« Tant que la réalité n’entre pas en ligne de compte
rien n’est plus facile que s’égarer dans l’imaginaire, à Istanbul. »
J‘ai eu la chance d’explorer Istanbul il y a quelques années. Ce fut pour moi la découverte d’un monde fascinant, cité sublime bâtie sur plusieurs strates d’histoire sédimentées. Celle qui fut Byzance et Constantinople porte le métissage dans ses gènes ; dans chacune des rues d’Istanbul fusionnent l’Europe et l’Asie, l’antiquité et la modernité.
Forcément, je ne pouvais que me jeter sur La maison des derviches, le roman cyberpunk de Ian McDonald qui fait d’Istanbul son personnage principal.
Le bouquin met en scène une kyrielle d’individus dans un futur proche. Tous stambouliotes, ils sont les habitants d’un tekkè c’est-à-dire un ancien monastère de derviches tourneurs, une bâtisse hors d’âge aux loyers accessibles. Sans toujours se connaître s’y croisent Adnan le trader, Ayse l’antiquaire, le petit Can cloîtré chez lui, Georgios le prof retraité, Leyla la marketeuse… autant de visages d’une même réalité, qui nous entraînent entre complots terroristes, montages financiers et enquêtes archéologiques.
Avec plusieurs arcs narratifs et personnages attachants et réalistes, le roman tisse une histoire chorale à un rythme assez lent. On comprend peu à peu que chacune des intrigues emmêlées participe d’un dessin plus grand, une peinture de cette Istanbul cyberpunk à travers la multiplicité de ses protagonistes. En restant discret sur la partie science-fictionnelle, l’auteur appuie d’autant plus sur les aspects futuristes de notre monde contemporain. Les nano-technologies sont le seul aspect vraiment extrapolé, qui enrichit l’intrigue d’une dimension supplémentaire.
L’alliance difficile de l’intrigue, d’un décor très original en SF et d’un style aussi simple que puissant fait de La maison des derviches une sorte d’élégance ultime trop rare dans son genre. Sans verser totalement dans la poésie, l’auteur n’en garde pas moins une plume très soignée (peut-être amoindrie par la traduction ?), d’autant plus assurée lorsqu’elle se permet quelques envolées lyriques.
Mais la qualité principale de La maison des derviches est la description qu’elle fait de l’Istanbul de 2027. Car chacun des récits imbriqués donne une vision propre de cette ville-monde écartelée entre son histoire et ses ambitions, ses traditions et la mondialisation. La connaissance encyclopédique que l’auteur semble avoir de la ville teinte le roman d’une atmosphère bien particulière. Ian McDonald, habitué à la science-fiction dans des cadres non-occidentaux, signe ici un vrai roman stambouliote imprégné de culture ottomane, sans tomber dans les relents coloniaux qu’on aurait pu craindre. Que ce soient les secrets de la calligraphie arabe ou la légende de l’homme mellifié (une momie conservée dans le miel, aux pouvoirs de guérison légendaires), l’histoire est pleine d’influences culturelles réelles ou imaginaires qui le démarquent d’un simple décor en carton-pâte. Le cadre politique y compris (et ses impacts sociaux), tous les aspects de cette Istanbul du futur sont décris avec une belle précision.
On traverse ainsi les différentes strates de l’histoire de la ville sans que le ton ne devienne jamais professoral ni lourd. Et si le décor de La maison des derviches est crédible, c’est que les apports de l’auteur se mêlent parfaitement à la réalité de la ville. Comme il le précisait dans cet interview à ActuSF :
« Il n’existe pas de feuille blanche historique, aucune société ni technologie ne fait table rase du passé et instaure une année zéro. Ainsi, si raconter le futur revient à décrire un endroit où les gens vivent plutôt qu’un endroit où se déroule une intrigue, il doit contenir également le passé. Et Istanbul a une sacrée histoire. »
Le résultat est réussi : l’Istanbul de La maison des derviche est pleine des contradictions des mégalopoles historiques. Et alors que le monde avance en érigeant des tours de verre au dessus des minarets anciens, Dieu seul sait quels mystères sommeillent encore dans « la reine des cités, qui existera aussi longtemps que battra le cœur des hommes. »
-Saint Epondyle-