Dans la forêt est un très beau roman américain de l’autrice Jean Hegland, qui résonne avec l’époque comme rarement. Elle y raconte la vie de deux sœurs, Nell et Eva, au fond d’une forêt profonde du nord de la Californie, après que la civilisation se soit effondrée.
Rien n’est vraiment abordé de cette chute civilisationnelle, sinon la perte progressive de toutes les commodités de la vie moderne. L’eau courante, puis l’électricité se font rares puis disparaissent, l’essence manque pour faire rouler la voiture jusqu’à la ville. Pour les deux sœurs, élevées par des parents un peu hippie, ou marginaux, attachés à une certaine idée de la vie indépendante dans le wild, la fin du monde ressemble à un périple sédentaire, initiatique et intime, qui les amène à découvrir et réinventer leur relation, la découvrir indestructible, et à s’ouvrir à la symbiose avec la forêt qui les entoure.
Solastalgie heureuse
C’est peut-être le plus surprenant, et le plus beau, que cette réinterprétation pacifique et apaisée des, des clichés postapocalyptiques classiques. Contrairement à la majorité du genre, Dans la forêt n’est pas vraiment une histoire de survie, mais plutôt une histoire de vie. (Dans Vermine 2047 on dirait que les deux sœurs de Dans la forêt s’inspirent du totem du Symbiote, en apprenant à faire corps avec leur milieu et à se reposer sur lui pour s’en servir d’abri et de moyen de subsistance. Ça me donne envie de jouer une partie dans ce ton !)
Contraignante, difficile, c’est clair, cette vie en commun n’est pas un ramassis de violences aux relents xénophobes larvés et de fascination pour la « vraie nature » violente et individualiste supposée de l’humain. Au contraire. L’entraide est de mise, comme l’amour et la sororité, pour organiser la vie et en affronter le non-sens… ou en créer un nouveau. « L’entraide est l’autre loi de la jungle » pour reprendre le titre d’un célèbre essai de Pablo Servigne.
Point de guerre civile, de cannibalisme ou d’effondrement des valeurs humaines. Changées profondément par une année de vie en solitaire, par la naissance d’un enfant et par la ruine progressive de leur maison, l’une des sœurs décidera de garder uniquement la page de sommaire de son encyclopédie plutôt que la bibliothèque entière, l’autre se passera de musique pour danser et inventera de nouveaux pas plus libres, plus en accord avec son nouveau corps de femme, transformé par ce mode de vie. Nell et Eva incarnent une forme heureuse de solastalgie et de civilisation dans leur attachement à la création artistique, à la lecture, à la danse et à l’écriture. A elles deux, elles font société et humanité, différemment du monde d’avant. Mieux peut-être.
L’espoir malgré tout
Malgré le non-sens d’une existence qui ne peut plus espérer un retour au monde d’avant, l’espoir demeure dans la relation, dans la vie quotidienne, dans le lent défilement des saisons, dans la symbiose des deux sœurs entre elle et avec la forêt, dans la résilience qui les pousse à se rabibocher et à aller de l’avant. Malgré les doutes, la dépression évidente et palpable, malgré les engueulades propres aux familles.
Proche de La Route, éternelle référence du genre, Dans la forêt s’en distingue par la beauté de son environnement, par la force de son rapport, beaucoup moins nihiliste, au monde et aux autres. L’étranger y est autant une occasion de rencontre, d’amour et d’évasion, qu’un danger potentiel, toujours éthéré, sans visage, fantasmé autant que réel. Le fusil ne sert à rien, sinon à se rassurer dans les premiers temps de l’apprentissage, à chasser très occasionnellement, pour éviter les carences en fer et en vitamines propres au régime végétarien avec des ressources limitées.
Dans la forêt n’a pourtant rien de naïf ou d’angélique, c’est un roman d’une beauté solaire, d’un espoir fou et sublime, qui invite à se relever, et dans les tréfonds d’une époque obscure, à réapprendre à faire corps avec soi-même, avec son corps et ses émotions, pour faire corps avec le monde. C’est LE roman de la résilience.
Comme dans La Route ou Les Fils de l’Homme, un enfant est au centre des préoccupations et porte le message d’espoir de la fiction. Accueilli inconditionnellement, le gamin cristallise la peur de l’avenir des deux femmes. Il porte leurs angoisses, mais favorise leur capacité à surmonter et à inventer une nouvelle existence, inventive, créative et vivante, en-dehors des murs de la maison qui les a vu naître. L’enfant né dans la souche, symbole de nouveau foyer au sein d’un environnement foisonnant et en lien avec le vivant, vivra dans la forêt. Au-delà des épreuves, des craintes et de la fin du monde, les deux mères choisissent la vie.
~ Antoine Daer (St. Epondyle)
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