La science-fiction et la philosophie ne vont pas forcément de pair. En effet, la science-fiction a notamment pour vocation d’explorer et de conjecturer les conséquences possibles d’une idée de départ, tant par le discours (le fond) que par l’esthétique (la forme) ou le design (les deux réunis). Si ses ressors permettent généralement moins de développements conceptuels que la philosophie, ils les permettent différemment : empiriquement et sensuellement plutôt qu’intellectuellement.¹ De là vient peut-être la puissance des œuvres classiques auxquelles on peut penser en disant « science-fiction philosophique » : Matrix, 2001 l’Odyssée de l’Espace, La Horde du Contrevent. Ces œuvres nous proposent tout à la fois de découvrir des concepts par leur application dans le récit (plus ou moins rigoureuse et littérale), et donnent à les ressentir en les changeant en arcs ou développements narratifs.
Nous avons là un incroyable et très puissant moyen de pédagogie, de transmission et de discussion, propre à engager le débat. Une machine vieille de plusieurs milliers d’années et dont la puissance tant propagandiste que contestataire n’est plus à démontrer. C’est, en résumé, le pouvoir des histoires.
L’allégorie de la caverne
Parmi les concepts souvent mis en scène en science-fiction se trouve l’idée d’une vérité caché, comme un monde en négatif du monde connu. Sans que l’analogie soit toujours évidente ni littérale, cette idée emprunte souvent au mythe de la Caverne de Platon. Cette allégorie de la Caverne est développée dans La République. Pour ceux qui ne seraient pas familiers de Platon, petit rappel issu de la communauté Wikipédia :
« Dans une demeure souterraine, en forme de caverne, des hommes sont enchaînés. Ne nous ressemblent-ils pas ? Ils n’ont jamais vu directement la lumière du jour, dont ils ne connaissent que le faible rayonnement qui parvient à pénétrer jusqu’à eux. Des choses et d’eux-mêmes, ils ne connaissent que les ombres projetées sur les murs de leur caverne par un feu allumé derrière eux. Des sons, ils ne connaissent que les échos. Que l’un d’entre eux soit libéré de force de ses chaînes et soit accompagné vers la sortie, il sera d’abord cruellement ébloui par une lumière qu’il n’a pas l’habitude de supporter. Il souffrira de tous les changements. Il résistera et ne parviendra pas à percevoir ce que l’on veut lui montrer. Alors, ne voudra-t-il pas revenir à sa situation antérieure ? S’il persiste, il s’accoutumera. Il pourra voir le monde dans sa réalité. Prenant conscience de sa condition antérieure, ce n’est qu’en se faisant violence qu’il retournera auprès de ses semblables. Mais ceux-ci, incapables d’imaginer ce qui lui est arrivé, le recevront très mal et refuseront de le croire : ne le tueront-ils pas ? »
A son époque et dans son contexte, Platon cherchait à mettre en évidence la force de la subjectivité dans notre rapport au monde. Cette allégorie est une illustration destinée à faire s’interroger ses contemporains sur leur condition d’individus soumis à leurs sens comme seuls moyens de connaître le monde. La Caverne est une allégorie du conditionnement et de l’ignorance, un moyen de dire en substance : « Ne croyez pas ce que vous voyez, interrogez-vous sans cesse pour savoir ce qu’il y a au delà de vos perceptions. »
Perceptions
La totalité de notre expérience du monde passe en effet par nos perceptions, et celles de nos semblables à travers le temps. A l’époque de Platon la Terre était communément admise comme plate, parce qu’en se plaçant sur une plage ou au sommet d’une montagne on en voyait effectivement la limite. Avec le temps, nous l’avons découverte ronde théoriquement d’abord (par le calcul), empiriquement ensuite (par la navigation puis l’observation depuis l’espace). Les satellites et autres ustensiles prolongent notre capacité à percevoir jusqu’à un certain point de l’espace (autour de la Terre) et du temps (jusqu’au mur de Planck et uniquement vers le passé).
Tout ce qui n’est pas observable ou déductible appartient donc plutôt au domaine de la conviction ou de la croyance qu’au domaine du savoir. Les religions (instituées ou pas) se chargent de proposer des explications métaphysiques aux questions dont les réponses sont inobservables. Justifiées par les dogmes et une adhésion plus ou moins large, elles en deviennent parfois des vérités aussi largement acceptées que les résultats scientifiques. Parfois même beaucoup plus largement lorsque l’explication scientifique devient si pointue qu’elle est plus difficilement compréhensible qu’une croyance simple… même fausse.
Briser les murs de la Caverne
Depuis la Renaissance (et même bien avant), les sociétés humaines ont réalisé de multiples découvertes jusqu’alors insoupçonnées. La vulgarisation scientifique, mais surtout l’imagination débridée des auteurs et autrices, ont permis l’apparition d’un nouveau genre littéraire : la science-fiction, dont Frankenstein (Mary Shelley, 1818) est souvent considéré comme le premier représentant. En prenant pour prétexte le développement des sciences et techniques pour parler de la société et des turpitudes humaines (Frankenstein est d’abord un pur roman gothique), les auteurs et autrices du genre ont créé de nombreuses visions possibles du futur, souvent fantaisistes, ouvrant en grand les portes de nos cavernes, au moins sur le plan de l’imagination. « Et si… » est la formule magique qui permet les voyages les plus fous vers d’autres sphères de réalité.
Ce n’est donc pas un hasard si les « littératures de l’Imaginaire » se servent copieusement (volontairement ou pas) du mythe de la Caverne pour enrichir leurs récits. « Et si la réalité était bien différente de ce qu’on avait pu croire jusque là ? »
Les Cavernes imaginaires
L’idée que le monde tel que nous le voyons est un faux, et qu’on peut en lever le voile pour accéder à un autre, est très tentante. C’est un levier de fiction très efficace pour au moins deux raisons :
- Du point de vue narratif, elle donne clé en main l’histoire de personnages amenés à découvrir la vérité sur le monde à travers un roman d’apprentissage (Harry Potter) ou fantastique/horrifique (Lovecraft) pour ne citer que ces exemples fameux. La découverte progressive de la réalité permet l’enquête ou la quête initiatique, c’est un format tout trouvé vers un climax (révélation) ou des découvertes successives (apprentissage/enquête).
- Du point de vue symbolique, elle permet d’inciter à décentrer son point de vue et à comprendre « la vérité ». Une vérité par définition différente de celle que l’on croyait au départ, et donc nécessairement politique en ce qu’elle propose un autre regard sur les choses.
Matrix imbrique largement les avantages symboliques et narratifs de la Caverne. C’est un récit d’apprentissage hautement politique, comme nous le verrons ci-dessous. De manière générale, les récits de l’Imaginaire utilisent au moins trois ressors récurrents de la Caverne platonicienne et les intègrent à leurs histoires. Ressors qui relèvent autant du symbolique que du narratif. 1/ La scission du monde entre un « vrai » et un « faux » dont la majorité de l’humanité est inconsciente ; 2/ le mystère qui entoure le monde masqué, et que les personnages cherchent à perpétuer (Harry Potter, Vampire : La Mascarade) à comprendre (L’Appel de Cthulhu) ou à abolir (Matrix) en « libérant » les prisonniers du mensonge ; 3/ le statut d’éveillés de ceux qui connaissent la fausseté du monde initial, quoique ce statut ne leur apporte pas toujours que du bon.
Détour par Lovecraft
Dans les récits d’horreur lovecraftienne, ceux qui s’approchent trop près de la vérité nihiliste sur la nature de l’univers finissent mal. Si un initié au Mythe vient à en parler autour de lui, il sera catalogué comme fou, interné ou tué par ses pairs… (« Mais ceux-ci, incapables d’imaginer ce qui lui est arrivé, le recevront très mal et refuseront de le croire : ne le tueront-ils pas ? ») Parfois c’est le secret lui-même qui terrasse le personnage sous la forme d’un monstre ou d’une vérité littéralement inconnaissable – comme dans de nombreuses nouvelles de Lovecraft où les personnages perdent la raison sur le champ ou meurent d’arrêt cardiaque par la seule présence de la vérité.
Pour Lovecraft l’humanité est aveugle et aliénée, comme les prisonniers de la Caverne. En observant le monde au travers de leurs vies et des sciences (qui sont toutes dans l’erreur selon lui), les humains se bercent d’illusions et ne soupçonnent pas les horreurs qui forment la terrible réalité. Pourtant, il vaut mieux qu’ils n’en sachent rien et devraient donc éviter de fourrer leur nez dans des choses qui les dépassent. L’auteur ne propose pas de meilleure alternative entre vivre dans le mensonge ou tenter de connaitre la vérité, porte d’une « malédiction du savoir » très concrète qui provoque la mort ou la folie. Ce choix entre la peste et le choléra est typique de la vision du monde proposée par l’univers de Lovecraft dans lequel aucune délivrance n’est possible pour nous autres, minuscules humains ignorants et ballottés dans les vents du cosmos. Ce qui rappelle la phrase de Cypher dans Matrix : « Les ignorants sont bénis. »
On peut considérer que les innombrables récits fictionnels impliquant des sociétés secrètes (Hot Fuzz), des mystères enfouis (Da Vinci Code), des ordres occultes (Indiana Jones) ou des secrets d’états explosifs (Roswell) héritent de cette idée d’une « vérité au delà du monde » issue de Platon. Il est d’ailleurs intéressant de noter qu’à chaque fois qu’une théorie du complot est mise en scène dans un récit de science-fiction, il y a fort à parier que le même récit lui donnera raison dans son développement. Le complot est pratique narrativement parlant : il dote l’histoire de méchants, de mystère, et d’une intrigue à dérouler sous forme d’enquête pour y arriver.
Matrix et l’allégorie de la Caverne
Dans Matrix (nous parlons ici uniquement du premier film) Thomas Anderson découvre que son monde est une illusion, un ensemble de sensations inoculées à son cerveau de force pour le maintenir dans une prison virtuelle pendant que son corps réel est enfermé et sous contrôle, dans une couveuse. L’image est belle et rappelle évidemment la Caverne de Platon : un lieu de captivité où l’humanité est soumise à des illusions qu’elle prend pour vraies, et qui lui passe toute idée d’aller voir ailleurs puisqu’elle ne peut même pas penser cet ailleurs. Les prisonniers de la Caverne prennent les ombres projetées sur le mur (la Matrice) pour la réalité, et ignorent que le « monde réel » qui se trouve à l’extérieur. Pour eux la Caverne c’est le monde, leur cosmos, c’est à dire leur univers clôt dont ils ne soupçonnent pas les frontières comme le personnage de Jim Carrey au début de The Truman Show. Ne pouvant pas se considérer comme à l’intérieur de la prison parce qu’ils n’en perçoivent pas les murs, ils son dépossédés de la faculté d’imaginer qu’un extérieur soit possible. Bref, la Matrice est une prison d’autant plus redoutable qu’elle n’est pas vécue comme telle par ceux qui y sont prisonniers.
L’empire des sens
Il faut dire que la Matrice est convaincante. Même libérés les personnages ont pourtant conscience que l’univers virtuel n’est pas si faux. Parce qu’ils y ont cru pendant des années (près de 30 ans pour Thomas Anderson / Néo) ; parce que leurs actes y ont des conséquences bien réelles (tuer / se faire tuer) ; et parce que leurs sens et leurs cerveaux prennent la Matrice pour vraie. La perception impose son sentiment du réel – malgré la connaissance de sa virtualité. Ou pour le dire autrement, tout à l’air parfaitement vrai quand bien même on sait que ça n’est pas le cas. La sensualité de la Matrice prend le pas sur l’intellectualisation de sa fausseté.
C’est exactement ce que dit Cypher lors de son rendez-vous secret avec Smith :
« Je sais que ce steak n’existe pas. Je sais que quand je le mets dans ma bouche, la Matrice me dit qu’il est juteux et délicieux. Après neuf ans… vous savez ce que j’ai réalisé ? Les ignorants sont bénis. »
Matrix pose la question de notre définition du réel et incite, à la suite de Cypher, à relativiser. Même si le steak (ou la cuillère) n’existe pas « pour de vrai », le fait de le manger produit exactement tous les effets attendus : goût, texture, et peut-être même les effets nutritionnels via le câblage des corps enchaînés au système à l’extérieur. Idem pour les balles des armes à feu, qui tuent dans le « monde réel » des corps qui n’ont pourtant pas reçu de projectile « pour de vrai », simplement en convaincant leur cerveau que c’est le cas. Or, si les conséquences sont réelles, peut-on dire de leur cause qu’elle ne l’est pas ?
(Si vous voulez approfondir le sujet « conséquences réelles de causes qui n’existent pas », je vous invite à lire mon analyse de The Thing, de John Carpenter.)
A la manière des prisonniers de la Caverne de Platon, les prisonniers de la Matrice ignorent tout du monde extérieur. Leur réalité n’est pas la même que ceux qui s’en sont extraits, mais elle n’est pas moins légitime. La réalité est un concept flou et impossible à circonscrire, dans la mesure ou nous n’avons aucune connaissance du monde en dehors de nos sens, de nos capacités cognitives, et de ceux des autres. (On ne pourra jamais prouver avec certitude que nous ne vivons pas, nous-mêmes, dans une Matrice.) Ce qui fait de la Matrice une réalité légitime au même titre que le monde extérieur. Elle est simplement régie par d’autres lois, mais le fait de vouloir s’en affranchir n’est pas universel – même pour ceux qui ont connaissance de l’existence des deux mondes parallèles, comme Cypher. Ce dernier, d’ailleurs, sait très bien que le fait de savoir qu’il existe un extérieur est une barrière à la croyance en l’illusion. Il réclame donc à Smith de ne plus se souvenir de rien après qu’il aura trahi l’équipage. Il a besoin de ne pas se rappeler pour croire à nouveau au virtuel… et laver sa conscience en même temps.
Hacker la Matrice
Matrix va plus loin que la Caverne de Platon sur son propre terrain. Ou plutôt, les personnages du film n’en tirent pas les mêmes conclusions. Comme le note Thomas Benatouil dans Matrix machine philosophique, la Matrice permet à ceux qui s’en libèrent de prendre le pouvoir dessus, ou dedans. Là où la Caverne ne se conçoit que comme prison dont il faudrait s’échapper pour atteindre les « plaines de la vérité » (Platon), le monde de Matrix n’offre guère d’alternative réjouissante, un « désert du réel » (Morpheus). Zion est une cité-poubelle au bord du gouffre, menacée de destruction par les machines, et la liberté dont jouissent les humains affranchis est plus que relative, soumis qu’ils sont à des contraintes de survie post-apocalyptiques et à une guerre sans merci sous un ciel irradié, noirci. Cypher, à nouveau, le dit très clairement :
« Tu trouves qu’on a l’air « libérés » ?! Je ne suis là que pour obéir aux ordres de « Monsieur » ! S’il faut choisir entre ça et la Matrice, je choisis la Matrice ! »
En comparaison, l’argument de Trinity est faible et dogmatique :
« La Matrice n’est pas la réalité. »
Et Cypher de démontrer, cruellement, le contraire :
« Je ne suis pas d’accord ! Moi, je crois que la Matrice est parfois plus réelle que ce monde… Pour moi, ce n’est qu’une prise à débrancher mais pour toi… c’est la mort d’Apoc en direct ! »
Remarque suivie de la mort d’Apoc en direct.
La trahison de Cypher a donc largement des arguments pour se justifier. On sent que le risque qu’il prend est mûrement réfléchi quoiqu’il se solde par un massacre. Dans Matrix tout est affaire de choix, et le sien est de préférer une « réalité virtuelle » où le souvenir des meurtres de ses amis lui aura été retiré ; dont il pourra jouir sans entrave une fois réintégré (grâce à la célébrité, l’argent et tout ce qu’on lui aura donné en récompense). Les héros du film, Néo, Trinity, Morpheus, s’opposent à cette vision et jugent préférable le « monde réel » quelles qu’y soient les difficultés, au nom d’une « vérité » absolue qu’ils jugent préférable à une confortable illusion – et au nom d’une foi qu’ils partagent. Cette foi, c’est celle qui leur donne la certitude de pouvoir renverser la vapeur : non pas détruire la Matrice, comme le premier film peut le laisser entendre par le « System Failure » qui le clôt, mais prendre la main dessus. C’est ce que dit Néo dans son monologue de fin :
« Je montrerai à ces gens ce que vous ne voulez pas qu’ils voient. Je leur ferai voir un monde sans vous, un monde sans loi ni contrôle, sans limite ni frontière, un monde où tout est possible. »
Ce monde dont parle Néo, n’est pas le « désert du réel » dans lequel les possibilités de survie sont extrêmement incertaines (la Terre est quasiment inhabitable), surtout pour des milliers de prisonniers débranchés d’un coup sans explication, sans ressource ni accompagnement. Ce monde, c’est la Matrice elle-même, en tant que réel ressenti et code informatique reprogrammable ; sur laquelle il invite à prendre le contrôle. Sa conclusion, énigmatique, le laisse d’ailleurs entendre :
« Ce que nous en ferons ne dépendra que de vous. »
Dans son coup de téléphone final, Néo s’adresse aux machines qui contrôlent la Matrice. Il déclare qu’il libérera les prisonniers à l’intérieur de la Matrice en leur permettant de reprendre le contrôle à sa suite ; mais que l’avenir de cette utopie du hack reste inexorablement entre les mains des machines qui, dans le monde réel, détiennent largement la capacité de tuer tout le monde et/ou rebooter le Système sur ses bases initiales.
Alors qu’il torture Morpheus, Smith raconte une partie de l’histoire des Matrices. Il évoque les premières versions pensées comme des utopies et leur aspect dysfonctionnel « pour les récoltes [humaines] ». Néo se place en contrepoint. Il propose de rebâtir une utopie en prenant les rênes de la Matrice de l’intérieur (« un monde sans vous ») sans forcément remettre en cause l’existence même du système en tant que prison / élevage d’êtres humains dans le monde réel ; il est de toute façon impuissant à combattre les machines à l’extérieur (personne n’imagine mener l’assaut contre la cité des machines ou les champs). On pourrait dire qu’il prend le contrôle du software (hacking) tout en étant impuissant de changer quoi que ce soit au hardware. Bref : il propose une paix aux machines tout en prenant le contrôle de l’intérieur du système.
Ce peut-être une façon de comprendre les derniers mots de Néo. Il suggère non de vivre dans le monde réel sans les machines (Matrix Reloaded nous rappellera que c’est totalement impossible) mais dans la Matrice dépouillée des machines en tant qu’organe de contrôle interne (les agents).
La Matrice politique
Car la Matrice est absolument ça : une prison mentale, un organe de contrôle, un dispositif dédié à maintenir la population humaine sous son joug. Chacun y fait ce qu’il veut tant qu’il reste dedans, inconscient des murs qui l’enferment. Mais même ce « ce qu’il veut » est trompeur puisqu’à l’intérieur du système les individus sont aliénés à tout ce qui les contraignait dans l’année 1999, celle à laquelle la simulation « bloque » l’histoire humaine alors qu’en dehors le monde a continué de tourner vers le pire. Comme nous l’apprennent les excellents Animatrix : l’humanité à connu (et perdu) la guerre mondiale avec les machines. Après quoi ces dernières ont enfermé la majorité de l’espèce afin de pouvoir exploiter leurs corps et en extraire de l’énergie.
La Matrice est une projection du passé, dont on ignore si elle est soumise à sa propre évolution où si elle boucle sur la même époque indéfiniment. Tout comme on ignore si elle dépasse les frontières de New York, d’ailleurs. Peu importe car ses habitants n’en soupçonnent pas les bords (comme un jeu vidéo fermé sur lui même, c’est une dimension en soi dont les murs ne sont pas visibles, et confinée à sa propre réalité).
Toujours est-il que la Matrice n’est pas une utopie. On aurait pu penser qu’une telle prison pouvait au moins se présenter comme un paradis artificiel, et ce que dit Smith des premières versions qui avaient été pensées en ce sens. Mais non, Matrix met en scène le monde tel qu’il était à peu près en 1999. La plupart des scènes se déroulant dans la Matrice mettent en scène des travailleurs pressés du Manhattan de cette époque, et le début du film montre même Thomas « Néo » Anderson face à un recadrage de son supérieur dans l’entreprise qui l’emploie. Les prisonniers de la Matrice ont leurs propres hiérarchies et relations de pouvoir à l’intérieur de la prison. Et c’est là que débute le message hautement politique de Matrix, et son pouvoir subversif.
Ouvrir les yeux sur la fausseté du monde
Une analyse classique consiste à voir dans Matrix une allégorie de tout mode de pensée et de vie alternatif, cherchant à exister malgré la norme. Les éveillés mènent une guerre contre un système d’exploitation bien réel dans leur univers, un système d’exploitation littérale des corps pour leur énergie. Mais ce système peut aussi être compris extradiégétiquement comme l’ensemble des valeurs et des normes desquels il s’agirait de s’extraire. Un célèbre webcomic dont l’auteur(e) se perd dans les limbes d’Internet propose cette analyse sous l’angle de la critique féministe du patriarcat. Une fois « éveillée » la protagoniste du strip ci-dessous ne peux plus faire abstraction de son omniprésence. Le mensonge est révélée, elle peut voir.
Comme le commence Cynixy, la blogueuse qui relaie ce comics là où je l’ai retrouvé :
« VOILA. Voila ce que c’est lorsque tu réalises à quel point le sexisme et la misogynie sont profondément tissés dans le tissu de nos vies quotidiennes. Et une fois que tu le voies, tu ne peux plus arrêter de le voir. C’est partout. » (Traduction personnelle)
Dans son discours initiatique de la scène de « la femme en robe rouge », Morpheus explique à Néo combien tous les humains prisonniers du monde virtuel y sont immergés profondément. Et combien ils croient à cette réalité : au point de se battre et de mourir pour elle. En plus d’être les agents du système, des programmes informatiques qui le défendent armes à la main, Smith et ses semblables sont des incarnations jusqu’au-boutistes des collaborateurs de toute oppression. Ils n’ont pas de corps à eux, mais s’incarnent dans des hôtes prisonniers de la Matrice. Ils ne sont personne en particulier, et potentiellement tout le monde à la fois. Ils sont les agents de l’illusion, le bras armé du système qui utilise l’aliénation des gens à lui-même pour se perpétrer.
Dans son essai Penser dans un monde mauvais, Geoffroy de Lagasnerie défend l’idée que tout ce qui n’est pas oppositionnel, c’est à dire critique contre les systèmes d’oppression quels qu’ils soient, collabore de fait au status quo et à l’immobilisme qui permettent le maintien en place de ces systèmes. Matrix accrédite cette idée, puisque tous les humains prisonniers participent sans le savoir à la perpétuation de leur propre prison, et se battent pour elle en donnant littéralement un accès aux agents du système – pour traiter les « virus ».
Qu’est ce que la Matrice (précisément) ?
Mais de quel système oppressif en particulier est-il question ?
Au regard de l’histoire des sœurs Wachowski, réalisatrices et autrices du film, l’analyse de Matrix comme d’un coming out transgenre me semble convaincante. Le message est codé, tissé dans l’oeuvre, dans les clins d’œils à l’histoire personnelle des autrices, à destination des personnes transgenre qui sauront le déceler. Mais cette lecture n’est pourtant pas la seule valable, tant le côté allégorique du film se prête à une généralisation, et même une universalisation, de son message. Matrix est une fiction à 100%, une image pure, sans tâche, parfaite à tous les niveaux et particulièrement au niveau théorique. La prison qu’elle décrit est une prison en général, un système de pensée oppressif normé qui induit la collaboration inconsciente de ceux qui le perpétuent… en général.
Quel que soit le message qu’aient voulu transmettre les autrices, son universalité implique que n’importe qui peut se reconnaître dans les personnages de Matrix dès lors qu’ils se supposent « éveillés » à une certaine vision du monde – et se vivent persécutés par les garants du status quo enchaînés à leur Caverne (de gré ou de force). En témoignent les nombreuses récupérations de l’iconographie matrixienne sur Internet, y compris au profit d’idéologies racistes, sexistes, homophobes ou nationalistes… aux antipodes des Wachowski. C’est là le revers de la médaille de la mort de l’auteur décrite par Roland Barthes : le public s’empare de l’oeuvre et y projette ce qu’il veut, ce qu’il pense, ce qui peut aussi bien être un message de libération des minorités réellement opprimés que la validation d’un sentiment d’oppression.
Tous les militants ont l’impression de détenir une vérité et de se battre contre des aliénés n’ayant rien compris à leur cause.
Qu’est-ce que la Matrice, précisément ? C’est une image, une illusion. Projeter un message de dénonciation bien précis sur le système universel de domination décrit dans Matrix, c’est peut-être déjà se leurrer sur les « plaines de la vérité » que l’on croit détenir. C’est projeter son engagement propre, sa vision du monde à soi, son parcours, ses idées et émotions sur une métaphore littérale parfaite, et donc adaptable à n’importe laquelle et à aucune situation particulière. La Matrice c’est tout, et rien à la fois.
~ Antoine St. Epondyle
Cet article est une réécriture complète d’un article publié en juillet 2011. J’ai tenu à le réécrire entièrement pour refléter l’évolution de mes réflexions ; et proposer un texte plus à la hauteur du sujet que ce que pouvais faire il y a 8 ans. Comme quoi on ressasse toujours les mêmes marottes.
¹ Matrix machine philosophique
² L’étoffe dont sont tissés les vents, une analyse de la Horde du Contrevent, Antoine St. Epondyle, 2019 (à paraître).
Tout bon PJ prend la pilule rouge :)
Si l’Appel de Cthulhu en tant que JdR est à lui seul la continuité rôlistique de cette allégorie dans l’oeuvre de Lovecraft, il est intéressant de rappeler l’existence d’un JdR des années 90 (1997 en fait) entièrement bâti sur ce concept : Kult. Un jeu à l’époque interdit aux moins de 16 ans et largement plus sombre et noir que Cthulhu. Une référence « kult » si j’ose dire :) . Car contrairement au mythe de cthulhu oublié par les âges et où les Grands Anciens n’ont cure de se cacher ou pas, Kult met en scène une humanité rendue volontairement esclave de sa vision de l’univers par un être tout-puissant et pas vraiment sympathique. Ce qui mets le joueur dans la position de l’investigateur du Mythe, dans un contexte où il a bien plus à perdre que sa santé mentale ou la vie.
J’ai pas mal entendu parler de Kult. C’est vrai qu’a vu de nez, ça sonne bien mais je n’ai jamais eu l’occasion d’essayer.
Après, la caverne est adaptable un peu partout finalement, dans le sens ou elle rejoint la théorie du complot. Et du complot, dieu sait qu’il y en a dans les histoires qui nous font tantot vibrer, tantot pleurer. :)
Très bon article.
Dans le même genre de réalités alternatives, avez-vous entendu parler du jeu de rôles Mage ? Compliqué selon les dires…je n’ai jamais eu l’occasion de le jouer ou de le voir jouer.
J’ai déjà eu l’occasion de tester Mage, mais pas dans une partie suffisamment longue pour aborder un vrai scénario de réalité parallèle. Par contre, l’utilisation du système du Monde des Ténèbres est intéressante.
Merci de ton commentaire.
[…] on force le trait, on pourrait même considérer que Platon en est l’inventeur. Avec son mythe de la caverne et la sortie des philosophes vers les idées pures, il invente en quelque sorte la première façon […]
Je pense que ton article est incomplet car tu t’attardes trop sur la vision pessimiste de la chose (le diable)
après avoir moi même ouvert les yeux en suivant « les signes » je peux peut être t’apprendre quelque chose que lovecraft avait perdu (Oui oui c’était un fou dépressif ce type) Dieu. Et quand tu ouvres les yeux, le diable est présent partout et veux ta perte, car je pense que si certaine personne arrivent à ouvrir les yeux brusquement c’est car oui ils sont en quelques sortent des élus de dieu ! (et puis depuis toujours de toute façon se sont sentit différents des autres, ils ont tous passé une sale période dans leur vie,pas d’ami, mal dans leur peau, etc etc. Vous kiffé Harry Potter pas vrais ? ;)) Enfin bref pour dire que si le diable existe Dieu existe alors il te sauvera si tu le lâches pas.
Ton article m’a fait perdre la foi pendant toute ma soirée mais finalement les signes (les aides de « l’haut de la ») mon ramèné a la réalité en m’étant quelqu’un sur ma route (ce même soir) et m’a rappelé qui j’étais et surtout la réalité, qui est finalement beaucoup plus belle !! (Seul les personnes sortit de cette caverne comprendront, les autres bah….. Je suis bien heureux d’être anonyme ^^)
Sinon j’ai été flic mais j’ai arrêté ce taf pour des questions personnel et de moral , j’ai trouvé cette réalité en voyageant (tout ça pour conclure qu’un psychologue m’a diagnostiqué apte à porter une arme donc non non je ne suis pas fou ;) )
Mais pour Platon, le philosophe qui redescend du monde des idées doit gouverner mais sans dire la vérité (autrement le philosophe meurt). Il s’agit de jouer sur les ombres pour qu’elle ressemble le plus possible au idées. D’où l’utilisation des mythes par Platon. On peut raconter des mythes à la populace.
J’en parle dans mon livre « L’intrication biologique circonstances de découverte » au Edition Baudelaire.
Mais dans Matrix le monde hors des « cocons » est affreux, dans mon livre nous sommes au paradis « tout est luxe calme et colupté » dirait-il
Hello,
Je sais que l’article est un peu vieux (et déjà une réécriture), mais comme je suis prof de philo et rôliste, même si je ne suis pas spécialiste de Platon, et qu’il a été posté le jour de mon 29e anniversaire (la coïncidence est drôle), je tiens à ajouter des précisions / corrections à ce que tu as écrit ici (sur l’Allégorie elle-même et sur des erreurs historiques). Je l’avais lu il y a longtemps et je suis retombée dessus en cherchant des choses pour ma campagne d’Esteren.
Au passage, Matrix machine philosophique est un super recueil (et Elie During est un excellent prof).
1) « A l’époque de Platon la Terre était communément admise comme plate […] (jusqu’au mur de Planck et uniquement vers le passé). »
=> Non, c’est faux, on savait très bien dans l’Antiquité grecque de la Terre n’est pas plate, et ce mythe n’a jamais été enseigné, ni à l’antiquité ni au moyen-âge. Platon parle d’ailleurs de cela dans le Timée. Ce n’était pas la question de la forme sphérique de la Terre qui était en question, mais celle du modèle géocentriste vs le modelène héliocentriste.
2) L’allégorie de la caverne est issue du livre VII de la République. Il s’agit donc bien de politique, avant toute chose comme tu le pressens, mais chez Platon politique et connaissance sont des notions conjointes et même cosubstentielles. C’est aussi une mise en scène de la philosophie elle-même (ou du moins la conception platonicienne de la philosophie) avec l’analogie au mouvement bilatéral de la dialectique (la flemme de tout expliquer alors que l’Encyclpédie Universalis a un excellent article sur le sujet :https://www.universalis.fr/encyclopedie/dialectique-notion-de/)
Ainsi, il y a deux enseignements fondamentaux à retenir de ce récit.
Le premier enseignement est donc politique. Ce que cherche à montrer Platon par l’intérmédiaire du dialogue entre Glaucon et Socrate sous forme de prolepse, c’est que la démocratie d’Athènes a eu tort de condamner Socrate à mort, et que si cette condamnation a eu lieu c’est bien parce que les athéniens sont ignorants par choix et qu’ils sont manipulés par les sophistes (les « éveillés » dont tu parles).
Ce texte présente donc l’un des arguments les plus anciens et les plus puissants contre l’idée même de démocratie. Le peuple, ici les hommes enchaînés, vit dans l’illusion et l’ignorance. Le peuple ignore la réalité en tant que telle et il ne *veut* pas la connaître. On peut sans doute éduquer et libérer un homme, en faire un philosophe, mais pas tous les hommes. Par conséquent, la démocratie est le plus mauvais des régimes politiques parce qu’il donne le pouvoir de décider à ceux qui sont ignorants et qui donc décideront mal. La démocratie est le régime de l’ignorance et même le régime qui préfère son ignorance à la connaissance puisqu’il condamne à mort Socrate, ou comme le disait Clémenceau : « la démocratie, c’est le pouvoir pour les poux de manger les lions ».
Le deuxième enseignement porte sur la question du savoir. Platon, dans ce texte, oppose apparence et réalité. Il établit ici quelque chose qui est fondamental dans l’approche philosophique du savoir : savoir, connaître une chose, c’est dépasser les apparences, aller au-delà des apparences pour saisir l’essence de la chose, c’est-à-dire ce qu’elle est en elle-même, ce qui la définit.
Platon oppose donc ce qui relève du sensible et ce qui relève de l’intelligible. On qualifie de sensible ce qui est saisi par les sens et d’intelligible ce qui est saisi (ou compris) par la pensée et la raison seulement. Ainsi, la vérité du théorème de Pythagore est une réalité intelligible parce qu’on ne peut pas la tirer de l’expérience. Il faut donc remonter des choses à leur essence. Platon parle de leur idée.
Dès lors, savoir ce qu’est un cheval, ce n’est pas connaître tel ou tel cheval, mais connaître l’idée de cheval en général. C’est parce qu’il existe une réalité plus fondamentale, l’idée de cheval, que nous sommes capables de reconnaître différents chevaux malgré leurs différences : ils ont tous quelque chose en commun.
Ainsi, le mythe de la Caverne est un résumé à la fois de l’Idéalisme platonicien et toute sa Dialectique, et de de sa philosophie politique. C’est pour cela que Platon n’est pas démocrate, mais pense que seule la figure du Philosophe Roi peut gouverner la Cité : il n’y a qu’en accèdant au monde des Idées et en sachant comment revenir au monde sensible que l’on peut accèder à la vérité (en grec ancien vérité se dit Alèthéia « lever le voile sur qqch »).
De ce fait, le problème principal, qui est d’ailleurs présent dans Matrix et dans d’autres reprises SF du mythe, c’est moins l’ignorance en tant qu’absence de connaissance (je ne sais pas) que l’ignorance en tant qu’illusion de connaissance (je suis convaincu que je sais mais en fait je ne sais pas, donc *je crois savoir*). Ainsi, les hommes de la caverne ne sont pas ignorants per se, ils sont ignorants de la nature véritable (la réalité intelligible) des choses, ce qui signifie qu’ils ne savent pas dépasser les apparences (le monde sensible) pour accèder à l’essence des choses (le monde intelligible). Ce qui en fait des êtres dangereux pour la gouvernance de la Cité, c’est justement cette incapacité à produire un jugement juste et dénué de subjectivité (pour en revenir à ton propos de départ, qui n’est pas faux en soi, mais trop imprécis pour être correct).