Cloud Atlas, un vertige métaphysique des Wachoski

13
4707

Cloud Atlas Wachowski

Les lumières se rallument et les mots me manquent. Je viens d’assister à la projection de Cloud Atlas, le dernier film de Lilly et Lana Wachowski, ainsi que de Tom Tyker, adapté du best-seller de David Mitchell. Je me retrouve devant mon clavier, sans savoir quoi écrire. Tenter de résumer l’intrigue ou le propos de ce que je viens de voir me semble impossible. Alors comment parler d’une telle oeuvre ? Quels mots trouver ? Un chef-d’oeuvre ? En tous cas l’une des expériences cinématographiques les plus marquantes de ma vie.

N’attendez aucun résumé de ma part, car non seulement la tâche est impossible, mais l’essentiel n’est pas dans les histoires racontées. Au travers de six récits imbriqués, mettant en scène chacun des personnages, lieux et époques différentes, le film aborde une grande variété de thèmes parmi les plus classiques de la science-fiction. Parmi eux, le karma et la réincarnation, l’interconnection de tous les actes, la nature humaine dans toute sa complexité, et comme toujours chez les Wachowski, la notion de choix et ses conséquences.

Le film démarre sur les chapeaux de roues et grâce à un montage époustouflant nous embarque dans ses histoires entremêlées. Chacun de ces récits nous propose une vision particulière du monde en utilisant un personnage principal différent, chacun de ses personnages incarne une facette unique de la nature humaine, que l’on retrouvera en second-rôle dans les autres histoires. Par exemple, l’idéaliste qui sera le personnage principal dans telle histoire, se retrouvera en second rôle dans telle autre. Et il en va de même pour chacun, jusqu’à créer une toile inextricable de destins entremêlées au travers des époques, ou chaque acteur incarne toujours le même visage de l’humanité tout en changeant d’époque, d’ethnie et de genre. Loin de nous proposer ses récits dans un ordre linéaire, Cloud Atlas raconte tout en même temps afin de brouiller les cartes en continu. Pourtant, les indices disséminés partout permettent de reconstituer le cheminement intellectuel du film, et de se rendre compte que chaque histoire est rendue possible par la précédente.

Contrairement à ce que l’affiche laisse supposer, aucune des histoires ou des personnages ne prend le pas sur les autres. En alternant les séquences courtes dans chaque existence, le film développe l’ensemble de ses récits en même temps et laisse au spectateur la difficile tache de saisir ce qu’il pourra. Plus encore, non-content de mettre en scène des personnages et époques différents, chaque histoire appartient à un registre de cinéma propre, de la romance au thriller en passant -entre autres- par la comédie et le film d’anticipation.

C’est ainsi qu’on se retrouve en 1850 dans le Pacifique-Sud sur un galion, vers 1930 aux côtés d’un jeune compositeur en quête de l’oeuvre de sa vie, dans les années 1970 où une jeune journaliste enquête sur une affaire sensible, en 2012 en Angleterre pour suivre un éditeur déchu, dans une Néo-Séoul dystopique et ségrégationniste, et enfin dans un lointain futur post-apocalyptique où l’homme semble revenu à l’état de nature. Heureusement, le talent des réalisateurs et la différence tranchée entre les différents univers nous permet de suivre l’ensemble en même temps sans confusion à ce niveau. Et si toutes les existences semblent indépendantes et peuvent se comprendre seules, elles sont en fait totalement interconnectées.

Pour servir cette narration ambitieuse, les acteurs -et pas uniquement les têtes d’affiche- doivent tenir leurs rôles dans chaque histoire mise en scène, parfois au prix de transformations physiques très poussées. Dans de nombreuses scènes ils deviennent même vraiment difficile à repérer lorsqu’ils interprètent des rôles de second plan et changent radicalement de tête. Autant dire que le défi ferait un flop avec un casting twilightesque, ce qui n’est bien heureusement pas le cas. Les acteurs les plus connus comme Tom Hanks, Halle Berry, Hugo Weaving et Hugh Grant partagent équitablement l’affiche avec les noms moins célèbres comme Jim Sturgess, Ben Wishaw, Jim Boradbent et Donna Bae, et chacun joue ses rôles avec justesse et précision dans des cadres et des situations excessivement différents. La polyvalence demandée aux acteurs est tout simplement sans équivalente. Même si certains personnages incarnent des figures assez stéréotypées, certains rôles demandent une sensibilité particulière, que les acteurs incarnent à merveille. Mention spéciale donc à Ben Wishaw en jeune compositeur amoureux et désespéré, et à Donna Bae en esclave cyberpunk à la recherche de sa liberté.

Esthétiquement, Cloud Atlas tape fort et bénéficie du travail de mise en image et de photographie impeccable que l’on attend des Wachowski. Les univers du passé sont très réalistes mais ce sont plutôt les vues futuristes de la Néo-Séoul du vingt-et-unième siècle et de l’île post-apocalyptique redevenue préhistorique qui frappent l’une par sa beauté, l’autre par son originalité. Cette originalité est d’ailleurs une des marques de fabrique de tout le film, qui tire essentiellement sur des ficelles esthétiques classiques de science-fiction, mais de façon inattendue. Il en va de même pour la musique, dont on soupçonne qu’elle est bourrée d’indices et de références entre les univers, le morceau de musique classique Cloud Atlas occupant évidemment une place particulière. Difficile d’en dire plus sans dévoiler une partie de l’intrigue.

En conclusion Cloud Atlas est un puzzle gigantesque, très dense, peut-être à l’excès. Un labyrinthe au travers du temps et de l’espace. Un abyme si profond que le spectateur perd forcément pied en le voyant une première fois, et ne pourra en reconstituer qu’une partie qui lui sera propre. Chaque visionnage supplémentaire permettra sans aucun doute de compléter une plus grande partie du puzzle total, et donc d’en comprendre un peu plus. Cloud Atlas est plus qu’un film, c’est une expérience cinématographique au service d’un message, qui expérimente de nouvelles voies de narration en prenant tous les risques. A ce niveau ce n’est plus une gifle, c’est un tabassage.

~ Antoine St. Epondyle

13 Commentaires

  1. J’ai été plus sévère sur mon propre article rapport à la lisibilité du film qui est quand même un gros point noir. Contrairement à toi, je n’ai pas ressenti de claque. Ce film m’interpelle et j’ai du mal à en parler, mais je ne le porte pas aux nues (sans jeu de mot ;) ), car au-délà de la profondeur des thèmes et des images, la notion même de récit s’est quelque peu perdue. Pour moi, le défi était de faire du cinéma, pas juste une oeuvre d’art belle à comprendre.

    • @yoffroy > Je te le conseille vivement si tu aimes te prendre le chou au cinéma.

      @L’Ours > Oui j’ai vu que tu étais moins emballé. Ceci dit lorsqu’on voit de quoi sont capables les réalisateurs en termes de lisibilité justement, il est difficile de croire qu’il s’agisse ici d’une erreur de leur part. A mon avis, tout ici est réglé au millimètre, et l’apparente obscurité de la trame est plutôt un choix délibéré.

      Ce qui m’a vraiment frappé, c’est que l’addition des histoires forme plus que leur somme. Grâce aux croisements, chaque histoire s’enrichie des autres, elles sont multipliées.

  2. J’ai beaucoup aimé aussi. Je ne trouve pas le film illisible pour un sou, et c’est justement sa grande force. Les histoires sont nombreuses et différentes en beaucoup de point, mais suffisamment de ponts sont jetés entre elles pour qu’à chaque instant des rappels subliminaux nous fassent voir le film dans son ensemble. Et finalement, les 6 histoires suivent le même schéma (héros qui combat un système, avec un méchant et un copain attitré), ce qui, pour le coup, facilite la lecture, puisqu’on assiste grosso modo aux mêmes phases scénaristiques dans les 6 histoires.

    Tout cet enchevêtrement sophistiqué et pourtant accessible est pour moi le grand coup de maître du film. Couplé à une esthétique particulièrement travaillé, le spectateur est toujours aux aguets, en quêtes de nouveaux clins d’oeils, de nouvelles analogies, de nouvelles évolutions des personnages. Plus qu’un visionnage, le spectateur non seulement assiste au film mais « joue » au jeu des 7 différences, et tente de garder en gardant en mémoire chaque petite vignette de l’histoire pour reconstruire la fresque totale. Un résumé dans l’ordre chronologique, s’il permet de s’assurer qu’on a bien compris, enlèverait au film la beauté du mélange. Et justement, ce va-et-vient constant entre les histoires permet de ne pas trop se focaliser sur destin individuel des personnages, mais bel et bien de voir le film comme une fresque de l’humanité dans son ensemble.

    Non ce n’est pas un film reposant, c’est sûr, et il faut aimer « se prendre le chou ». Mais un chef-d’oeuvre n’est jamais reposant.

    Bref devant ce film, trois heures c’est trop court pour s’ennuyer.

  3. Très bel article qui m’incite à ne pas rater ce film. Se prendre le chou n’est pas un problème. Assez de navets insipides et réchauffés. Étant particulièrement intéressé par la construction scénaristique, je suis impatient de me frotter à cet ovni.

    • Merci beaucoup ! Je partage largement ton avis concernant les nanards dont on nous abreuve de plus en plus. Si la construction scénaristique t’intéresse spécialement, Cloud Atlas a de quoi t’occuper un certain temps. :D

      Et bienvenue dans le secteur qui plus est !

  4. Pour ma part j’attendrai de le voir sur petit écran tant pis ;) Mais ça m’intrigue beaucoup ! J’essaierai de le voir un de ces jours, je suis en pleine recherche cinématographique ces temps-ci, ça tombe bien !

  5. Intelligent sans être pompeux sur le fond et puissant sur la forme, Cloud Atlas est une oeuvre dense et complexe, rendue accessible par sa réalisation limpide. Un magnifique moment de cinéma, amené à devenir culte. Attention toutefois, le film n’est pas à recommander à tout public en raison de la violence de certaines scènes.

    • @Kaa-Chan > Dans tous les cas, ça reste une oeuvre intense qu’il faut regarder à plein temps pour en saisir le plus possible. Sur petit ou grand écran. :)

      @Patty Chang > Je suis d’accord. Mais malheureusement le film a fait un echec au box office et ne pourra donc pas avoir la même portée que certaines oeuvres fondatrices. Il restera un film d’initié à mon avis, mais un film culte néanmoins.

  6. Allez, je te laisse un petit commentaire. Comme tu as pu le voir chez moi, nous ne sommes pas d’accord sur ce film que je trouve malheureusement limité hormis son excellent travail sur le montage (vraiment le point fort, rester aussi lisible en entremêlant six histoires fallait le faire mais en même ils sont tellement dissemblables que ce n’est pas si ardu que ça) et la photographie.

    A part ça, je trouve qu’il n’y a pas grand chose, j’ai trouvé ça plat et sans intérêt, la faute aux histoires si prises une par une n’ont rien d’emballant. Aussi les acteurs sont loin d’être excellents (la preuve la plupart du casting contient des acteurs qui se sont nettement moins démarqués ces derniers temps).

    Après, ça reste une idée et désolé, tu n ‘auras pas réussi à me faire changer d’avis ;-). Toutefois, et il faut le dire, belle critique.

LAISSER UN COMMENTAIRE

S'il vous plaît entrez votre commentaire!
S'il vous plaît entrez votre nom ici