~ Hors Instagram, les photos de cet article ont été réalisées par La Fille d’à Côté et publiées ici avec son aimable autorisation. Merci à elle. ~

C‘est un petit espace encombré, atelier d’artistes, nid douillet de création militante du 18ème arrondissement de Paris, en bordure des Maréchaux. L’intérieur est bordélique, convivial, s’y pressent une quarantaine (?) de personnes venues se tenir chaud, descendre quelques bières et surtout, assister à la performance scénique de Benjamin Mayet : Le Dehors de Toute Chose.

Issu du premier roman d’Alain Damasio (ce qui l’a fait connaître des gens comme moi), Le Dehors de Toute Chose est une « compression à la César », de La Zone du Dehors ; extraits de texte découpés, réécrits, reconstruits pour être monologués. En sabrant le récit, les personnages, l’univers, une bonne partie du propos, Benjamin en extrait un jus concentré, une « vertébrale colonne » poétique, pour ouvrir un nouveau regard sur l’œuvre. Il tisse le propos damasien à son propre métier : celui d’acteur-performeur.

Benjamin est une sorte de jeunot à lunettes dans mon genre (en plus beau-gosse), pas vraiment impressionnant au premier contact. Jean déchiré et maillot noir. Discrètement tatouée sur son avant-bras la genèse ponctuée de La Horde du Contrevent (p. 521) pose le personnage. Nous sommes en bonne compagnie. Yeux dans le vide, perché sur son tabouret haut sous le poids des regards, il commence : « Pourquoi en moi y-a-t-il toujours ce sentiment d’une mission, cette conviction que j’ai quelque-chose à faire ici, sur ce sol […] ? »…

Le rythme commence léger, presque prudent, la voix atone mais sûre. En quelques phrases à peine, je réalise la nature précise des coupes et de la reconstruction opérée sur le texte original. Le Dehors de Toute Chose, je l’avais lu à sa sortie comme un patchwork d’engagement poétique, un écrit typiquement damasien et pour cause, m’avait plu et même marqué par sa puissance sans que j’en saisisse alors la portée profondément orale. Car le monologue est fait pour ça : être déclamé par son  « architecte », qui joue des pauses, fait des coupes, reprend son souffle… scande, saccade, articule parfois à l’excès pour trouer l’espace sonore, laisser s’infiltrer la pensée. Le temps d’entrer dans ce Dehors, (impossible de dire à quel moment précis je me suis senti décoller du sol…), de se chauffer un peu, et s’opère la métamorphose.

Benjamin se déploie, enfle, pousse les murs. L’espace est envahi, le silence compacté. La qualité d’écoute me semble très pure malgré les toux du mois de décembre, un scooter un peu bruyant et – surtout – l’arrivée à la bourre de Damasio en plein milieu de la performance qui éparpille l’attention et provoque des murmures. Petite pause, et Benjamin reprend d’un souffle intact. Car pour avoir écartés Captp et les autres personnages de La Zone, la harangue n’en demeure pas moins incarnée que le roman lui-même. Elle est, d’une certaine façon, une mise en abyme du texte original à travers ce nouveau narrateur introspectif, cet anonyme qui dit « je » et nous hèle, nous interjecte à la manière des voltés. A quand une prestation « guérilla » en mode flash-mob, dans la rue ou dans un bar, sans sommation, pour fissurer les crânes mous et y faire passer un courant d’air ? A quand Le Dehors dans un Apple Store ? Sans besoin d’un autre récit que le monde, Benjamin s’empare du texte deux fois : en l’architecturant sous cette forme nouvelle, et en le déclamant devant nous.

L’acteur frappe, cogne, chancelle sur son siège. Les yeux humides mais la voix contrôlée au diapason de l’émotion véhiculée. Je ne connais rien du théâtre, des arts de rue et du spectacle vivant. Ça n’a rien en commun avec une lecture posée du texte. Peut-être parce que ses idées me sont connues, mais à un moment donné j’ai brièvement décroché du sens pour n’écouter que son rythme et son timbre (ré)volté. Ces mots se prêtent moins à être compris que ressentis ; en estompant ce qu’ils disent, ils deviennent pure musique.

Le silence est compact à la fin de la harangue. « Car se libérer, ne croyez pas que c’est être soi-même. C’est s’inventer comme autre que soi. C’est n’être rien. C’est devenir, sans cesse et toujours […]. » Un ange passe. Il a le poil roux et le regard sûr ; il nous regarde, essoufflé. En l’espace d’une heure à peine, il a fait entrer dans l’espace confiné d’un atelier foutrac et plein comme un œuf, le souffle puissant du Dehors.

Du coup, j’ai chopé un rhume.

~ Saint Epondyle

A lire : Le Dehors de Toute Chose, Benjamin Mayet et Alain Damasio, La Volte.

10 Commentaires

  1. Merci pour l’article. C’est marrant, en relisant la Zone du Dehors, j’ai eu envie de prendre des notes, afin de me faire un monologue. A déclamer peut-être en mode spectacle de rue. Et puis, je suis tombé sur le livre de Benjamin.
    Si j’ai retrouvé quelques phrases en commun, beaucoup de différences. Ce qui montre la puissance du texte original de Damasio…

    Un grand écrivain Alain, et apparemment, un très bon acteur Benjamin!

    • Merci pour le commentaire, denrée rare par les temps qui courent, et qui fait toujours autant plaisir. :)
      En fait, tu as eu le même projet que Benjamin en parallèle ? Figure-toi qu’en lisant sa « compression » j’ai moi-même eu envie d’en enregistrer une version déclamée avant de prendre une claque (qui m’a calmé) en l’écoutant, lui. Ceci dit ne t’en prive pas forcément, vu comme son texte est personnel, tu peux tout à fait t’approprier différemment le roman.

      Mais va le voir si l’occasion se présente en région lyonnaise de temps en temps, ou parisienne à l’occasion.

  2. Oui, c’est ça… J’ai remarqué que j’avais surtout gardé un coté « politique rebelle », et moins le coté poétique. Après, je me suis dit que j’allais bosser sur sa version, pour du théâtre de rue. Et finalement, je n’aurai pas le temps…

    Mais pourquoi pas, la prochaine fois que je relis la « Zone du Dehors » refaire une sélection… Mais bon, beaucoup de projets, pas toujours le temps et l’énergie…

    J’habite en Alsace, malheureusement bien loin de Lyon ou Paris (enfin, je m’en plaint pas!).

    Bon, je continue de naviguer sur ton blog, et je te laisse finir de « juger » les nouvelles horrifiques :D !

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