Dans une ville dont on ne sait rien, une usine tourne à vide. Elle travaille à ne rien produire. Chaque nuit, les équipes remettent à zéro ce que les ouvriers de jour ont accompli. Et lorsqu’on parle d’augmenter les cadences, la contestation commence à gronder.
Demain l’usine est un extrait paru sur fascicule indépendant de Yama Loka Terminus : dernières nouvelles de Yirminadingrad, l’oeuvre majeure de Léo Henry et Jacques Mucchielli. Comme je n’ai pas lu ce recueil-monde pour le moment, je ne peux parler que de ce récit en tant que tel.
Dans cette nouvelle, la science-fiction est plus que discrète, invisible. Demain l’usine peut aussi bien se lire comme une vision actuelle du « monde du travail » – et peut-être que le reste de Yama Loka Terminus permet de la considérer avec une vision d’ensemble différente. En fait, la nouvelle aurait eu toute sa place dans le recueil Au bal des actifs sur l’avenir du travail, et notamment à côté de Vertigeo (Emmanuel Delporte) dont il illustre à peu près la même thèse principale. Plutôt que de décrire en détail pourquoi l’état subventionne des usines qui ne servent à rien (on sait juste qu’ils coûtent « moins cher que des chômeurs »), Demain l’usine imagine le cheminement intérieur d’une ouvrière anonyme. Pour elle, la lutte syndicale passe par une reconquête du pouvoir de son propre corps, qui l’amène à revendiquer et couvrir l’action de ses camarades et à en éprouver de la joie.
L’individu atomisé doit, en son for intérieur, prendre les risques pour lui-même et assumer la volonté d’enclencher une action collective. Sans savoir s’il sera suivi. L’individualisme encouragé par le management de l’usine incite les ouvriers à rester assis et à laisser les autres prendre les risques pour eux, de licenciements, de représailles. Éternel dilemme du salarié atomisé : on a tout intérêt à ne pas se mettre en grève (se faire bien voir, se protéger) tout en espérant que les autres le feront (défendre les droits communs). Sauf que quelqu’un doit bien se dévouer si l’on veut que quelque chose se passe.
La lutte des salariés de l’usine tend à l’extraction d’un cadre de plus en plus coercitif (augmentation des cadences, suppression des pauses, encadrement policier, licenciements…) qui les force à mettre leurs corps dans l’équation pour gripper la machine de domination. Si l’engagement est difficile c’est qu’il demande de s’impliquer physiquement, en se levant pour arrêter le travail.
En ce sens, on peut lire Demain l’usine comme une illustration parfaite de la tendance toute spinoziste d’une partie de la science-fiction française, et toute une frange de la pensée oppositionnelle contemporaine d’Elsa Dorlin (Se défendre) au Comité Invisible. Cette filiation en creux dessine alors la réponse à l’énigme initiale : pourquoi fait-on tourner des usines à ne rien produire ? L’usine ne sert pas « à rien », elle est un outil de perpétuation du régime salarial qui permet d’assurer un revenu aux ouvriers, certes, mais surtout d’occuper leurs corps, de leur ployer littéralement l’échine devant le travail hiérarchisé – et de maintenir des cadences élevées pour les fatiguer à la tâche et les atomiser les uns par rapport aux autres. L’abrutissement des hommes et des femmes par la sexualité du Meilleur des mondes trouve ici une variation intéressante : on fait travailler les gens pour les fatiguer, pour faire diversion, et qu’aucune contestation globale ne soit possible.
« Ce ne sont pas les raisons qui font les révolutions, ce sont les corps. Et les corps sont devant des écrans. » (Comité Invisible, Maintenant)
~ Antoine St. Epondyle