Alain Damasio : « La science-fiction est le genre littéraire majeur. »

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Alain Damasio à Notre-Dame-des-Landes en 2016.

Je rencontrais Alain Damasio pour la première fois en 2014 – pas physiquement, mais quand même – grâce à mon amie Marmotte aujourd’hui retirée de la blogosphère littéraire. C’est grâce à elle que j’ai pu réaliser une interview fleuve et passionnante de mon auteur fétiche pour le compte des Bouquinautes, webzine littéraire que nous avions créé ensemble. Aujourd’hui les Bouquiz‘ ont mis la clef sous la porte, alors je me permets de sauver ce texte lumineux pour vous le partager à l’identique.

Alain Damasio y parle de son rapport à l’écriture, à la science-fiction, à la poésie et à la philosophie. Vaste programme, donc, que revoici sur Cosmo Orbüs en exclusivité mondiale 2.0.

(A l’époque, j’écrivais encore des interviews un peu statiques, avec des questions vouvoyantes figées ; sans rebondir sur les propos de mon interlocuteur. Je débutais et je vous prie, aujourd’hui, de m’en excuser.)

<em>L'étoffe dont sont tissés les vents</em>
En 2019 paraîtra mon analyse philosophique, personnelle et complète de La Horde du Contrevent. Inscrivez-vous à la mailing-list sur cette page pour être tenu(e) au courant. Pas de spam, bien entendu, vous me prenez pour qui ?

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Rencontre avec Alain Damasio

Saint Epondyle : Les « littératures de l’imaginaire » ou « SFFF » sont des genres très rabâchés. Pourquoi recourir à la SF dans vos romans ?

Alain Damasio : Il y a toujours cette croyance, très étrange pour moi, du côté des critiques, des lecteurs ou des libraires, que l’auteur serait une sorte de directeur marketing choisissant en amont tel ou tel genre, de façon rationnelle et consciente, et qu’il viendrait, par exemple, à l’imaginaire pour des raisons bien définies. La vérité est qu’on ne choisit pas, et qu’un genre vous appelle. ce n’est que bien plus tard que vous revenez sur ce choix en vous demandant : « mais pourquoi la SF ? ».

Je peux donc vous faire une réponse post-construite, qui vous paraîtra très posée, très réfléchie alors qu’elle n’est que la vision refroidie d’une pulsion fondamentale. La SF est, à mes yeux, aujourd’hui le genre majeur parmi les genres parce que la SF a toujours été une façon puissante d’interroger l’homme à partir de la technologie et que, précisément, en ce XXIe siècle naissant, jamais l’homme n’aura subi mutation anthropotechnique plus radicale et plus immersive. Nous n’avons plus un rapport à la technologie qui peut s’interroger, nous naissons, croissons, vivons et mourrons à l’intérieur du champ technologique. Internet est notre second cerveau, nous pensons par et à travers le web ; le téléphone portable, le tchat, le tweet, le mail, ne sont plus des façons de communiquer, tous nos rapports sociaux, à 80% ne se construisent et n’existent qu’à travers les réseaux. Et même la sculpture de soi, si précieuse pour Nietzsche, elle est inenvisageable sans passer par le jeu vidéo, les réseaux sociaux, l’apprentissage par les moteurs de recherche, notre propre façon d’être publics en ligne.

La SF ne peut donc connaître qu’un nouvel âge d’or, que le cinéma restitue d’ailleurs très bien, mais qu’on trouve aussi en BD, jeu vidéo et bien sûr en littérature et dans les nouveaux médias numériques.

Maintenant, est-ce que la SF et la fantasy sont des genres rabâchés ? Oui, si l’on considère la masse de clichés véhiculées, mais est-ce que le polar échappe à ça ? Est-ce que les histoires d’amour se renouvellent réellement ? La véritable innovation est toujours rare, et très précieuse, quelque soit le genre. Notre chance, c’est plutôt de pouvoir faire écho, et résonance multiple, à des enjeux qui sont neufs, très neufs, et qui n’existent que depuis 20 ans avec l’invasion des portables, l’explosion de l’informatique et des réseaux. Et c’est un régal de le faire.

A titre personnel, l’enjeu qui m’a toujours paru le plus crucial, c’est celui de la dévitalisation en occident. Pour le dire autrement : la perte de la faculté à vivre intensément, profondément, avec un spectre affectif, émotionnel, intellectuel ou physique large et sensible, la vie qu’on nous propose, et qui est pourtant libérée du poids de la survie que subissaient les époques antérieures. Je suis né et j’ai grandi dans un monde « désaffecté », désaffecté au sens de la perte des affects. Un monde technocapitaliste sursollicitant, surinvesti par le fric et les désirs préfabriqués, un monde d’extrême normalisation intime puisque le technocapialisme a cette originalité de nous « aider » à nous produire comme sujet. Ce n’est pas tant qu’il réprime ou opprime, c’est plus qu’il suggère très fortement, très continûment un mode de subjectivation très pauvre fondé sur l’accumulation matérielle, la frustration, et la conduite ciblée des désirs.

La SF a un rôle extraordinaire à jouer pour dévoiler ça. Pour révéler l’ampleur et la sournoiserie réticulaire de la société de contrôle, pour faire sentir comment la technique opère une normalisation douce, pour mettre en scène les résistances possibles à ces dévitalisations. C’est ce qui explique, a posteriori, je pense, mon choix — et mon immense fierté d’appartenir à ce genre. Encore une fois, nous sommes ceux qui peuvent interroger le présent plus que tout autre genre parce que notre présent, est, ultramajoritairement, technologique. Rapport aux autres, au monde, à soi, tout passe par ce paradigme que nous savons mettre en récit, en question, en jeu, en scène.

Pourquoi l’enjeu stylistique est-il si fondamental pour vous ? Et l’engagement philosophique ?

Alain Damasio : L’enjeu stylistique est une évidence pour moi. Ecrire sans chercher à assurer « le plein rendement des mots » comme disait Mallarmé, à quoi bon ? A quoi bon ne pas se servir de la puissance souple et ramifié de la syntaxe ? A quoi bon ne pas comprendre qu’un i est un clou sonore, la voyelle de la stridence, des hautes fréquences, de la minutie, qui déchire, strie, perce ? Et que le « on » est un phonème sombre, lourd, sourd, qui jette sa masse de ténèbres et de lenteur dans les mots ? Les peintres ont la couleur et le trait. Les sculpteurs ont la matière, la masse et le volume. Nous, nous avons le matériel sensible le plus pauvre de toutes les disciplines artistiques, le plus cérébral du coup, alors il faut l’utiliser dans toute sa richesse sonore, articulatoire et même optique en réfléchissant à l’impact des hampes et des jambages sur la lecture. « Paléolithique » n’a pas le même rythme visuel que « marmoréen ». « Femme » ne dit pas la même chose optiquement que « fille » avec son double l enlevé.

Croire que la SF, parce qu’elle est, dans le meilleur des cas, une littérature spéculative, n’a pas besoin, ou peu besoin d’un style, est un contresens. L’imaginaire exige du lecteur des efforts importants de production d’images, de visualisation intérieure des espaces et des personnages (dans son petit cerveau). Et cette « imagination » reste glacée, pauvre, forclose, si l’on ne donne pas au lecteur une information sensorielle riche qui va ancrer l’univers, le faire exister, vibrer, parler, le faire sentir. Le style, alors, est un précieux apport, c’est lui qui apporte la vie là où ne se tient, au départ, qu’un concept. On peut décrire un vaisseau spatial à la Star Wars avec quelques mots, mais vous n’y serez pas si vous ne sentez pas le plastique tiède des rambardes, le chuintement brutal des sas, l’écho vide et froid des pas, l’odeur de sueur cuite et de chaussettes des chambres mal ventilées. Des écrivains comme Léo Henry, comme David Calvo, comme Volodine, font ça à merveille.

Pour la philosophie, ce serait une réponse en dix pages qu’il faudrait. Disons que je suis un écrivain qui est resté bloqué dans les années soixante-dix, à l’époque rayonnante des Foucault, Deleuze, Sartre, Lyotard, Baudrillard, à une époque où créer et résister relevait du même geste, de la même évidence, où rien n’était plus vulgaire que de jouer l’auteur, que de croire même que la fonction auteur, que l’aspect biographique des œuvres, que le narcissisme d’auteur, n’était autre chose que l’inverse de toute noblesse. On a largement oublié ça aujourd’hui. Vouloir porter un message est suspect, regardé comme une beauferie, presque, ou un orgueil insupportable. On ne doit exprimer que le plus strictement individuel, chacun dans sa boîte, dans ses ressentis, chacun restituant par son petit filtre la misère affective de l’époque. Rongeasse de la littérature blanche, que conjure heureusement des créateurs hors norme, comme toujours.

Je n’ai jamais rien écrit sans penser à ce que je pouvais apporter aux lecteurs en terme de valeurs, de « messages », de conduite de vie, d’ouverture mentale ou spirituelle, de réflexion philosophique. J’écris pour faire réfléchir, d’abord et avant tout. Je n’écris surtout pas pour divertir, ni faire rêver, ni provoquer de l’émotion, ce Graal à la con, ou encore de la catharsis. J’écris pour que le lecteur, quand il referme le livre, ou même avant, s’il le lâche, en sorte transformé, énergétiquement plus habité, intellectuellement remué, éveillé, énervé peut-être. Et surtout, j’écris pour qu’il ait un peu plus envie de vivre en sortant de mes livres qu’il l’était en y entrant. C’est sans doute ma dimension épique intestine. Pour moi, la philosophie est et restera la discipline reine. Un grand philosophe n’a pas d’équivalent. Bergson justifie et annule à lui seul la médiocrité millionnaire des existences vides. Deleuze ajoute chaque nuit une étoile à la voûte. Ce qu’ils ont fait empêche de jamais désespérer de l’humain. Ils prouvent que la beauté est possible, réelle, implacable.

Quelle importance accordez-vous à l’innovation dans la littérature ? Quel regard portez-vous sur le monde de l’édition aujourd’hui ?

Alain Damasio : L’innovation en littérature est à mes yeux la condition même du droit à écrire. À quoi sert-il d’écrire encore et toujours les mêmes livres, ou une millième variation de la fantasy, de la SF de genre, ou une copie subtile et forcément dégradée des plus grands, ou comme le disait Palahniuk, plus généralement, à propos de l’époque, « a copy of a copy of a cop »y ? Nous crevons littéralement de la production culturelle mondiale.

Nous crevons de la prolifération de livres moyens ou médiocres, écrits vite, par des auteurs moyens, pressés, bâclant, considérant la littérature comme un métier, édités par des éditeurs qui doivent faire tourner leur boutique fragile, diffusés par des diffuseurs qui veulent continuer à faire leur fric, vendus par des libraires qui ne savent plus comment suivre cette production, comment même l’éponger, la porter aux lecteurs, et lus enfin, ces livres, par des lecteurs perdus, incapable de s’orienter dans ce dégueulis gigantesque de textes censés les divertir, censés les édifier et qui ne portent rien d’autres que la frénésie éditoriale actuelle.

Un éditeur digne de ce nom devrait avoir comme critère premier, sinon exclusif, la singularité indiscutable de ce qu’il publie. Et quand je dis singularité, j’entends le caractère d’un livre, d’un auteur, d’un univers ou d’un style qui n’a pas son équivalent, qui est un hapax, une pièce d’art unique, un surgissement. Qui n’était, dans l’idéal, même pas imaginable avant de l’avoir lu. Ce dont on meurt, c’est des livres déjà écrits avant même de l’avoir été.

Mais tout ça a été dit magistralement par Deleuze dans Pourparlers, en 1980 déjà !

Le complot des imitateurs

« Comment définir une crise de la littérature aujourd’hui ? Le régime des best-sellers, c’est la rotation rapide. Beaucoup de libraires tendent déjà à s’aligner sur les disquaires qui ne prennent que des produits répertoriés par un top-club ou un hit-parade. (…). La rotation rapide constitue nécessairement un marché de l’attendu : même l’« audacieux », le « scandaleux », l’étrange, etc., se coulent dans les formes prévues du marché. Les conditions de la création littéraire, qui ne peuvent se dégager que dans l’inattendu, la rotation lente et la diffusion progressive sont fragiles. Les Beckett ou les Kafka de l’avenir, qui ne ressemblent justement ni à Beckett ni à Kafka, risquent de ne pas trouver d’éditeur, sans que personne s’en aperçoive par définition. Comme dit Lindon, « on ne remarque pas l’absence d’un inconnu ». L’U.R.S.S. a bien perdu sa littérature sans que personne s’en aperçoive. On pourra se féliciter de la progression quantitative du livre et de l’augmentation des tirages : les jeunes écrivains se trouveront moulés dans un espace littéraire qui ne leur laissera pas la possibilité de créer. Se dégage un roman standard monstrueux, fait d’imitation de Balzac, de Stendhal, de Céline, de Beckett ou de Duras, peu importe. Ou plutôt Balzac lui-même est inimitable, Céline est inimitable : ce sont de nouvelles syntaxes, des « inattendus ». Ce qu’on imite, c’est déjà et toujours une copie. Les imitateurs s’imitent entre eux, d’où leur force de propagation, et l’impression qu’ils font mieux que le modèle, puisqu’ils connaissent la manière ou la solution. »

Gilles Deleuze, Pourparlers

Alors est-il possible encore d’innover aujourd’hui ? Absolument et d’autant plus si l’on écrit de la science-fiction qui reste, avec la poésie, le champ littéraire le plus complètement ouvert en terme formel et narratif. Innover en terme de conduite de récit, en terme de structure, en terme d’énonciation (narrateurs, points de vue), en terme de style évidemment reste un horizon vital, qui justifie et appelle l’acte d’écrire. Lisez simplement la prose de Mallarmé, ou lisez une pièce de Novarina et essayez simplement de compter le nombre d’inventions syntaxiques, grammaticales, poétiques, que leur texte font proliférer. C’est tout bonnement prodigieux.

Nous arrivons à un stade d’accumulation et d’archivage littéraire mondial qui rend douteux la nécessité même d’écrire un livre nouveau, tant les chef d’œuvres déjà présents nous surplombent. À titre personnel, c’est un incroyable facteur d’inhibition qui, chaque année qui passe, me fait douter un peu plus de l’utilité que j’aurais à ajouter un livre de plus à tout cela. De toute façon, je pense encore écrire Les Furtifs, puis le tome II de La Horde du Contrevent, qui a toujours été conçu comme un diptyque, puis peut-être un ultime roman et ce sera bien suffisant, suffisamment probe comme ça !

Vous présentez La Zone du Dehors comme un livre de combat. Et La Horde du Contrevent comme une allégorie de la vie : plus large, plus mûre. Quelle est votre prochaine étape dans ce cheminement ?

Alain Damasio : Un livre d’émancipation — au sens étymologique : apprendre à lâcher la main de big mother qui nous couve. Un roman qui soit capable de redonner à la liberté intérieure et collective toute sa puissance, toute sa beauté. Un livre qui réponde coup pour coup à notre époque dévitalisée et désaffectée, qui redonne de l’air dans la saturation suturée qui nous ferme. Un livre de vie — mais pas religieux : athée, radicalement immanent — et spirituel pourtant, portant une philosophie plus concrète encore que La Horde ou La Zone, plus directe, plus sanguine. Tous mes livres ont tâché de répondre à la question « comment être vivant ? » dans une époque calme, pacifiée et furieusement molle. Mon roman Les Furtifs poursuit cette quête autrement à un moment historique où la traçabilité et le Big Data deviennent l’horizon d’un contrôle et d’une gestion effroyablement serrée de nos existences. Nous n’avons jamais voulu être autant tranquilles d’avance, autant sécurisés qu’aujourd’hui en occident. C’est la vitalité qui paie le prix fort de ce désir fade et morbide de sécurité. C’est contre ça que j’essaie de m’élever et d’écrire.

Quels conseils auriez-vous à donner à des auteurs débutants ?

Alain Damasio : Lire le moins possible. S’en tenir à quelques auteurs vitaux, cruciaux, pour soi, qu’on devine vite après un premier balayage. Et les relire. Et en détacher les phrases les plus puissantes et tenter de comprendre comment ça naît, comment ça se déplie, pourquoi c’est si fort.

Lire la Lettre à un jeune poète de Rilke et juste se demander, comme il le demande au poète, dans la plus silencieuse de vos nuits « dois-je écrire ? ». Si la réponse n’est pas évidente, faites autre chose ! La question la plus profonde à se poser en écriture, en art en général, est : est-ce que je crée du fond de mes tripes pour amener à la lumière quelque chose que je sens vital pour les gens, ou est-ce que je voudrais être reconnu et salué pour ce que je crée ? Ce sont deux rapports au lecteur, au monde, foncièrement différents.

La majorité de ceux qui écrivent pour de mauvaises raisons pensent au lecteur, à l’édition, au journaliste qui lira, aux sites où ils pourront être lus, reconnus. Ils écrivent pour l’image que ça leur donnera d’eux-mêmes. Un véritable artiste se reconnaît à mon sens toujours à ça : ils ne se posent pas la question de la réception, jamais. C’est un feu qui brûle et qui crée parce qu’il ne peut plus respirer sinon. « Du possible, sinon j’étouffe ».

Quelle est la plus belle phrase que vous ayez écrite ? Et la plus belle que vous ayez lue ?

Alain Damasio : Peut-être : « le cosmos est mon campement » si l’on s’en tient à la compacité. Mais une belle phrase, c’est compliqué à définir : parfois il s’agit de la beauté de la syntaxe, parfois c’est le sens qui est très beau, parfois le jeu des sonorités. « Apprendre à respirer sans en avoir l’air » ou « Soyez complices du crime de vivre » sont beaux par le sens.

Ou c’est parfois une simple image, comme celle-ci, qui me revient, de La Horde : « Elle avait des yeux d’un bleu d’orage, d’un bleu si dense que je l’imaginais, pleurant, faire des trous de ciel dans son mouchoir. »

Ou c’est le mouvement de la syntaxe qui épouse si bien la sensation que la phrase est juste :
« Je n’imaginais pas grand chose, je n’avais même pas l’expérience ou un tantième de la surface de vécu qui eut pu me suggérer ce qu’elle avait pu faire ou vivre, et avec qui, je sentais juste, par extrapolation pauvre, l’ampleur du bonheur qui la secouait encore, sous une sorte de résonance assourdie, presque prolongée sous mes yeux. « 

Ou encore un scène d’action hachée :

« Tout partit d’un plané latéral presque nonchalant, puis ce fut littéralement dingue — Silène décrocha brutalement de trente mètres, toucha le sol, rebondit à quarante mètres et entama une torche longue rythmée de déplis foudroyants — de zigzags secs, d’à-coups, frasques, et d’un jeu si chaotique de vrilles et de spasmes pendulaires qu’il était à peine concevable que l’aile ne se déchira pas — puis tout entra en décalé-vif, écart-bref, l’altitude, la vitesse, virements de bord, la cadence — au mépris de toute continuité naturelle, ce fut fou, magnifique, alternant l’infime et l’immense, la lenteur et la foudre, l’obtus, l’aigu, le courbe — la hache et la serpe, ça ne ressemblait à rien ni à personne, c’était une syntaxe inouï du mouvement, quelque chose qu’aucun oiseau nul vent n’atteindrait jamais, parce qu’au, puisqu’il, plié-ouvert, flécha — et il toucha ! »

La plus belle phrase que j’ai lue, ce serait sans doute chez Mallarmé, Artaud ou Novarina que je la trouverai. Il y en a des dizaines… Mais je pourrais aussi citer Deleuze, amplement, ou Nietzsche, ou la fameuse de Spinoza.

Par exemple, chez Mallarmé :

« Je goûterai le fard pleuré par tes paupières,
Pour voir s’il sait donner au cœur que tu frappas
L’insensibilité de l’azur et des pierres. »

Ou :

« Muet muet entre les ronds
Sylphe dans la pourpre d’empire
Un baiser flambant se déchire
Jusqu’aux pointes des ailerons
Si tu veux nous nous aimerons. »

Ou encore :

« L’œuvre pure implique la disparition élocutoire du poëte, qui cède l’initiative aux mots, par le heurt de leur inégalité mobilisés; ils s’allument de reflets réciproques comme une virtuelle traînée de feux sur des pierreries, remplaçant la respiration perceptible en l’ancien souffle lyrique ou la direction personnelle enthousiaste de la phrase. »

Ou :

« Narrer, enseigner, même décrire, cela va et encore qu’à chacun suffirait peut-être pour échanger la pensée humaine, de prendre ou de mettre dans la main d’autrui en silence une pièce de monnaie, l’emploi élémentaire du discours dessert l’universel reportage dont, la littérature exceptée, participe tout entre les genres d’écrits contemporains. »

Artaud :

« Je vois, à l’heure où j’écris ces lignes, le visage rouge sanglant du peintre venir à moi, dans une muraille de tournesols éventrés, dans un formidable embrasement d’escarbilles d’hyacinthe opaque, et d’herbages de lapis-lazuli. »

Deleuze & Guattari :

« On est devenu comme tout le monde, mais à la manière dont personne ne peut devenir comme tout le monde. On a peint le monde sur soi, et pas soi sur le monde. On ne doit pas dire que le génie est un homme extraordinaire, ni que tout le monde a du génie. Le génie, c’est celui qui sait faire de tout-le-monde un devenir. »

Nietzsche :

« Fermer les yeux sur bien des choses, s’abstenir de les écouter, ne pas les laisser venir à soi, c’est le premier commandement de la sagesse, la première façon de prouver qu’on n’est pas un hasard mais une nécessité. Le mot qu’on emploie couramment pour désigner cet instinct de défense, c’est celui de « goût ». »

Spinoza :

« Personne ne sait ce que peut un corps. »

***

~ Propos recueillis par Antoine St. Epondyle en 2014, pour le webzine littéraire Les Bouquinautes aujourd’hui fermé.

Merci Alain pour tes réponses à mes questions, ta patience sous le feu roulant des relances – et à Marmotte pour nous avoir, à l’époque, mis en contact.

***

A lire : 

A lire : mon autre interview d’Alain Damasio : fictions sonores et techno-critiques.

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A voir et écouter : notre débat sur la créativité du futur avec Ariel Kyrou et Alain Damasio pour Le mouton Numérique.

mouton numérique créativité

5 Commentaires

  1. Une BD a été adaptée de La Horde. Mon fils l’a achetée hier, je l’ai déjà lue.
    La préface de Damasio vaut le coup déjà! Et la BD, un peu chargée à mon sens, la 1ere partie ne fonctionne pas bien à mon sens, problème du dessin, mais j’attends tout de même la suite.

  2. Un regard très intéressant, on sent qu’on a affaire à un véritable écrivain. Cela dit, je ne suis pas entièrement d’accord avec sa dévalorisation systématique des imitateurs. Certes, comme il le dit, certains imitent les plus grands noms pour tenter de capter leur succès commercial. Mais je pense que d’autres peuvent imiter par admiration, par souci de rejoindre autant que possible un auteur qu’ils considèrent comme un modèle. Créer une oeuvre originale, c’est génial ; créer un oeuvre qui parvient à capter quasi parfaitement le style d’une autre, c’est très bien aussi. Une belle imitation mérite qu’on s’y intéresse.

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