Howard Phillips Lovecraft (1890-1937) est un auteur américain du début du vingtième siècle, jamais reconnu de son vivant, mais dont l’œuvre est pourtant considérée aujourd’hui comme l’une des plus importante de la littérature horrifique mondiale. Auteur de quelques romans ainsi que de nombreux poèmes et correspondances c’est surtout pour ses nouvelles que le Maître de Providence est entré dans les mémoires. Son oeuvre la plus connue est L’Appel de Cthulhu, publiée en 1926 dans le magazine pulp Weird Tales.
Lovecraft est la preuve qu’on peut être un auteur de génie tout en étant un être humain détestable Considéré comme réactionnaire même par ses contemporains, convaincu par la lecture de Mein Kampf, l’auteur était terrifié par à peu près tout et tout le monde. Xénophobe, plus raciste que la norme de son époque et opposé à toute forme de progrès, celui qu’on a surnommé le Reclus de Providence a puisé dans sa terreur chronique du monde et son rejet de la modernité les briques d’une oeuvre littéraire à nulle équivalente.
L’oeuvre de Lovecraft, et en particulier ses nouvelles, est entièrement sous-tendue par plusieurs de ses convictions profondes. La première d’entre elles est que l’humanité serait une « erreur » de la nature, qui ne serait pas destinée à « de longs voyages », et donc que la race humaine serait insignifiante au regard de l’univers. Notre vision du monde étant basée sur des perceptions et des facultés intellectuelles très limitées, Lovecraft considère que l’essentiel de la réalité nous est, et nous sera toujours caché. Bien loin de voir la science comme un moyen de lever ce voile, l’auteur la rejette en bloc et la considère comme dangereuse, car permettant de nous faire accéder à des savoirs interdits.
« Tous mes récits sont basés sur la prémisse fondamentale que les lois et les émotions humaines communes n’ont aucune validité, aucun sens, par rapport au cosmos dans sa complexité. »
– Extrait d’une lettre de Lovecraft au directeur de Weird Tales, 5 juillet 1927« Tout savant sait que la plus grande partie de notre savoir repose sur certains postulats fondamentaux qui, confrontés à une intelligence non terrestre, sont indémontrables. »
– Extrait de la nouvelle Le rôdeur devant le seuil
La seconde certitude de l’auteur est qu’au regard du temps dans l’univers, d’autres civilisations et formes de vie existent nécessairement, y compris dans des sphères de conscience que nous ne pouvons pas soupçonner, en dehors de toutes les lois connues du temps, de la matière et de l’espace. Sur des durées sans commune mesure avec les nôtres, ces Autres évolueraient de manière autrement plus avancée que nous. Dans un contexte de grandes avancées scientifiques comme celui ou vécu l’écrivain, la perception du monde a été extrêmement modifiée. Éminemment obscurantiste, Lovecraft s’oppose donc à toute tentative de compréhension de l’univers, et en prédit de terribles conséquences. Cette idée ne manque pas d’intérêt d’un point de vue littéraire, et guide quasiment tous les textes de l’auteur.
De ces grandes directions, Lovecraft a imaginé toute une cosmologie de monstres, une galaxie de créatures, de dieux et d’êtres horribles, issus d’outre espace et d’autres dimensions. Cthulhu, Yog-Sothoth, Azatoth, Nyarlathotep, Shub-Niggurath, ils sont les Grands Anciens et les Dieux Extérieurs, indescriptibles, incompréhensibles, sur lesquels l’auteur à calqué les traits discordants, contre-nature et immondes de ses propres phobies : tentacules, poulpes, crabes, toute une galerie de pseudopodes répugnants et d’yeux vitreux aux dimensions démesurées. Ces monstruosités et leurs serviteurs, qu’ignorent heureusement les hommes, hantent l’espace et les recoins oubliés de notre planète : le fond des océans, les déserts, les pôles ou des peuples antédiluviens leurs dressèrent temples et cités aux dimensions cyclopéennes.
« De tels êtres ou de si grands pouvoirs, il est concevable qu’il y ait une survivance… survivance d’un temps extrêmement reculé où… la conscience se manifesta, peut-être, sous des formes et figures en retrait depuis longtemps avant la marée de l’humanité en marche… formes dont seuls la poésie et légende ont saisi un souvenir fugace et qu’elles ont appelées dieux, monstres, êtres mythiques de toutes sortes et espèces… »
– Extrait du recueil Le Mythe de Cthulhu
C’est l’un des coups de génie de Lovecraft d’avoir su raccorder toute cette conception terrifiante du monde à un certain nombre de d’éléments plus classiques du récit d’horreur : fantômes, sorcières, tribus primitives, possession diabolique… Bien que chaque histoire puisse se lire et s’apprécier de manière indépendante, c’est en les lisant en nombre qu’on peut découvrir les liens qui les unissent et le message que l’auteur véhicule. Car s’il ne le mentionne clairement nul part, chacune de ses histoires participe à un tout et peut se cumuler avec les autres comme autant d’indices saillants dans notre réalité des innommables vérités qui la sous-tendent. Cette idée que tout ce que l’homme perçoit comme surnaturel et terrifiant est en fait issu de leur ignorance par rapport à cette réalité porte un nom. C’est Le Mythe de Cthulhu.
Je ne crois pas qu’un seul autre auteur ait réussi à construire à un niveau semblable une fiction superposée au monde réel dans chacune de ses œuvres, parfois en filigrane discret, parfois comme une insoutenable vérité, atroce et condamnant l’humain au mieux à une mort horrible. Autant la sincérité des idées directrices du Mythe ne fait aucun doute chez Lovecraft au regard de sa personnalité, autant la question de savoir s’il croyait réellement à l’existence des monstres qu’il décrit dans ses histoires, la question se pose. Fou à lier, extralucide ou génie littéraire ? Peut-être un peu les trois.
Car Lovecraft est un écrivain formidable. Le seul auteur dont j’ai lu l’intégralité de l’oeuvre et celui dont je suis le plus passionné, à défaut d’en être l’admirateur. Bien que toutes ces nouvelles suivent globalement la même structure, on trouve dans ses récits une richesse d’épouvante incroyable. Jamais héroïque, le narrateur lovecraftien est toujours un homme à la profession et à la vie indistincte, confronté malgré lui à des connaissances impies. Pêchant par volonté de savoir, la révélation de la réalité provoquera sa plongée dans la folie. Regrettant éternellement d’avoir vu ce qu’il aura découvert, le narrateur se suicidera, tentera de mettre en garde l’humanité contre les savoirs impies et/ou finira interné dans un asile de fous. Parfois, au détour d’une phrase, on apprendra que le narrateur est marié, qu’il a des enfants, ou qu’il a un métier (en général intellectuel). Autant d’éléments totalement anecdotiques pour l’auteur, dont la propre vie privée était un champ de ruines, et qui préfère à ces considérations triviales l’exploration de choses plus sinistres et plus importantes à ses yeux.
Moins connues, certaines nouvelles du Maître mettent en scène des rêveurs explorant les Contrées du Rêve. Ces histoires sont directement inspirées du vécu de l’auteur, sujet à des cauchemars et des visions pendant son sommeil. Dans La Quête onirique de Kadath l’inconnue par exemple, le rêveur Randolph Carter part à la recherche d’une citée de songes à travers les pays oniriques. L’occasion pour Lovecraft de changer de registre et de passer au fantastique plus qu’a l’horreur, son genre de prédilection. Personnellement, j’aime vraiment moins ces écrits, que je trouve plus décousus et moins cohérents que les autres.
Pour servir de cadre à ses histoires, Lovecraft utilisa essentiellement les régions qu’il connaissait ainsi que les antipodes inconnus, comme le pôle sud par exemple dans Les Montagnes Hallucinées. N’ayant jamais pu quitter la ville de Providence (Rhode Island, USA) que pour quelques mois de vie à New York (ville qu’il haïra), c’est tout naturellement que l’auteur y situa une bonne partie de ses nouvelles. Ainsi, Lovecraft créa de toutes pièces une partie du nord-est des Etats-Unis : la ville d’Arkham, dans le Massachusetts, qui accueille la prestigieuse Miskatonic University, les villages de Dunwich, Innsmouth, Kingsport, Aylesbury et enfin le fleuve Miskatonic. Passionné de vieilles pierres, voire de très vieilles pierres, l’auteur regretta toute sa vie de ne pas avoir les moyens de payer un voyage en Europe, continent qu’il connaissait bien par ses lectures mais qui lui demeura interdit pour de tristes raisons pécuniaires.
Malgré la petite taille de ses histoires, Lovecraft reste un auteur difficile à lire, à la langue assez datée et surtout au vocabulaire extrêmement particulier. Lors des phases de recherche et d’enquête les narrateurs font toujours preuve d’une rigueur très scientifique dans leurs descriptions, donnent l’heure, les distances, décrivent les phénomènes avec précision. C’est le cas dans Les Montagnes Hallucinées par exemple, ou l’auteur se fait un devoir de décrire en détail les découvertes géologiques des explorateurs. L’apparition de l’horreur quand à elle est toujours accompagnée d’un luxe d’adjectifs et d’un déversement d’informations incompréhensibles et passablement contradictoires. Par ce procédé très particulier, l’auteur rend fort bien l’aspect impossible à comprendre des choses dont il parle et que les narrateurs cherchent à expliquer tant bien que mal. Bien entendu, l’exemple le plus flagrant de ce procédé littéraire unique est la scène de l’exploration de la citée engloutie de R’lyeh dans L’Appel de Cthulhu. On en trouve toutefois de nombreux autres exemples. En alternant les deux, et en poussant petit à petit ses personnages de la raison à la démence, Lovecraft opère dans la plupart de ses nouvelles un tour de force littéraire. Plus encore, c’est en lisant l’ensemble de son oeuvre que l’on peut en comprendre l’essence profonde, aussi passionnante au niveau narratif que d’un point de vue philosophique.
Le temps n’a fait qu’ajouter de la patine au langage de l’époque, et malgré l’ancienneté de ses écrits le Maître de Providence reste tout à fait d’actualité. Aujourd’hui plus que jamais, la science nous semble capable de conquérir tout le champ du savoir et d’amener l’humanité toujours plus loin dans la connaissance de l’univers. Howard Phillips Lovecraft dérange cette idée en questionnant notre foi en la toute puissance de l’humanité. Plus encore, il nous effraie en rallumant la flamme d’un des sentiments les plus anciens du monde : la peur de l’inconnu.
~ Antoine St. Epondyle
Mis à jour le 23.01.13
[…] que c’est dans ce même magazine bon marché que débutait dans la décennie précédente HP Lovecraft, et qu’il y publia quasiment toutes ces nouvelles les plus cultes. La parenté entre […]