son verbe est la loi, il fait directement acte. C’est une incarnation du pouvoir transcendant, vertical, hiérarchique, une forme dévoyée du pouvoir des mots de commandement. A l’inverse les personnages de La Horde utilisent le langage ou le souffle comme véhicule de leur puissance d’agir. Le néphèsh (« souffle de vie » en hébreu) est un pouvoir d’articuler le souffle du langage pour modifier le monde. Dans un univers sculpté par le vent assimilé à du texte, le fait d’articuler des mots et de les prononcer donne une puissance d’agir sur le réel. Qui comprend que le monde est fait de texte peut le modifier en articulant des mots à son tour.

Dans cette même ville se livre le duel poétique entre Caracole le troubadour de la Horde et le représentant de la caste dirigeante locale (Sélème le stylite). Les exercices poétiques se livrent face au public pour déterminer le vainqueur et donner corps à l’affrontement de deux rapports au monde antinomiques (connaissance par cœur / invention etc.).

La maîtrise de cette langue, le néphèsh, fait partie intégrante de la quête des personnages. Les hordes successives s’élancent à travers le monde depuis 33 générations pour tâcher d’en découvrir l’origine, et utilisent la compréhension du vent (donc du monde, donc de la vie) comme un moyen de transmettre aux générations futures sa compréhension de l’étoffe du monde et donc d’eux-mêmes. Elles notent le vent par des signes de ponctuation (virgule, point-virgule, tiret…) pour établir le lien entre texte / littérature et vent / mouvement. Cet enseignement participe d’une meilleure connaissance du monde et donc d’un déploiement d’une force vitale supérieure au sens de Spinoza, elle améliore la puissance d’agir grâce à la raison.

Damasio dote ses personnages d’un style littéraire propre, d’un souffle singulier hérité de leur rapport au monde. Le style est ciselé pour jouer des assonances et du rythme dans un mode d’évocation littéraire bien particulier.

Conclusion

Céline Hervet À partir du répertoire commun que forme la langue, la poésie ré-individualise, re-singularise, elle combat la généralité et la rigidité mécanique d’une langue impersonnelle et appauvrie par son usage strictement fonctionnel et pratique. Elle entreprend alors de restituer les « mille nuances fugitives, et les mille résonances profondes qui font de nos sentiments, de nos états d’âme quelque chose d’absolument nôtre ». Je terminerai cette conversation en citant donc Bergson qui décrit dans Le Rire le travail des poètes : « par des arrangements rythmés de mots, qui arrivent ainsi à s’organiser ensemble et à s’animer d’une vie originale, ils nous disent, ou plutôt ils nous suggèrent, des choses que le langage n’était pas fait pour exprimer. »

~ Céline Hervet et Antoine St. Epondyle

Merci Céline et Ground Control pour votre invitation à parler lors de cet événement. Merci à Christian Mrasilevici pour la captation vidéo.

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