La nouvelle fit grand bruit au premier trimestre 2020 : le jeu vidéo tant attendu Cyberpunk 2077 (adapté du célèbre jeu de rôle Cyberpunk 2020) permettrait de personnaliser ses parties génitales.
(Le jeu n’étant, à la date ou j’écris, pas paru, il va de soi que le présent article explore ce qu’on en sait et non ce qui sortira effectivement. Reparlons-en après la parution du jeu !)
Selon le développeur du jeu CD Projekt Red il serait donc possible de personnaliser son personnage dans une grande variété de paramètres, notamment en sortant du choix binaire entre masculin et féminin. Les attributs physiques devraient être mélangeables sans distinction de « sexe biologique » – étant implicite qu’un univers futuriste comme celui du jeu aurait fait sauter depuis longtemps les contraintes biologiques. Parmi les choix de personnalisation : de nombreuses teintes de peau, types physiques, et donc attributs sexuels primaires (organes génitaux) et secondaires (poitrine, pilosité…).
A cette déclaration la plupart des articles de presse se cantonnèrent à déclarer que « le sexe aura une place importante dans Cyberpunk 2077″ comme si les deux étaient immédiatement liés. Le sexe est en effet central dans le genre cyberpunk qui met en scène des récits adultes, volontiers durs, dans divers bas-fonds où la prostitution et le stupre occupent des places importantes. Bien qu’assez simpliste cette idée cherche moins le réalisme qu’une certaine aura sulfureuse « sexe, drogue et no future » entre violence de rue, ultra-haute technologie et assouvissement des fantasmes (occidentaux) les plus paroxystiques.
La sexualité (éventuellement débridée, omniprésente, marchandisée ou « immorale » quoi que cela veuille dire) est pourtant une chose très différente que de créer son personnage en choisissant, customisant et mélangeant ses attributs sexuels. L’un à trait au sexe (que l’on fait ou pas) et l’autre au genre, à la fluidité de l’identité et au non-binarisme du choix proposé aux joueurs et joueuses.
Fluidité de corps
Si j’attendais assez peu Cyberpunk 2077 pour son volet cyberpunk d’apparence assez générique, ce moteur de création de personnage semble révéler un parti-pris politique intéressant en marchant sur la corde raide entre détermination d’identités propres éventuellement non-binaires et tentation transhumaniste à une époque (fictive) ou « l’augmentation » de soi fait partie du quotidien. Un thème totalement raccord avec la notion, propre au cyberpunk, d’effacement des frontières et qui rappelle largement le rejet des dualismes du Manifeste Cyborg de Donna Haraway. « Homme » n’est pas le contraire de « femme » ; avoir un pénis, une vulve, des seins, telle ou telle carrure, coiffure, n’est pas (ne devrait pas être) déterminant de la construction sociale qu’est le genre de chacun(e).

Il semble donc logique et pertinent de proposer une telle fluidité de choix, a fortiori dans un univers où la technologie permet cette fluidité et où l’acceptation sociale des genres non-binaires pourrait avoir progressé. Le cyberpunk à beau être un futur sombre, il n’exclue pas forcément tout progrès.
Une littérature universitaire de plus en plus complète existe qui traite de la projection des joueurs et joueuses dans leurs avatars vidéoludiques. Sans entrer dans le détail on peut supposer que le moteur de personnalisation de Cyberpunk 2077 permettra notamment deux usages :
- Personnaliser son avatar pour optimiser une projection de soi. Il s’agit alors d’une continuation de nos normes sociales et des logiques de performance / amélioration auxquelles nous sommes quotidiennement soumis(es). On se fait plus musclé(e), mieux « foutu(e) », plus « badass » pour camper une image de soi perfectionnée selon les critères de beauté et de badassitude ambiants. Pour un homme : grand, baraqué et doté d’attributs mâles énormes de conquérant-prédateur. Pour une femme : mince, élancée, musclée sans excès, à forte poitrine. Le jeu est alors un moyen de se projeter dans ce que les canons de l’époque attendent de nous. A ce sujet les jeux vidéo n’ont pas attendu la personnalisation des organes génitaux pour créer des bataillons de bœufs testostéronés et d’héroïnes en petite tenue destiné aux yeux masculins, prototype dont Lara Croft reste le cas le plus emblématique.
- Utiliser le jeu comme un moyen d’expérimenter un corps différent du sien. Le jeu est alors un support permettant de tester ou d’affirmer une identité de genre différente de son soi physique, ou simplement de tester une incarnation différente. A nouveau les joueurs et joueuses de jeux vidéo n’ont pas attendu ce genre d’outil pour choisir un autre genre que le leur dans un jeu, parfois parce qu’aucun personnage féminin n’était proposé (par défaut donc), parce que les personnages féminins étaient clairement taillés pour le plaisir des yeux masculins hétérosexuels, pour le simple plaisir de changer, d’incarner, de tester un personnage différent de soi, par choix de gameplay (dans les premiers Diablo le genre du personnage et sa classe sont indissociables), ou par indifférence.
Prenons pour acquis l’idée que tous les personnages de jeu vidéo conçus par l’utilisateur(trice) sont des projections de ces dernier(e)s, contrairement à un personnage imposé (Geralt de Riv dans The Witcher par exemple). Sans chercher à se recréer lui ou elle-même le joueur ou la joueuse donne des traits à une incarnation qu’il ou elle jouera sur des dizaines d’heures et à laquelle il ou elle sera identifié(e) (au moins par la caméra subjective d’un jeu comme Cyberpunk 2077). En l’occurence, un large panel de personnalisation semble possible avec quantité de teintes de peau, de formes de visage, de mâchoire, de coiffure et, donc, d’organes sexuels.

Si elle permet une certaine projection (ou au contraire une mise à distance), la conception du personnage reste un élément mystérieux quant à la suite qui lui sera donnée. Quelle seront ces implications dans l’univers de Cyberpunk 2077 et donc sur l’expérience de ses utilisateurs et utilisatrices ? Être noir(e), blanc(he), gris(e), genré(e) au masculin, au féminin, entre les deux ou ni l’un ni l’autre aura-t-il des conséquences ? Les personnages subiront-ils des remarques sexistes, transphobes ou racistes dans l’univers du jeu le cas échéant ? Sans doute n’est-ce pas le propos, ni le souhait des développeurs et joueurs / joueuses que de se prendre, dans le jeu, les mêmes violences qu’en dehors. On peut, aussi, imaginer la complexité de la création d’un jeu aussi dépendant des choix du personnage, de son appartenance à tel groupe, ou de son physique.
L’apparence du personnage, si soignée par le jeu, servira donc uniquement de projection aux joueurs et joueuses. Et c’est déjà beaucoup tant le jeu vidéo à a se faire pardonner ses images stéréotypées des corps et son sexisme crasse qui, toujours, fait des dégâts et alimente la toxicité de certaines de ses communautés.
Reste que le personnage créé et incarné tout au long ne changera rien ni au mode de jeu, ni aux histoires proposées par celui-ci. Les récits n’en feront guère mention (en tous cas à l’égard du personnage principal) et ne seront liés à aucune thématique sur la transidentité, le genre, la race (au sens sociologique) ou toute autre caractéristique du personnage. Quel que soit ce dernier, l’expérience sera standardisée et ces choix essentiellement cosmétiques.
Militarisation du corps
Des actions réalisables en question, les nombreux aperçus du jeu donnent un bon échantillon. S’il donne une large liberté aux joueurs et joueuses, Cyberpunk 2077 s’inscrit dans la lignée des jeu d’action / aventure / RPG en monde ouvert où le combat, l’infiltration et les comportements guerriers en général occupent une place centrale. Toute la latitude laissée à la création de son avatar ne changera rien à ce que ce(tte) dernier(e) agisse principalement en massacrant moult adversaires pour gagner de l’XP, de nouvelles compétences et perpétuer ainsi son comportement guerrier dans une pure logique de croissance / augmentation de soi. Bref si le personnage peut choisir notamment un genre qui lui soit propre, le jeu lui n’a qu’un genre : l’action-aventure à la première personne. (Et le choix de la première personne, plaçant l’arme au centre de l’écran est déjà révélatrice en soi du rapport au monde induit par le jeu.)
Si divers et inclusif soit-il, le corps dans Cyberpunk 2077 est un corps militarisé, un corps-outils, à l’image des lames cachées dans les avant-bras du personnage de la bande-annonce ci-dessous (homme blanc cis, le héros « par défaut »). La fluidité d’accord, tant qu’elle débouche sur un corps surarmé et ultra-violent, un corps de « mercenaire » selon le pitch proposé par les communiqués de presse, dans la longue tradition des cyborgs guerriers, des robots sexuels et des organes cybernétiques propres au cyberpunk.
Le plus révélateur de cette militarisation est la fiche de personnage proposé par le jeu et qui en constitue le véritable cœur de son gameplay. En effet chacune des compétences ci-après vient avec des façons de jouer, des scènes, moves et modes de résolution spécifiques qui forment son réacteur ludique. L’apparence physique, elle, ne change rien à ces mécanismes et quelque-soit l’avatar créé, les compétences développables sont : fusils, armes de poings, lames, hacking, fusils à pompe, armes à deux mains, assassinat, sang froid, fusils de longue portée, ingénierie, mêlée et athlétisme. Tout un programme !

athletics.
Ces compétences n’ont rien d’intrinsèquement genré. N’importe qui, homme, femme, trans ou cis, noir, blanc, asiatique, peut assassiner, manier des fusils d’assaut ou des explosifs. Force est quand même de constater que ces compétences-là relèvent d’un rapport au monde induit par le jeu et qui flatte / encourage les comportements traditionnellement rattachés au virilisme guerrier, prédateur, « wétiko » dirait Jack D. Forbes, c’est à dire un rapport au monde basé sur la prédation.
Comment ne pas le comprendre ? Non seulement Cyberpunk 2077 est un blockbuster attendu commercialement pour contenter sa communauté de fans habitués à ce genre de jeux (essentiellement masculins). Un genre de jeu basé sur les combats et avec lequel on pourrait théoriquement raconter toutes sortes d’histoires. (Les films de guerre peuvent bien être antimilitaristes.) Mais ce choix s’explique ici stylistiquement par la mise en scène d’un univers paroxystique (cyberpunk) où le futur n’apporte pas de progrès mais la déchéance vers le pire : plus d’exploitation, plus de domination, plus de logiques d’extraction des ressources humaines ou environnementales, plus de militarisation des corps et des espaces urbains, etc. Les univers du cyberpunk sont fondamentalement « brutalistes » pour reprendre les mots d’Achille Mbembe. En ceci, et presque sans le faire exprès, Cyberpunk 2077 semble raccord avec son concept thématique.
Or si le cyberpunk est un genre dystopique par excellence, il ouvre aussi souvent la porte à la réappropriation par celles et ceux-là même qui en subissent la domination. La logique de hacking (détournement) en est consubstantielle pour permettre de dépasser ces carcans. Le cyborg est à la fois Motoko devenant humaine (Ghost in the Shell) et Néo devenant son propre avatar virtuel libéré de la matrice (Matrix). Bref : mettre en scène la militarisation du corps, l’hyper-violence et l’aliénation des corps fussent-ils fluides et diversifiés est à la fois raccord avec le genre et limitant pour sa portée politique.
Dissonance cognitive
On a parcouru du chemin depuis les jeux de rôle à l’ancienne où les hommes avaient des bonus et les femmes des malus en force. A cette vision ultra sexiste succède donc (après pas mal d’errances) l’effort de fluidité identitaire permis par Cyberpunk 2077. Un effort dans lequel l’on ne définit plus les individus par des critères binaires, et les attributs physiques s’agencent à notre guise. Il n’en demeure pas moins que cet effort d’inclusivité, qui doit être salué, restera un élément cosmétique qui devrait ne rien changer à la manière de jouer et vivre dans le monde cyberpunk générique du jeu, un monde où la survie passera par la perpétuation des mêmes violences qu’infligées aux individus. Bref la conception de personnage constituera un élément esthétique inclusif… au service d’une manière unique d’être au monde, à savoir la militarisation de soi véhiculée by design par le jeu.
Toute la question est donc de savoir si l’histoire permettra de dépasser cette limitation ou si elle forcera à la perpétuer ad nauseam ? De la part d’une équipe créative pour qui « ouverture d’esprit » semble synonyme de « mettre des godemichés partout », on peut légèrement douter de la pertinence du discours politique qui ira avec cette customisation de pénis et vagins.
De toute façon, il y a fort à parier que cet élément cosmétique ne change pas grand-chose pour la majorité des joueurs et joueuses de Cyberpunk 2077. Et s’il permettra de se sentir à l’aide dans sa peau virtuelle (argument des développeurs du jeu) pour nombre de personnes habituellement contraintes de camper des parangons de masculinité stéréotypés et des bimbos d’action siliconées, tant mieux. Il échouera pourtant à s’affirmer comme un jeu politique en laissant le choix aux utilisateurs et utilisatrices, choix qui invalidera le caractère déterminant des scènes d’actions jouées par la suite par la généricité de l’expérience.
Dans un genre pas si différent (combat / survie), certains jeux affirment pourtant un positionnement engagé en forçant toutes et tous à incarner des profils invisibilisés d’ordinaire par les industries culturelles grand public. Un cas célèbre est bien sûr The Las Of Us Part II et son héroïne engagée dans une lutte de survie face à un monde qu’on pourrait lire comme métaphore de l’oppression envers les personnes homosexuelles. Le fait de ne pas pouvoir choisir d’autre personnage qu’Ellie (personnage jouable unique) force à vivre dans la peau d’une figure atypique dans le jeu vidéo… et donc à en partager la condition (et les discriminations éventuelles). La violence de la réaction de certaines communautés de gamers prouve à quel point le jeu peut déranger ceux-là même pour qui incarner une homosexuelle est un problème – et donc l’utilité de ce positionnement.

Un tel jeu pourra se permettre des récits et enjeux explicitement liés à l’orientation affective et sexuelle de son héroïne pour les faire vivre à ses joueurs parce que celle-ci n’est pas optionnelle. A contrario Cyberpunk 2077 donnera à chacun(e) la possibilité d’incarner le personnage de son choix, siloté(e) dans son expérience de jeu, mais invisibilisera de facto toute thématique spécifique pour coller au plus grand nombre. L’expérience du monde n’étant pas la même pour un homme blanc cis (comme moi) que pour une femme noire trans, par exemple, cette « expérience standard » proposée à tou(te)s risque fort de ne parler de rien et de se contenter e massacrer des malfrats génériques sans enjeu réel. Bref Cyberpunk 2077 risque de s’inscrire dans la grande lignée des jeux (et films) magnifiquement représentatifs d’un genre esthétique mais totalement vides de propos sous des allures inclusives (louables).
~ Antoine St. Epondyle
Merci à Léna Dormeau pour sa relecture avisée.
A lire :
[…] Antoine Daer. Cosmo Orbüs. Personnaliser son sexe dans Cyberpunk 2077. [Parution le 17 décembre 2020]. Disponible : https://cosmo-orbus.net/blog/sf/cyberpunk-2077-sexe-genre/ […]