Je l’aurai attendue, cette bande dessinée adaptée de La Horde du Contrevent... depuis les mésaventures de Forge Animation, auquel le projet était initialement lié. Car j’aime La Horde l’égal de Dracula et de L’Appel de Cthulhu – ce qui n’est pas rien. Il a changé ma vie, et continue de le faire.
La bande dessinée d’Eric Henninot s’inscrit dans la longue liste des adaptations / réinterprétations de l’œuvre d’Alain Damasio. Comme chacun de ces projets, il est indépendant mais nourrit la vie collective et les multiples facettes de l’univers.
La Horde graphique
Foncièrement littéraire, le roman évoque beaucoup d’images mais ne décrit (presque) rien. Il façonne l’idée qu’on se fait des choses sans jamais en tracer les contours précis. Comme je le disais dans cet article, Alain Damasio travaille l’univers de son récit par une écriture sensitive (assonances poétiques, rythme dépendant de l’écoulement du vent, de l’ambiance et de l’action de la scène, fluidité de la langue adaptée à chaque personnage, etc.) qu’il met en parallèle avec le vent ; ce flux créateur qui fonde ontologiquement l’univers de la bande de contre, et qui s’écoule linéairement comme le texte de gauche à droite. Les phrases rythmées par la ponctuation répondent aux écoulements du vent, notés eux aussi par cette même ponctuation. En un mot : La Horde évoque plus qu’elle ne dit, elle montre plus qu’elle ne décrit. Damasio prête si bien sa voix aux personnages (grâce à l’alternance des prises de parole ; « polyphrénie ») que l’on ressent plus facilement la texture de voix de Golgoth que l’on imagine son apparence.
Vous m’auriez posé la question il y a quelques mois, je vous aurais dit que La Horde du Contrevent était inadaptable en BD. Ou tout autre média graphique. Car le roman s’approche plus de la musique, qui est rythme et fluctuation, vibrance de l’air comme l’est le langage, que du dessin. C’est ce qu’avait très bien compris la Compagnie IF dans son projet fou de performance musicale, HORDE, irréprochable sur le plan conceptuel.
C’était oublier que le dessin aussi est une question de rythme, de montage, de sens de lecture.
En apprenant qu’Eric s’attelait à l’adaptation de La Horde, deux options se présentaient à moi. Me draper dans mes certitudes : « on ne peut pas adapter La Horde en BD » ; ou lui demander comment il comptait s’y prendre. Faire confiance à l’artiste pour connaître son médium mieux que moi, faire preuve d’un peu d’humilité et chercher à comprendre. Je suis donc allé lui demander, nous avons passé un moment passionnant, et je me retrouvais quelques mois plus tard, avec le résultat entre les mains.
Qui dit « adaptation » dit…
adaptation.
Je crois que personne ne se serait attendu au style graphique d’Eric Henninot au service de l’univers de La Horde du Contrevent. C’est un style très « école française » qui rappelle les belles heures de la SF old-school à la Mœbius. Un style très fermé aussi, tout en contours, très tranché noir / blanc, à priori pas très porté sur l’ouverture, cette absence de forme figée et de contour – concept cher à la littérature damasienne. Instinctivement, j’aurais plutôt projeté sur La Horde un dessin sans bord ni frontière, poreux, aux cases libres et sans bulles : le texte aurait été porté par le vent – écrit dans le vent. Un peu comme sur les dessins de Tortulut, qui illustraient mon inteview d’Alain Damasio en 2014. Forcément, on ne pense qu’à ce qu’on connaît déjà.
Moi qui ne m’étais jamais posé la question de l’apparence de Sov, d’Oroshi et des autres, j’ai donc été un peu désarçonné au premier abord. Les voir, tenter de les reconnaître, a été une expérience étrange. Comme un aveugle qui verrait pour la première fois, et essaierait de reconnaître un visage familier qu’il n’aurait connu que par le toucher.
Sov ressemble à un moine tonsuré, dont l’étrange coiffure accentue la rigueur de sa tâche et le trait de pinceau qui orne son maillot évoque l’encre du scribe ; pourquoi pas ! Oroshi porte une sorte de combinaison à l’allure de zora (dans Zelda) ou de champignon, ses traits sont fins, son regard légèrement bridé (mais pas tant que Caracole). Erg est fin, sec, sa figure est barrée d’un énorme tatouage en forme de coup de pinceau noir. Golgoth, petit comme dans le roman (si si), est un tank au visage strié de cicatrices… dues on l’imagine à des dizaines de trucs charriés par le vent et reçus au groin. Son regard est dur, on ne négocie pas avec un regard comme ça. Pietro est celui qui me surprend le moins, je l’aurais imaginé à peu près comme ça avec son port altier et sa tête de beau gosse latin, sportif et un peu énervant. Caracole enfin, est magnifique avec ses dreads foutracs et son maillot arlequin. Ses traits très efféminés le rapprochent encore plus du Fou / Ambre – personnage transgenre de L’Assassin Royal et des Aventuriers de la Mer, avec lequel il a beaucoup de ressemblances.
(D’ailleurs je préfère toujours les versions croquis aux rendus encrés. Les crayonnés sont toujours superbes, alors pourquoi faire des versions collector noir et blanc plutôt que des versions crayon ? En fait je crois que je connais la réponse : La Horde est dessinée sur tablette graphique, il n’y a probablement pas de version complète crayonnée. La version noir et blanc est probablement le « masque » de la BD définitive, auquel ont été soustraits les calques de (très belles) couleurs de Gaétan Georges.)
L’apparence des personnages est très originale, hors-sol, hors-cliché, elle cherche à figurer visuellement ce que serait ce monde venteux. Comme le roman, la bande dessinée cherche ses canons en dehors des esthétiques SF et fantasy classiques ; elle puise dans moult inspirations qui donne un petit air bédouin à notre caravane de fieffés marcheurs. La référence à Mœbius n’est par usurpée car l’ambiance low-tech, ni médiévale, ni antique, ni spatiale – simplement autre – me rappelle les estampes du maître, en particulier dans les vêtements, coiffures et tatouages improbables. Heureusement, si j’ose dire, les belles couleurs de Gaétan Georges sont plus actuelles que les contrastes violents des couleurs de L’Incal par exemple. Bref Eric Henninot dépayse réellement, et propose sa vision propre de La Horde au sein de décors incroyables.
Les steppes, déserts, montagnes décapées par le crivetz, les vents eux-mêmes et surtout ce qu’ils charrient comme dangers, comme sable et matières, sont magnifiques. L’aspect sensitif de l’écriture damasienne, transcrit dans le roman sous la forme d’allitérations et de termes signifiants y compris dans leur dimension sonore, est ici supplantée par une texture de dessin particulière, qui semble elle aussi chargée tantôt de douceur, de lumière, tantôt de stries pleines de caillasse et de gravier. L’illustration de couverture tout en haut de cette page le montre assez bien.
Les plus belles planches de l’album sont très clairement les scènes de furvent et d’action en général. Dans sa Horde du Contrevent, Eric attaque dur et fait sentir la violence du contre. Il ne se contente pas de dessiner le vent, il le rend omniprésent par les rugissements qu’il pousse (et qui traversent les pages comme des vagues), par ses bourrasques tangibles et par l’aspect physique du contre – dans la matière, la couleur, l’inclinaison de la moindre touffe d’herbe et, bien sûr, celle des corps soumis à la poussée du flux, eux qui doivent en épouser les fluctuations pour survivre.
Trace ta route, hordier !
Alors bien sûr, on n’avait pas besoin d’une adaptation BD de La Horde.
Non. Et d’autant moins si c’était pour refaire le même récit que le roman. La bande dessinée d’Eric Henninot répond donc à d’autres ambitions. Par conscience sans doute de s’attaquer à un monument, l’auteur (qui est scénariste et dessinateur en même temps) se concentre sur l’aventure et l’univers. Il dessine dans les interstices, une part de ce qui était laissé à l’imagination ; il peuple les creux, notamment en insérant des scènes absentes du roman initial comme le recrutement de Coriolis ou le départ d’Aberlaas. Il esquive élégamment le risque et la tentation liberticide du respect religieux de l’oeuvre initiale, tout en restant absolument fidèle à son esprit – son mouvement devrais-je dire.
Sur une horde resserrée à 16 personnages, la BD reprend les bases (je regrette un peu l’absence des oiseliers, je les aime bien et ils portent un discours sur le rapport au monde transcendant versus immanent important dans le roman). C’est un arc narratif à part entière qui s’inscrit dans la continuité qu’il formera avec les autres albums. C’est une introduction, qui expose sans être longue ni poussive, et s’affranchit déjà pas mal du roman.
Car à moins de tomber dans la BD fleuve à la Blake et Mortimer (et ses tartines de textes), l’espace était réduit pour développer la pensée philosophique qui suinte d’absolument tout le roman, sans distinction de « fond » et de « forme » (c’est la même chose). Si La Horde du Contrevent d’Eric Henninot raconte bien l’histoire de la 34ème, la même horde que celle du roman, c’est quand même d’une autre 34ème qu’il s’agit. Dès ce premier tome l’histoire bifurque sacrément (et définitivement) de l’histoire « officielle ».
Ce choix est également logique d’un point de vue narratif. Pour placer l’évolution de Sov en personnage central et incarnation du lien aux autres, il faut se débarrasser de Pietro – qui incarne de fait cette place au départ. La fin de l’album montre la fameuse ceinture qui relie physiquement Sov au reste du groupe, comme une illustration littérale de son rôle de liant dans le collectif.
Ce choix de scénario est très fort. Surement plus pour les lecteurs qui, comme moi, savent que le prince est un pilier fondamental du groupe – que sa mort fragilise littéralement (il est costaud et étaie le contre) et psychologiquement (on s’engueule sur sa dépouille). L’auteur annonce la couleur dès le départ : on est peut-être dans un récit d’aventure, mais on n’est pas là pour rigoler. Il ne fait pas l’erreur « à la Harry Potter » de sacrifier des seconds rôles sans intérêt pour essayer vainement de marquer les esprits. Il annonce d’emblée : des têtes vont tomber, et pas des moindres.
Les hordiers meurent, pas l’esprit du combat.
Eric Henninot, dont La Horde est la première BD en tant que scénariste (il aime vivre dangereusement), s’empare du récit pour le cuisiner à sa sauce. Tant mieux. Je veux voir où va cette horde !
Depuis l’annonce de cet album, les rageux hantent les forums et les murs facebook avec des termes sympathiques comme « dessinateur de commande » ou « trait basique, sans intérêt ». Bien que j’ai été le premier surpris du style d’Eric appliqué à cet univers, ma longue discussion avec lui m’a permis de voir quelques planches et surtout de comprendre sa démarche pour en apprécier le résultat. C’est à cette occasion qu’il a pu me confier son envie et ses espoirs, sa détermination toute hordière à tenir le cap des années durant, le nez collé à la poursuite de son propre amont. Son investissement est total, ce projet est le sien. Pour Eric Henninot, sa Horde du Contrevent est une oeuvre personnelle – toute adaptation qu’elle soit – un morceau de taille dont il fait une affaire personnelle. Dans le roman on dirait que c’est une capacité à incarner la Horde, à être tissé au bide – prêt à racler la terre et à bouffer du sable – pour la faire vivre en soi. Pensez ce que vous voulez du résultat, mais ne doutez pas de son honnêteté.
Personnellement, plus je la relis et plus je l’aime.
~ Antoine St. Epondyle
En couverture : Détail de la couverture de l’édition noir et blanc.
Quand ma frangine m’a offert le premier tome, j’ai craint le pire, tout en connaissant son bon goût en matière de BD. Mais elle n’avait pas lu le roman.
En fait, j’ai énormément aimé le premier tome. Oui, c’est bien la Horde, mais pas celle de Damasio. C’est celle de Henninot.
Je viens de lire le second tome que j’ai trouvé encore meilleur. Cette adaptation est pour moi une vraie réussite comme peuvent l’être quelques rares adaptations cinématographiques. Car l’auteur n’a pas cherché à calquer l’histoire, mais s’est emparé de l’univers imaginé par Damasio pour créer cet objet différent d’une oeuvre littéraire qu’est une bande dessinée. Et c’est très réussi.