Dans l’épisode de ce mois-ci sur Planète B, Hugues Robert (librairie Charybde) propose un tour d’horizon de la climate-fiction (cli-fi) et de ses enseignements pour penser les questions écologiques. De quoi préparer le terrain à notre interview de Kim Stanley Robinson du prochain épisode !
PLANÈTE B : SOMMAIRE DES ÉPISODES
Vivons-nous en pleine climate-fiction ?
La faille dans le climat est apparue au grand jour avec la création du GIEC en 1988 et son premier rapport publié, en 1990. Cette faille est en train de devenir un gouffre béant, et depuis le film de science-fiction « Le jour d’après » de Roland Emmerich, en 2004, et le documentaire « Une vérité qui dérange » d’Al Gore, en 2006, il y aura bientôt vingt ans, beaucoup trop peu semble avoir été fait pour s’attaquer véritablement au réchauffement climatique et à ses conséquences apparaissant de plus en plus catastrophiques au fur et à mesure que l’on commence à être capable de les simuler finement. Malgré l’accord de Paris signé en 2015, lui-même succédant au fragile protocole de Kyoto de 1997, la plupart des États ont, pendant toute cette période, considéré avec une bienveillance coupable le « greenwashing » plus ou moins habile orchestré par une partie du capitalisme tardif, et même le « business as usual », plus que jamais poursuivi par l’industrie fossile dans sa vaste majorité.
À l’heure où une révolte populaire commence à véritablement apparaître çà et là, à l’heure où l’urgence fait désormais rage, que peut nous apprendre et nous faire saisir la science-fiction, plus que jamais politique, en la matière ?
Quelques malentendus
Pour commencer, il y a certainement quelques malentendus possibles qu’il faut dissiper.
Il est tentant (et éventuellement flatteur pour notre genre artistique préféré) de supposer que chaque récit d’inondation globale, de glaciation ou de réchauffement, en remontant éventuellement jusqu’au Déluge biblique, témoigne d’une préoccupation profonde pour le climat, bien avant l’apparition du trou dans la couche d’ozone et la création des conférences mondiales des parties prenantes au changement climatique, les COP dont la 28ème se tient actuellement aux Émirats Arabes Unis.
Andrew Milner et James Burgmann, dans leur bel article universitaire de 2018 intitulé « A Short Pre-History of Climate Fiction », ont minutieusement montré que ce n’est pas le cas. « Le péril vient de la mer » de John Wyndham en 1953 « Inter Ice Age » de Kobo Abe (l’auteur communiste japonais, mondialement connu pour « La femme des sables ») en 1958, « L’hiver éternel » de John Christopher en 1962, « Heat » de Arthur Herzog en 1977, ou encore « The Sea and the Summer » de George Turner en 1980, par exemple, ne relient pas leur submersion ou leur glaciation au climat en tant que tel, mais à de « simples » phénomènes naturels – ce qui n’empêche pas, déjà, la présence de sceptiques moquant les prévisions des scientifiques, jugées alarmistes.
Toutes les fins apocalyptiques de l’humanité que nous réserve l’imaginaire ne sont pas dues au climat, et moins encore à l’intervention humaine (si ce n’est bien sûr par le biais de la catastrophe nucléaire, durant toutes les années 50, 60, 70 ou même 80) : Antoine nous en parlera prochainement dans Planète B, mais on peut méditer en effet toute la différence existant entre deux films du même réalisateur, Roland Emmerich, « Le jour d’après » en 2004, incroyablement précurseur – et toujours davantage avec chaque année qui passe – et « 2012 » en 2009, dont la fable à effets spéciaux déchaînés tient au fond davantage de la farce (même si on y trouve, sous forme joliment métaphorique, l’illustration de ce mot d’Andreas Malm, dont on va reparler : « Les riches ont toujours un canot de sauvetage, du moins à court terme »). Ce qui ne veut pas dire, évidemment, que l’aveuglement face à une catastrophe totalement exogène (au hasard, une météorite menaçant de détruire l’espèce humaine) ne puisse pas constituer une puissante métaphore du refus de voir et d’agir à l’échelle nécessaire : le récent « Don’t Look Up – Déni cosmique » en témoigne avec un certain éclat.
L’étude du climat passé par la géologie connaît un progrès décisif avec James Croll en 1875, et Svante Arrhenius théorise l’effet de serre en 1896. Pendant tout le XXème siècle ou presque, néanmoins, la science-fiction suit d’assez loin la science, et ne la précède pas. Dans les excellents « Sécheresse » du grand James Ballard, en 1964 (et même dans son lointain prédécesseur, « La fin de la Terre » de J.H. Rosny Aîné, sauvagement visionnaire, en 1910) ou dans « Le troupeau aveugle » de John Brunner, en 1972, que nous avons déjà évoqué il y a un an dans notre épisode sur les pénuries, l’intervention humaine est manifeste dans la catastrophe globale, mais passe avant tout par la surexploitation des ressources et par la pollution généralisée, plutôt que par le réchauffement d’origine humaine.
Nous avons déjà dit et répété ici que la science-fiction n’est ni un art ni une science de la prévision, mais bien plutôt de la compréhension intime des phénomènes présents, par l’invention de pas de côté, de changements salutaires de point de vue, que permet l’imaginaire. C’est peut-être bien dans la réalisation, encore récente, du rôle de l’intervention humaine dans le réchauffement climatique et dans ses conséquences, que la fiction a pu apporter l’un de ses concours les plus notables. Pour le dire plus directement : dans l’acceptation de la réalité anthropocène (terme introduit par Eugene Stoermer en 1982, mais formalisé seulement en 2000), voire capitalocène, par rapport à ce qui se passe aujourd’hui pour le climat et donc pour le vivant.
Le Suédois Andreas Malm démontre, parmi d’autres mais avec la vigueur coutumière de l’auteur de « Comment saboter un pipeline » en 2021, dans son « L’Anthropocène contre l’histoire : le réchauffement climatique à l’ère du capital » de 2016, du côté des historiens et des sociologues, une réticence discrète ou manifeste, mais toujours troublante, face à la notion d’anthropocène (de moins en moins, à part peut-être du côté des plus zélés des politiquement conservateurs) mais surtout de capitalocène : l’espèce humaine est très inégalement responsable de la situation actuelle, et les riches de tout poil en portent une infiniment plus lourde part que les plus pauvres, même si ceux-ci sont beaucoup plus nombreux.
Si vous suivez sur Blast les passionnantes émissions de Paloma Moritz, vous savez sans doute déjà tout cela. Si vous ne les suivez pas encore, faites-le, vraiment.
L’essayiste Mark Bould, britannique, marxiste et exégète de la science-fiction la plus contemporaine, dans son « Anthropocene Unconscious » de 2022, va beaucoup plus loin que le grand romancier indien Amitav Ghosh avec son « Grand dérangement : d’autres récits à l’ère de la crise climatique » de 2016 : si l’art et la littérature en général s’emparent depuis les années 2000-2010 du réchauffement climatique, ils peinent à en tirer toutes les conséquences en termes de responsabilité et d’action nécessaire, oscillant le plus souvent entre ironie, schadenfreude et lamentation effondriste – comme le rappelaient aussi, chacun à leur manière, Yves Citton et Jacopo Rasmi dans leur « Génération collapsonautes : naviguer par temps d’effondrements » et Alice Carabédian dans son « Utopie radicale : au-delà de l’imaginaire des cabanes et des ruines ».
Le consciencieux Stephen Baxter, dont le « Déluge » de 2008 réussit pourtant la prouesse d’éviter toute allusion au réchauffement climatique, le tristement surplombant Martin Hirsch, dont le « Solastalgie » de 2023 imagine une fois de plus des élites conscientes et auto-proclamées comme « éclairées » prendre les choses en main sans véritable remords après avoir causé le désastre, ou encore, dans un registre beaucoup plus terrifiant, l’infâme Michael Crichton et son fort climato-sceptique et conspirationniste « État d’urgence » de 2005 illustrent chacun à leur manière et à des degrés différents cet autre déni cosmique, celui de la puissance intacte ou presque du capital fossile.
Des phénomènes complexes
En matière de réchauffement climatique, la science-fiction excelle heureusement à mettre en évidence les phénomènes complexes, et notamment les interactions subtiles entre la science, la société et la politique. Je vais vous en donner deux grands exemples.
Premier exemple : le réchauffement climatique crée d’ores et déjà des réfugiés climatiques, phénomène qui va évidemment aller s’amplifiant, et là il sera plus difficile pour les pas si bien nommés « pays d’accueil » de leur demander de rester dans leur pays pour se battre, d’y arrêter les guerres et les exactions, ou encore de changer de religion. Comme l’avait montré par exemple le Paolo Bacigalupi des « Cités englouties » de 2010-2017, tout cela est beaucoup plus difficile sous deux, trois ou six mètres d’eau de mer – ou bien ailleurs, avec le Jean-Marc Ligny de « Aqua™ » en 2006, lorsque les nappes phréatiques ont disparu.
Trois autrices remarquables nous plongent vivement dans cette réalité-là par le détour de l’imaginaire.
La Française Luvan, dans son « Susto » de 2018, imagine un grand rassemblement cosmopolite de réfugiés au pied du mont Erebus, en Antarctique, où la glace et le feu se réjoignent dans une douceur trompeuse, où la vulcanologie, les sciences sociales et le machiavélisme des élites dirigeantes se mêlent jusqu’au bout en un étonnant, rare twist narratif.
La Canadienne Michelle Min Sterling, dans son « Camp Zéro » de 2023, en imaginant un thriller dévastateur entre les cités flottantes de Boston envahie par les eaux et les étendues du Grand Nord désormais appréciables et appréciées, nous montre que même dans les pays dits « riches », les réfugiés climatiques seront là, et qu’une fois de plus, si rien n’est fait, seul le pouvoir de la richesse imposera sa loi. À moins que… vous verrez par vous-mêmes !
La Française Elisa Beiram, dans son « Premier jour de paix » de 2023 également, recompose dans le détail et sur le terrain les notions même de médiation et de diplomatie dans un monde profondément modifié par le réchauffement climatique, où réfugiés et restes d’états-nations doivent apprendre à vivre ensemble et autrement.
Géoingéniérie
Deuxième exemple : le réchauffement climatique dispose de sa potion magique technologique, nous expliquent très prudemment les scientifiques, et beaucoup (beaucoup) moins prudemment les propriétaires de capital, fossile ou non fossile, voyant là le moyen radical de poursuivre leurs activités actuelles – « business as usual ». La géo-ingénierie est prête à entrer en scène : utiliser la technologie à grande échelle pour corriger et modifier le climat terrestre.
La géographe Holly Jean Buck nous a offert en 2019 son essai magistral, intelligent et sainement engagé, « After geoengineering : Climate Tragedy, Repair and Restoration ». La science-fiction apporte aussi ses contributions décisives dans ce domaine, de manière directe ou indirecte.
Ainsi, la « Trilogie martienne » de Kim Stanley Robinson, entre 1992 et 1996, à propos de la terraformation éventuelle de la planète Mars, et compte tenu des données scientifiques disponibles à l’époque, explorait dans le détail les enjeux techniques, politiques et éthiques d’une entreprise massive de géo-ingénierie. Ainsi, le film « Le Transperceneige », réalisé par Bong Joon-Ho en 2013, modifiait une donnée apparemment anodine par rapport à la bande dessinée d’origine de Jacques Lob et Jean-Marc Rochette, en 1982, en introduisant l’idée que cet âge glaciaire provenait d’une sur-correction humaine, massive et ratée, du réchauffement climatique par la géo-ingénierie.
Beaucoup plus directement, trois œuvres particulièrement marquantes abordent les complexités de ces défis techno-économiques qui sont infiniment plus politiques qu’ils ne le semblent d’abord.
Le film « Geostorm » de Dean Devlin, en 2007, avec son réseau satellitaire de régulation du climat, mis en place après une série inédite de catastrophes « naturelles » – réseau protecteur, bien entendu, mais pouvant être détourné le cas échéant pour d’autres usages -, nous rappelle s’il était besoin la puissance des énergies mises en jeu par la géo-ingénierie, et la difficulté de leur contrôle politique authentique.
Neal Stephenson, dans son “Choc terminal » de 2021, orchestre avec un extrême brio (en parvenant à être simultanément tragique et hilarant) le choc des intérêts divergents, privés, publics ou nationaux, lorsqu’il s’agit d’injecter ou non du dioxyde de soufre dans la stratosphère. Grandes métropoles côtières menacées par les eaux, pays continentaux craignant au contraire la sécheresse, milliardaires texans et commandos indiens : il y a même ici une scène proprement inoubliable dans laquelle des pratiquants d’arts martiaux chinois et indiens s’affrontent à mains nues dans la neige, sur la frontière du Cachemire, sous les objectifs insatiables d’Instagram et de Youtube.
Norman Spinrad, dans son « Bleue comme une orange » de 1999 (dont le titre américain, « Greenhouse Summer », était tout de même, me semble-t-il, beaucoup plus parlant) réussit la prouesse, en imaginant les dessous d’une conférence mondiale « à la COP », dessous prenant principalement place à bord d’une péniche de luxe naviguant sur la Seine à Paris, de nous disséquer les dilemmes entourant potentiellement l’avidité capitaliste également à l’œuvre en matière de géo-ingénierie.
Approche systémique
En matière de réchauffement climatique pris dans son ensemble, avec ses causes et ses conséquences, la science-fiction n’est peut-être jamais aussi pertinente que lorsqu’elle développe une véritable approche systémique, seule à même peut-être de nous permettre de saisir – non seulement dans notre cerveau mais aussi dans notre cœur et nos tripes – la complexité des intrications entre science et politique. Cette relation-là, si ambiguë, est au cœur de l’œuvre du véritable maître en la matière, Kim Stanley Robinson, et plus particulièrement de quatre de ses romans.
« S.O.S. Antarctica », en 1997, imagine la lutte subtile d’un assemblage hétéroclite de scientifiques, de guides touristiques spécialisés, d’activistes conscients et de rarissimes politiciens éclairés pour défendre l’Antarctique (et ses réserves de glace et de beauté naturelle) contre les appétits des entreprises et des États à leur service direct ou indirect.
« La trilogie climatique », entre 2004 et 2007, à travers plusieurs scientifiques confrontés de très près au bouleversement climatique, aux programmes de géo-ingénierie balbutiants, aux appétits de certaines entreprises et aux bonnes volontés insuffisantes d’autres entreprises, traite comme jamais auparavant la question du lien entre la donnée scientifique et la décision (ou l’absence de décision) politique.
« New York 2140 », en 2017, dans une ville qui ne dort jamais mais où les premiers étages des immeubles de Manhattan sont désormais sous l’eau, et où les déplacements se font en bateau, aborde avec une minutie hallucinante le rôle délétère de la finance dans le réchauffement climatique, mais aussi la manière dont elle pourrait, peut-être, être « retournée » au bénéfice de (presque) toutes et tous.
« Le ministère du futur », enfin, en 2020, constitue vraiment une synthèse provisoire du travail au long cours de Kim Stanley Robinson. Roman totalement polyphonique où s’expriment scientifiques, technocrates, simples humains mais aussi molécules ou mécanismes financiers, il nous plonge, aux côtés d’une agence onusienne chargée des intérêts « théoriques » des générations à venir, dans le chaos d’une lutte désespérée, à la fois violente et méticuleuse, pour sauver l’humanité de la catastrophe annoncée.
Trêve de suspense : nous accueillerons donc très logiquement le mois prochain dans Planète B Kim Stanley Robinson pour évoquer avec lui son œuvre en général et « Le ministère du futur », qui vient de paraître en français, en particulier.
C’est la fin de cet épisode : en espérant qu’il vous a intéressé et plu, nous vous rappelons que Blast a absolument besoin de vous pour poursuivre et se développer en toute indépendance.
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Journaliste : Hugues Robert
Images : Hamza Chennaf, Frida Cota, Léandre Thomas
Montage : Guillaume Cage
Son : Baptiste Veilhan
Graphisme : Morgane Sabouret
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Directeur de la rédaction : Denis Robert
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