Sous les cargaisons dystopiques qui lestent la surproduction culturelle, de nombreux discours émergent qui consistent à appeler à grands cris l’émergence de « futurs souhaitables ». Séduisants et enthousiasmants pour les un(e)s, vains et incantatoires pour les autres, ces appels peuvent être classés dans au moins deux démarches :
- La réhabilitation du genre « utopie » dans un imaginaire science-fictionnel dominé par les dystopies (dimension esthétique),
- La création d’horizons positifs vers lesquels tendre, en vue d’inspirer des futurs souhaitables et de participer à les faire advenir (dimension politique).
J’ai un temps été séduit moi-même par la perspective de réinventer de nouveaux horizons sciences-fictionnels. De bousculer les habitudes des plus nihilistes de nos univers préférés via une dose de « solarpunk », du nom d’un non-genre dont l’émergence, malgré les intérêts légitimes qu’il suscite, n’en peut plus de se faire attendre. Avec cet article, je propose toutefois une modeste contribution au débat à rebours des injonctions à créer positif, en suggérant l’utilité des futurs dark dans une approche politique de la science-fiction et des récits de manière générale.
J’aime les futurs sombres
Depuis que j’écris sur la science-fiction (2010) mon intérêt pour les futurs glauques ne s’est jamais démentie. Certain(e)s ont les films d’horreur, j’ai les avenirs infâmes, les systèmes oppressifs, les bidonvilles globaux, les technologies vicieuses et autres cyberpunkeries pour passion. Je défends le droit et l’utilité de penser, écrire et mettre en scène des futurs sombres. Non que j’espère en vivre un – mon aspiration à vivre un avenir positif est réelle quoique désenchantée – mais pour au moins trois raisons.
- Esthétiquement. J’aime les esthétiques sombres, les visuels trash et glitchés, les mécaniques ludiques pernicieuses, le métal et les ambiances délétères. Les effets sensibles, les expériences esthétiques et psychologiques qu’offrent les fictions sombres font partie intégrante de mon intérêt pour les récits, peut-être pour les exorciser, jouer la catharsis, et même si cet argument personnel n’est pas généralisable, je sais aussi ne pas être le seul dans ce cas. Qu’Alt236 m’en soit témoin. En témoigne également l’intérêt vivace pour les univers dark et « gritty » (rugueux) dans de nombreux pans de l’imaginaire, de Dark Souls à Berserk, Cyberpunk 2077, Clive Barker, HG Giger – et leurs innombrables dérivés.
- Narrativement. A la suite de Catherine Dufour dans une ancienne conférence, je crois que l’utopie accomplie confine vite à l’impasse narrative, dénuée d’enjeux, de conflits et de problèmes à résoudre. Je parle ici de l’utopie telle qu’imaginée et définie par Thomas More, inventeur du terme, en tant que société parfaite, sans défaut, faisant le bonheur de toutes et tous. Le genre vaut expérience de pensée, et reste stérile dramatiquement.
- Politiquement. Les futurs radieux sont plus difficilement politisables que les chemins qu’il a fallu emprunter pour les bâtir. Parce qu’elle fait le bonheur de toutes et tous, l’utopie coupe potentiellement l’herbe sous le pied de la critique en éludant les choix et compromis, les dissensus et les tensions propres à la vie en commun. En mettant tout le monde d’accord à postériori et comme prérequis initial, le « futur souhaitable » masque le chemin pour y arriver et tire la chasse d’eau un peu vite sur les épreuves à traverser, les choix à faire pour arriver à cette situation utopique. Or la politique se joue au moins autant dans l’idéal à atteindre que dans la manière dont on se propose de le faire.
A contrario représenter un monde obscur en proie aux conflits et à la violence n’est pas renoncer à mettre en scène le progrès social, humain, moral ou l’émancipation. C’est ne pas éluder la difficulté de la vie dans sa complexité et se diriger vers un mieux (œuvres émancipatoires), un pire (œuvres nihilistes, désespérées) ou un entre-deux (œuvres ambiguës). Et ce en permettant l’identification du lecteur ou de la lectrice à ses propres questionnements et difficultés, en créant une possibilité d’admiration envers des personnages qui surmontent (ou pas) ces épreuves et en inspirant la catharsis ou la réflexion dans un univers où chacun.e pourra reconnaître une partie de son expérience humaine, fut-ce symboliquement.
L’avenir n’est pas radieux
Car l’avenir n’est pas radieux. De rapports du GIEC en montée du fascisme, de mers charriant les réfugiés morts de n’avoir pas été secourus, de violences en tous genres égrenées par les chaînes d’info en attentats et guerres meurtrières ; l’avenir ne donne pas de raison d’espérer grand-chose de positif. Et encore je ne parle ici que de ma lorgnette occidentale. Si l’envie de créer / lire / voir / jouer des œuvres « feel good » de temps en temps est légitime, appeler à l’émergence d’une science-fiction de « futurs souhaitables » est une chose bien différente.
J’y vois l’importation dans le champ culturel de l’injonction managériale à « penser positif », comme un mantra supposé régler les problèmes en niant leur existence. En suivant cette idée, les « futurs souhaitables » risquent vite de devenir les imaginaires utiles focalisés sur les bonnes nouvelles et les lendemains qui chantent comme l’était le « journalisme de solution » en son temps. « Imaginons le futur, tant que c’est positif. » Un leitmotiv régulièrement agité par divers groupes industriels, think tanks et autres agences de com’ pour lesquels le futur positif est d’abord un argument marketing pour cadres en quêtes de sens biberonnés à l’idée élitiste que tout est possible.
Positivité toxique
Tout ceci porte un nom en forme d’oxymore, la positivité toxique. Celle-ci se caractérise dans la vie comme dans la création de plusieurs manières :
- Par l’invisibilisation des problèmes et situations réelles via le ressassement de mantras positifs.
- Par la négation de la difficulté et du sentiment de difficulté éprouvés par celles et ceux qui œuvrent à l’advenue d’un monde meilleur.
- Par la culpabilisation de l’anxiété, l’angoisse ou la tristesse ressentie lors de la projection dans le futur dans un contexte plus qu’incertain.
Par exemple, créer des futurs « positifs » autour de la crise climatique en se focalisant sur la « résilience » et le « retour à la Terre » me paraît suspect, et contribue à mon sens à nier les problèmes réels posés par la question en légitimant l’idée qu’un tel futur « d’effondrement positif » serait possible, probable, souhaitable. Ce serait passer un peu vite sous silence les étapes induites par un tel scénario, à savoir l’éradication de la biodiversité, les milliards de morts humains, la dévastation irrémédiable des milieux et la certitude que ce qui sera perdu ne pourra pas être retrouvé.
#VendrediLecture désespéré. Qu'on ne nous reproche pas d'être négatifs. C'est ce monde qui est désespérant, pas nous, et ce qui est encore plus désespérant, c'est de nier qu'il le soit. Et d'innombrables salauds s'engraissent en racontant que l'aurore point. pic.twitter.com/po9HbZaomM
— Philippe Vion-Dury (@PhilGood_Inc) June 25, 2021
Produire en masse des fictions positives comme pour s’autoconvaincre qu’elles seront un jour possible est un acte ambivalent. Il donne, utilement, des horizons, des alternatives vers lesquelles espérer et tendre nos efforts, des rêves pour fonder l’action militante. Et en même temps il risque de focaliser l’attention sur ces « utopies » sans percevoir ce que le réel oppose d’ores et déjà leur vision. Écrire de la cli-fi optimiste, pourquoi pas, mais attention à ne pas devenir exagérément positif au regard des enjeux du réel. Écrire des œuvres émancipatoires pour les personnes minorisées, oui bien sûr. Mais attention à ne pas passer sous silence les épreuves et discriminations réelles vécues par icelles, au risque d’accoucher d’une note d’intention solaire mais hors-sol. Du moins si l’objectif est d’inspirer politiquement ses lectrices et lecteurs.
Que tout change pour que rien ne change
Dans le champ de la fiction, la création d’utopies ou de futurs désirables a ceci de pratique qu’elle ne fâche à peu près personne. Elle est profondément consensuelle, comme le sont les appels récurrent à « créer de nouveaux imaginaires » qui oublient généralement de préciser la nature de la nouveauté qu’ils invoquent.
Or, qui dit consensuel dit potentiellement « récupérable ». A des niveaux différents, tous les discours subversifs ont tendance à faire l’objet d’une récupération mercantile à même d’éteindre leur flamme contestataire au canadair et de les rendre solubles dans ce qu’elles cherchaient initialement à combattre. Alors oui, tous les « futurs souhaitables » ne sont pas équitablement récupérables – et je crois que ceux qui cherchent à faire l’unanimité le sont particulièrement, qui oublient à quel point le « souhaitable » des uns se fait souvent au détriment des autres.
Même le rock, le rap, le punk, le métal, le féminisme, l’écoféminisme, les zombis, le glitch art et le cyberpunk y sont passés, alors qu’ils couvaient une vraie subversion initiale. Comment ne pas imaginer que le même destin ne s’applique à quantité d’œuvres conçues dès le départ comme rêves partagés de mondes meilleurs plutôt que dans l’esprit de rébellion permettant de faire advenir ces derniers ?
Ce n’est pas en regardant le seul arbre qui ne brûle pas qu’on éteint les feux de forêt.
~ Antoine St. Epondyle
Épisode 2/2 : En défense des dystopies
Merci à Irénée Regnauld pour sa relecture avisée.
Photo : Matthew Abbott. The New York Times.
Salut
Je suis ravi de lire ta réflexion sur le sujet, très clairement développée dans cet article.
Merci.
C’est un sujet que j’ai en-tête depuis un moment également.
Il me semble qu’il manque un type de futur dans le paysage d’uchronies / dystopies variées que tu décris :
Quid d’un futur où l’humanité a, mettons, « simplement » réussi à endiguer le réchauffement climatique ?
Oui, la température de la planète a augmenté de plusieurs degrés, et les conséquences ont été terribles, tant pour l’humanité que pour les autres espèces vivantes. À un certain stade cependant, la prise de conscience fut suffisante pour inverser la tendance sur le long terme.
L’univers de fiction dépeint est donc un monde où l’humanité doit assumer de GROSSES conneries passées, mais peut être fière d’avoir collectivement pris des décisions qui ont « sauvé la planète ».
L’histoire récente contient nombre de catastrophes, probablement des milliards de morts, mais aussi de « héros politiques ». Et bien sûr, certaines décisions limitant l’impact de l’homme sur le planète sont toujours vivement critiquées par certains mouvements politiques.
Enfin, l’univers de fiction n’est absolument pas « ROSE ». Il existe toujours des crimes, de l’injustice, des luttes sociales et des formes de ségrégation.
Peut-être qu’une certaine forme de « progrès social » a eu lieu (plus de solidarité économique ? moins de discriminations ? la CNV universellement pratiquée ? ^^). Pour autant, des « régressions » sont visibles sur d’autres sujets, qui étaient considérés comme presque « acquis » au début du XXIe siècle (intolérance religieuse totale ? égalité des genres catastrophique ?)
L’intérêt que je vois à ce type d’univers de fiction est de permettre aux lecteurs / spectateurs / joueurs de se projeter mentalement dans un « après » optimiste, tout en donnant conscience du « prix » qu’il a fallu payer, de combien nos modes de vie ont dû changer.
Qu’en penses-tu ? ;)
Très intéressant, votre billet et l’actualité m’ont inspiré celui-ci sur la faim, la famine et le cannibalisme dans les JDR: https://jdr.hypotheses.org/1544
Je trouve ça tellement triste que la perspective d’imaginer un futur où les incohérences de notre présent auraient été dépassées semble stérile… Je pensais qu’on avait enfin dépassé les arguments fallacieux que vous avancez dans votre article et que j’ai mainte fois entendu depuis que je m’intéresse au genre utopie. Quand le collectif Zanzibar a commencé à l’ouvrir et sortir des sentiers battus pour réhabiliter la possibilité d’imaginer des futurs souhaitables je me suis dit que ça y était on allait enfin publier des fictions qui allaient me faire vibrer. Et puis il y a eu beaucoup de déclaration d’intention et peu de production. Damasio a clairement dit qu’il n’y arrivait pas… Et alors, il n’y a pas que lui sur Terre ! Avant même que des auteurs en aient vraiment écrit on referme la porte aux fictions dérivées d’utopie ? J’ai pu lire quelques rééditions bienvenue chez les Moutons Électriques -il m’en reste même pas mal dans ma PAL-. J’attends toujours les nouvelles eutopies de La Volte qui s’est endormi après la publication d’un Curval. J’ai lu un L’énigme de l’univers de Greg Egan et Voyage en Misarchie d’Emmanuel Dockès qui faisait le job mais ce n’est pas comme si on croulait sous les productions SolarPunk et qu’on manquait de dystopies ! Je ne pense pas que le fait d’imaginer vivre dans des conditions plus équitables socialement ou de façon appaisée avec le Vivant empêcherait à des personnages d’avoir des histoires d’amour passionnées, faire des explorations incroyables, résoudre des mystères, s’organiser pour résoudre des problèmes,… Mais quand est-ce qu’un auteur nous écrira une fiction sans gros méchant ou gouvernement bien caricatural pour s’opposer au gentil héros ? Ça gonfle que moi que la SF n’imagine que ce type d’horizon ?
[…] notre quotidien. L’horreur est devenue le fonds de commerce des médias qui ont vite compris que la misère se vendait mieux que le bonheur. Aujourd’hui 30 minutes d’actualités correspondent à 30 minutes de guerres, de manifestations […]
[…] Contre les « futurs souhaitables » (1/2) […]