Le label 619, c’est la crème de la BD française. Mené par RUN, Mathieu Bablet, Florent Maudoux et Guillaume Singelin, ce collectif d’auteurs aligne les titres hallucinants et ne fait que monter en puissance avec les années… avec un fort appétit pour la science-fiction. La relève est bien là, yeepee !

Frontier, donc, est le second album solo de Guillaume Singelin, dont je n’avais précédemment lu que PTSD, et qui m’avait énormément plu pour ses choix narratifs resserrés et son ambiance à la Rambo légèrement teintée de cyberpunk (à moins que je ne l’ai halluciné, je ne sais plus). Quoiqu’il en soit, Frontier élargit l’horizon de son récit pour nous emmener vers l’espace, dans une ambiance proche du cultissime Planètes de Makoto Yukimura (1999-2004) ou de La Cité Saturne de Hisae Iwaoka (2006-2011), plutôt que les Interstellar (Christopher Nolan, 2014) et autres récits pompiers à l’américaine. C’est une histoire intime et poignante, bienveillante et écolo, d’une immense beauté.

Frontier, Guillaume Singelin, Label 619 / Rue de Sèvres
Frontier, Guillaume Singelin, Label 619 / Rue de Sèvres

Frontière dépassionnée

Elon Musk et ses semblables ont bien (?) fait leur travail, ouvrant l’espace à la prédation de dizaines de méga-corporations prêtes à s’affronter loin des juridictions terrestres pour le contrôle des ressources spatiales… en allant jusqu’à terraformer des planètes entières pour permettre leur exploitation. Déplacé dans le vide de l’espace, le capitalisme frénétique et dérégulé ne fait que poursuivre son œuvre mortifère à l’identique. Pour les travailleurs de cette nouvelle frontière, la vie s’écoule, dépassionnée, entre espaces exigües et bouffe industrielle, dans des stations spatiales privées où le mètre carré coûte une fortune. Pour celles et ceux qui naissent et vivent là, l’espace se réduit aux quatre murs de la station.

Si Frontier évoque immanquablement une ambiance de western et la conquête de l’Ouest américain, il s’en distingue quand même assez vite. Les personnages, même Camina la mercenaire, n’y sont pas des malfrats ou des héros, mais des victimes plus ou moins consentantes d’un système titanesque dédié à la conquête concurrentielle de l’infini. L’espace n’est plus un rêve poétique et métaphysique où l’humain se confronte à son passé, son futur et son destin, mais un enjeu stratégique dans la guerre économique des corporations, et un lieu de travail presque comme les autres entre métro, boulot et dodo en chambre-capsule.

Malgré ses zones de non droit livrées aux milices privées, ses mercenaires déchainés et son absence de réglementation, les personnages, les décors et jusqu’au graphisme de l’album irradient une forme d’optimisme et de beauté vraiment solaires. Dans ma connaissance, limitée, du genre western, il me semble que le côté sans foi ni loi du genre est une vraie différence avec le caractère bienveillant de l’album de Guillaume Singelin.

Frontier, Guillaume Singelin, Label 619 / Rue de Sèvres
Frontier, Guillaume Singelin, Label 619 / Rue de Sèvres

Le vide en nous

Le vide de l’espace est ici moins une promesse de conquête ou de découvertes, qu’un miroir tendu face à la vacuité de la vie, incarnée par tous les petits personnages qui peuplent les cases de l’album. Dans les stations spatiales, les cases bien remplies et fourmillantes de détails renvoient à la frontière bien physique, bien tangible, qui contraint et enferme les personnages. Où trouver sa place dans cet univers géant promis aux mêmes cycles d’exploitation et de prédation ? Quels sens inventer au-delà des fonctions purement utilitaires et mercantiles pour lesquelles chacun.e est formaté.e ?

Le destin de l’humanité ne dépend pas de Ji-Soo (scientifique en rupture de ban), Camina (mercenaire estropiée) et Alex (mécanicien en fuite), qui ont déjà du mal à disposer de leur propres trajectoires. Comme d’autres personnages de Guillaume Singelin (on se rappelle de Jun dans PTSD), Frontier s’intéresse aux existences liminaires, marginales, à côté, en dehors. Fugitifs, en transition et réinvention, ils et elles sont des transfuges moins appelés à bouleverser l’univers qui les rejette qu’à inventer autre chose, qu’importent la précarité et l’incertitude consubstantiels à la condition humaine.

Cette approche dépassionnée et réaliste (dans une certaine mesure) tranche fondamentalement avec de nombreuses histoires de conquête spatiale, où toute limite est appelée à être dépassée ou repoussée. Frontier agit plutôt comme un récit de libération et d’émancipation intime, à taille humaine, que comme une histoire de conquête ou d’héroïsme.  Face à la vacuité de leur condition, et au non sens de leur existence, les personnages n’ont d’autre choix que de dépérir ou de tester (par erreur au début) une ouverture vers autre chose, l’extérieur, au-delà des frontières de leur station et à la découverte – non au dépassement – de leurs propres limites.

Frontier, Guillaume Singelin, Label 619 / Rue de Sèvres
Frontier, Guillaume Singelin, Label 619 / Rue de Sèvres

Frontières de soi

Au moins autant que la conquête spatiale, le titre évoque les barrières qui ne cessent de se mettre en travers des pattes des personnages. La frontière de l’espèce, sa réinvention éventuelle, ou plutôt sa perpétuation à l’identique (et avec les mêmes modèles de société capitalistes jamais remis au cause mais étendus à l’infini) est laissée aux mastodontes anonymes et violents qui s’affrontent pour la domination des ressources. Pendant ce temps, la frontière en chacun.e et face à chacun.e s’impose comme une contrainte physique, psychologique et mentale. De ces frontières-là, autrement plus appropriables que les grands espaces, il s’agira de s’accommoder dans un chemin de découverte et de réappropriation de soi, et in fine d’émancipation. Camina apprendra à se passer de son bras manquant, sans rien perdre de sa badassitude.

Ce qui est ici remarquable, c’est que Frontier n’appelle jamais au dépassement des limites corporelles et mentales, discours typique de l’idéologie néolibérale ô combien mise en scène dans nombre de récits spatiaux (américains !). Les limitations de chacun.e ne sont pas à repousser, mais à accepter et à respecter. La bienveillance des personnages envers leurs semblables tranche radicalement avec les poncifs sur le « chacun pour soi » et la loi de la jungle. (Autre différence avec le western classique.) Guillaume Singelin a peut-être lu L’entraide l’autre loi de la jungle de Pablo Servigne et Gauthier Chapelle. Il applique en tous cas ce précepte : dans les zones de non droit et sous la domination désincarnée des « costards » corporatistes (on n’en verra pratiquement pas un seul, mais la domination reste très concrète), l’entraide est de mise. Et avec elle le respect de ce qui fonde l’être au monde de chacun.e. Camina est une machine de guerre aux réflexes meurtriers, il faut faire avec. Alex a toutes les peines du monde à s’adapter à la gravité, il faut lui aménager une possibilité de vie dans l’espace. La frontière n’est pas toujours un appel à son dépassement, mais à la plus fine connaissance et au respect de soi-même et des autres.

Autant vous dire que c’est une bouffée d’air frais.

Frontier, Guillaume Singelin, Label 619 / Rue de Sèvres
Frontier, Guillaume Singelin, Label 619 / Rue de Sèvres

Les liens qui libèrent

Malgré la dureté de leur univers, les personnages au design rond et coloré ne perdent jamais leur enthousiasme, leur capacité à s’entraider, leur optimisme nourri d’un contact prolongé avec un monde… beau malgré tout. Frontier fait la part belle à une poésie des liens faibles, personnels, des moments partagés, des petits riens de la vie quotidienne. Une scène de voyage à pieds à travers la planète Minerve est traitée plus longuement que tous les (rares) combats du bouquin, laissant le temps aux dessins de paysages de se déployer, à la contemplation de s’installer, aux relations entre personnages de s’affermir. Et ça fait du bien ! Car dans les stations comme en dehors, l’important demeure le lien qu’on se créé pour inventer un sens à sa vie.

Comme dans le sublime Carbone et Silicium de Mathieu Bablet (également membre du Label 619, il n’y a pas de hasard), ce qui compte est moins le futur que la manière de le vivre, seuls mais ensemble.

Les décors entrent en résonance avec les vies qu’ils accueillent. La station est une boite de métal close où les esprits s’échauffent, où le temps est compté, où les horizons sont limités, et où la promiscuité n’empêche pas les secrets sordides de prospérer. Je pense forcément à Shangri-La (du même Mathieu Bablet que précédemment), qui proposait un décor très proche quoique plus directement dystopique et allégorique. Comme dans Shangri-La donc c’est l’ouverture qui apporte une respiration contre la claustrophobie de la vie dans l’espace mercantile. La planète étale ses paysages sublimes, ses planches magnifiques et ses grands angles, et permet la reconnexion des personnages à eux-mêmes et entre eux.

Frontières de l’imaginable

La frontière, enfin, est également celle de l’imaginable, dont il s’agit toujours d’explorer les marges pour ouvrir les possibilités. Lorsque tout change (on quitte la Terre) pour que rien ne change (le capitalisme se réplique à l’infini), il faut explorer, inventer… pour finalement s’échapper et créer de nouvelles formes d’existence et de relations plus libres. La station Amytis (référence aux jardins suspendus de Babylone !) incarne la puissance et la précarité de cet idéal. Autogérée, mais pas totalement extraite du domaine marchand, révolutionnaire dans son organisation, mais désarmée et donc en danger potentiel. Artificielle et dépendante aux technologies industrielles du « monde d’avant », mais terre d’accueil hors-sol (paradoxe savoureux) pour toutes les plantes connues de l’univers. Autant jardin suspendu que bibliothèque du vivant, Amytis est une utopie radicale au sens d’Alice Carabédian : une force et un mouvement, qui se justifie moins par un hypothétique but à atteindre que par son existence même.

Sacerdoce de la science-fiction et tendance de fond de l’époque : Frontier ouvre les écoutilles pour fantasmer de vivre différemment, sans effondrement, sans apocalypse, sans « conquête » ni guerre non plus, mais à bas bruit. Avec la beauté, la délicatesse, et la force d’une plante qui pousse. Espérons qu’elle fasse du bruit.

~ Antoine Daer (St. Epondyle)

Lire aussi mon interview de l’auteur dans Usbek & Rica :« On voudrait tous que le monde soit différent sans forcément agir pour le changer »

Guillaume Singelin dans son atelier à Paris en avril 2023, photo Antoine Daer (CC BY 3.0 FR).
Guillaume Singelin dans son atelier à Paris en avril 2023, photo Antoine Daer (CC BY 3.0 FR).

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